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LE RÉGIME DE TRAVAIL IMMIGRANT EN AGENCE DE PLACEMENT TEMPORAIRE

2. LA DÉQUALIFICATION PROFESSIONNELLE 1 L’immigration au Canada ou la régression professionnelle

2.8. La situation familiale

Pour terminer cette section sur les processus de déqualification des travailleurs immigrants qualifiés, on note l’importance des responsabilités familiales dans les choix et les stratégies des personnes quant à leur situation en emploi. Autrement dit, nos intervenants montrent que leur situation familiale interagit avec leur situation socioprofessionnelle et conditionne aussi leur capacité de réaction face à la déqualification et la précarité. Or, il apparaît avec les participants que ces processus renvoient notamment à la répartition traditionnellement sexuée des rôles dans les familles, mais aussi aux politiques d’immigration qui encadrent de manière très stricte les possibilités de réunification des membres d’une même famille. On doit donc tenir compte du fait que la situation familiale des personnes est systématiquement encadrée par une régulation de l’immigration qui conditionne la présence des conjoints et des enfants, qu’ils arrivent en tant qu’immigrants acceptés avec le demandeur principal, ou qu’ils soient parrainés depuis le Canada dans le cadre du regroupement familial.

2.8.1. Les conditions du regroupement familial

Lorsqu’ils ont dû immigrer sans leurs familles, comme c’est le cas des personnes qui ont fait leur demande d’asile dès leur arrivée à l’aéroport, les participants se sont alors engagés dans les démarches du regroupement familial, afin de faire venir leurs épouses et leurs enfants. C’est le cas de Francis ou Christian qui ont entamé les procédures dès que leurs situations financières remplissaient les conditions. Car, au niveau fédéral comme au provincial, les règles du parrainage du regroupement familial exigent du parrain qu’il détienne les conditions

financières lui permettant de subvenir aux besoins des membres de sa famille pendant tout le temps de l’engagement du parrainage, qui court pendant trois ans après l’arrivée d’un conjoint ou d’un enfant de plus de 13 ans et allant jusqu’à 10 ans pour les autres parents120. Cela implique qu’avec l’exigence d’un montant brut de revenu pour démontrer ses capacités financières121, on exige implicitement un emploi durable de la part du parrain. Qui plus est, le parrainage qui est défini comme « un engagement contractuel entre [le parrain] et le gouvernement du Québec, en faveur d'une personne parrainée », implique l’engagement du premier « à ce que cette personne et les membres de sa famille qui l’accompagnent ne soient pas une charge financière pour la société d’accueil »122. Le parrain est donc légalement tenu de rembourser des sommes qu’une personne parrainée pourrait avoir reçues sous la forme de l’aide financière de dernier recours (aide sociale), de certaines prestations médicales ou si elle a eu recourt à un centre public d'hébergement et de soins de longue durée.

On note premièrement l’aspect particulièrement restrictif de ces conditions de parrainage qui encadrent le regroupement familial et qui illustrent une régulation plutôt conservatrice de l’immigration, en cela que les conditions particulièrement difficiles à remplir pour accueillir les membres de sa famille, semblent être conçues de manière dissuasive. Ensuite le fait d’interdire l’accès à un certain nombre de mesures à l’aide sociale, semble participer d’une dynamique néolibérale des États qui restreignent le recours à l’État dans la distribution de la solidarité et qui font porter à l’individu, aux familles et au secteur communautaire, le poids de celle-ci.

120 Site du MIDI : https://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/immigrer-installer/parrains- parraines/information-parrainage/duree-parrainage.html, consulté le 3 août 2016.

121 Les exigences financières demandées au parrain sont expliquées ainsi : « Vous devez démontrer que vous avez

disposé au cours des douze derniers mois des ressources financières suffisantes et que vous continuerez de disposer de ces ressources pendant toute la durée de l'engagement ».

Site du MIDI : https://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/immigrer-installer/parrains-parraines/information- parrainage/exigences-particulieres/normes-financieres/index.html, consulté le 3 août 2016.

122 Site du MIDI : https://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/immigrer-installer/parrains- parraines/information-parrainage/responsabilites-obligations.html, consulté le 3 août 2016.

Qui plus est, on note surtout l’effet structurant de ces mesures sur la situation en emploi des participants qui sont alors obligés de rester dans l’emploi précaire en agence – auquel ils ont été assignés par leur déqualification –, pour pouvoir montrer leurs capacités à subvenir aux besoins de leurs famille. Cette situation conditionne aussi possiblement la reprise d’études – au moins pour le temps de trouver du travail et de pouvoir accumuler une année en emploi –, et donc les capacités de mobilités professionnelles. On observe alors, que les règles qui encadrent le regroupement familial ont tendance à fixer les personnes qui y ont recours, dans leurs emplois précaires, sans pour autant qu’elles soient certaines de pouvoir y parvenir. Cinq ans et quatre ans se sont déjà écoulés depuis que Francis et Christian ont entamé leurs démarches respectives de regroupement familial et expriment leurs doutes sur son aboutissement.

Certains témoignages des participants confirment d’ailleurs que les conditions de l’immigration au Canada prennent la forme d’un sacrifice qui coïncide avec le fait d’acquérir la possibilité de faire venir d’autres membres de sa famille. Samuel parlant de l’immigration comme d’un investissement à long terme pour la famille : « C’est un sacrifice, mon problème… On dit tu donnes la possibilité à quelqu’un de vivre ici. De là cette personne, d’autres auront la possibilité de le suivre aussi… ». Or, étant venu avec son épouse et n’étant pas pressé pour s’engager dans le parrainage, Samuel qui va enfin pouvoir entamer une formation professionnelle, préfère attendre de trouver un emploi stable avant de faire venir ses enfants et ceux de son épouse nés d’un premier mariage, ainsi que ses parents.

2.8.2. Des conséquences de la répartition sexuée des responsabilités familiales

Par ailleurs, les responsabilités familiales représentent un coût financier très important dans le budget déjà réduit des participants qui ont leur famille à charge. Or, même lorsque l’épouse est en mesure de subvenir aux besoins de la famille, certains travailleurs expliquent avoir les responsabilités qui vont avec la répartition traditionnelle des rôles de genre dans la famille. Francis qui précise venir d’une tradition très austère et conservatrice, explique alors que pour mieux conserver son pouvoir de chef de famille, il doit préserver son rôle d’homme pourvoyeur.

« Pour protéger ton ascendance, il faut t’occuper de ta maison, sans demander à la femme. Parce que si vous partagez les charges, il n’y a plus de chef. Alors que chez nous, l’homme est le chef de famille… Donc ça te confère certaines responsabilités qui ne te permettent pas d’obliger la femme à partager également les charges avec elle ». (Francis)

Ainsi, sur son salaire mensuel de 1400$, ce sont approximativement 400$ que Francis déclare envoyer à sa famille restée en Afrique et qui couvrent le quart des dépenses familiales. Il explique que même si les besoins sont variables avec « parfois des situations compliquées » qui demandent de « venir en aide, en plus des dépenses normales », la règle du partage des responsabilités financières est très claire : « Je prends les 3/4 et ma femme pourvoit au 1/4 des besoins. Avec le reste elle fait ce qu’elle veut », explique-t-il. Même s’il avoue cependant que « si je ne peux pas donner tout ce que je dois, c’est elle qui va dépasser son quota pour aider », on note tout de même un partage du pouvoir entre les sexes, qui impose à Francis un effort financier susceptible d’accentuer sa précarité.

Pour Samuel, le poids de la répartition sexuée des responsabilités familiales a été déterminant depuis le choix de venir s’installer au Canada et aboutissant à une rupture dans le parcours professionnel de son épouse. En effet, installés en Italie depuis neuf années, pour y avoir premièrement étudié, Samuel ne réussissait pas à trouver un emploi, alors que son épouse avait déjà un poste de pharmacienne depuis cinq ans et était la principale pourvoyeuse du foyer. Seulement, cette situation ne convenait pas à Samuel qui ne souhaitait pas laisser son épouse seule au travail. Avec l’espoir de trouver un marché du travail canadien plus favorable, la décision fut prise de déposer sa candidature pour la résidence permanente.

« Vu la situation avec la crise économique en Europe, les gens ne parvenaient pas à trouver la solution. La situation ne faisait qu’empirer. Ma femme, quand même, elle est pharmacienne, elle, elle travaillait. Mais moi je ne trouvais pas de travail. J’ai dit : « Qu’est-ce qu’on fait ici? Tu ne peux pas travailler seule toute ta vie. ». Parce que même les travaux d’agences en Italie, ce n’est pas donné. Ce n’est pas donné. Le travail qu’on fait ici c’est facile à trouver. Là-bas, ce n’est pas donné. T’sais même là où il faut aller se casser le dos, il faut que quelqu’un te recommande … Là-bas c’est le paroxysme de la recommandation en Italie ». (Samuel)

Mais, arrivant au Québec avec l’espoir que ce sera facile pour son épouse de trouver un emploi de pharmacienne, le couple se rend rapidement compte que c’est la déqualification qui les attend tous les deux. Parlant de son épouse : « Elle est frustrée, vraiment puisque… Elle est arrivée ici, elle pensait que ça pouvait être facile, comme on croyait tous les deux ». Alors que

son épouse est enceinte, Samuel a finalement récupéré toute la responsabilité de pourvoir financièrement aux besoins de sa famille, avec toutes les implications que cela implique en termes de précarité.

Le parcours de Samuel et de son épouse montre que les représentations culturelles des personnes en matière de répartition sexuée des rôles dans la famille, incitent les individus à faire des choix qui sont rendus possible par des programmes d’immigration facilitant l’arrivée de candidats diplômés et expérimentés. On observe ici comment les programmes canadiens de l’Immigration permanente rencontrent les aspirations des personnes, pour produire finalement des situations de déqualification professionnelle qui retombent ultimement sur les immigrantes qui subissent encore plus durement la déqualification sur le marché du travail (Chicha et Charest 2009, Chicha 2012).

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