• Aucun résultat trouvé

STRUCTURENT LA PRÉCARITÉ DES IMMIGRANTS ET DES MIGRANTS TEMPORAIRES

Encadré 2.3. : Un regard sur les politiques publiques comme production de sens et moyen de structurer le monde social

7.1. L’immigration permanente au canada 1 (Im)migration et qualification

7.1.2. La Réforme de 2015 accentue la marchandisation de l’immigration

Si l’immigration économique est historiquement articulée aux exigences des marchés du travail en termes de recrutement de main-d’œuvre et donc de qualifications recherchées (Simmons 2010, Alboim et Cohl 2012), la dernière grande réformede l’immigration entrée en vigueur en 2015 et portée par le ministre conservateur C. Alexander79, a accentué davantage l’articulation des politiques d’immigration aux objectifs économiques du Canada. Ainsi, le nouveau système Entrée express a pour objectif de rendre plus facile et rapide la sélection des immigrants qualifiés80 selon les besoins identifiés des marchés du travail. Organisé comme un bassin de candidats répondant aux critères de la présélection, « les employeurs canadiens et les gouvernements provinciaux choisissent alors les meilleurs candidats, qui seront invités par le gouvernement fédéral à postuler pour la résidence permanente canadienne »81. Il va sans dire que les « meilleurs candidats » sont ceux dont les profils rencontrent les besoins immédiats des marchés de l’emploi qui bénéficient avec le système Entrée express d’une plus grande flexibilité pour accéder à une main-d’œuvre qualifiée. La qualification des personnes est donc un prérequis qui fonde la sélection des immigrants, mais n’est pas suffisante pour l’accession à la résidence permanente, qui devient alors grandement dépendante de la conjoncture du marché de l’emploi.

79 Sur la page Wikipedia de présentation biographique du politicien, on peut lire ceci : « Christopher A. Alexander sponsored Bill C-24, the Strengthening Canadian Citizenship Act, which changed the residency requirements for gaining citizenship to reduce the numbers of "Canadians of convenience" with weak bonds to the country. The bill also allowed the Citizenship and Immigration Minister to revoke Canadian citizenship from dual citizens convicted of treason, espionage, or terrorism charges as well as those who engaged in armed conflict against Canada, which effectively created a two-tier Canadian citizenship », https://en.wikipedia.org/wiki/Chris_Alexander_(politician), consulté le 02 juillet 2016.

80 Le système Entrée express inclut le Programme des travailleurs qualifiés (fédéral), le Programme des travailleurs de métiers spécialisés (fédéral) et la catégorie de l’expérience canadienne, ainsi que d’une portion du Programme des candidats des provinces, http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/rapports/ee-mi-exercice- 2015.asp, consulté le 20 juillet 2016.

Plus encore, l’objectif explicite de ce système est de faire des employeurs des acteurs à part entière du recrutement des immigrants. Le site du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté nous informe ainsi :

« Entrée express augmente également la capacité du système d’immigration de répondre aux besoins du marché du travail grâce au rôle accru des employeurs, qui jouent maintenant un rôle pus direct dans le recrutement des immigrants économiques à l’aide du nouveau système. Lorsqu’un employeur n’est pas en mesure de trouver un Canadien ou un résident permanent qualifié pour occuper un emploi, il peut maintenant être jumelé à des candidats à l’Entrée express qualifiés, par le truchement du Guichet emplois du gouvernement du Canada ». (CIC 2015)82

Le passage à ce nouveau système a par ailleurs donné plus d’importance à certains

autres critères retenus dans le comptage des points des candidats, comme les caractéristiques

socioprofessionnelles du conjoint qui accompagne le demandeur principal83 (confirmant ainsi l’importance donnée aux niveaux de qualification des personnes), l’âge (valorisant en priorité les 18-35 ans84), le fait d’être candidat d’une province ou d’avoir déjà eu une expérience professionnelle au Canada, et enfin, de nouveaux critères démontrant la transférabilité des compétences. Le système de pointage est ainsi « passé de 67 points maximum dans l’ancienne mouture, à 1200 points maximum que les candidats peuvent aller chercher en répondant au questionnaire d’Entrée express », explique Kathleen, ancienne membre de la fonction publique canadienne. Et de continuer : « Donc on se donne les moyens d’une ventilation beaucoup plus large de points par critères, pour aller chercher les gens qu’on veut, selon des critères très spécifiques. Ça donne énormément de flexibilité dans la sélection ». Par ailleurs, notons que sur les 1200 points disponibles, 600 sont automatiquement attribués pour être

82 Rapport de mi-exercice sur Entrée express, CIC : http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/rapports/ee-mi- exercice-2015.asp, consulté le 20 juillet 2016.

83 Le niveau de qualification et l’expérience professionnelle du conjoint accompagnant le demandeur principal sont pris en compte de manière égale dans le traitement de la demande. Le conjoint peut par exemple, recevoir davantage de points que le demandeur principal s’il est plus diplômé ou s’il a une expérience professionnelle plus valorisée.

84 Sur un maximum de 100 points octroyés dans la section âge, on remarque une variation de 70 à 100 points pour les catégories allant de 18 à 35 ans. Avant et après ces deux âges respectifs, les points vont de 65 à 0.

demandé par un employeur spécifique dans le Programme des travailleurs qualifiés85, ou pour être issu du Programme des candidats des provinces86, renforçant ainsi la priorité donnée aux besoins des employeurs et des provinces en matière de recrutement de main-d’œuvre. Et Kathleen de résumer ainsi l’idée qui réside au cœur du système de sélection des immigrants : « On leur demande [aux candidats] de remplir leurs profils, et nous on va chercher des profils d’immigrants qui sont… désirables pour le marché du travail ».

Le système Entrée express semble ainsi convertir de la manière la plus explicite qui soit, le système de l’immigration permanente en agence de recrutement tourné vers l’international, en incorporant les critères de l’emploi qualifié au droit de s’installer durablement sur le territoire. Ainsi, Entrée express fonctionne comme un marché fermé où la demande (les employeurs) accède à une offre de main-d’œuvre soigneusement présélectionnée par les services fédéraux de l’immigration. Prenant en compte des critères qui reproduisent ceux recherchés par les entreprises canadiennes, le ministère de l’Immigration et de la Citoyenneté du Canada joue ainsi le rôle d’une agence de recrutement des travailleurs sur les marchés de l’emploi, s’apparentant davantage à une mission d’agence publique d’emploi consistant à mettre en lien travailleurs et employeurs.

Ainsi, pour les Programmes des travailleurs qualifiés et des travailleurs de métiers spécialisés, ce modèle de gestion de l’immigration permanente place les employeurs comme des acteurs de premier plan dans la sélection des futurs citoyens canadiens. Dans ces programmes, l’État fédéral laisse donc le soin aux entreprises de choisir les immigrants désirables pour le Canada, – leur désirabilité étant avant tout celle de leur force de travail –, constituant un pas de plus vers ce que certains auteurs ont appelé la privatisation de

85 Ce Programme des travailleurs qualifiés correspond à l’ancien Programme des Travailleurs étrangers temporaires qualifiés/spécialisés (PTET-S) qui était classé dans la migration temporaire jusqu’à 2015, bien qu’il ait déjà permis l’accès à la résidence permanente.

86 Kathleen, ancienne membre de la fonction publique canadienne explique que Le Programme des candidats des provinces correspond aux accords passés entre les provinces et le gouvernement du Canada, la plupart ayant négocié des « niches prioritaires » dans la sélection des immigrants, pour des besoins particuliers régionaux dont Ottawa reconnaît la nécessité de les combler. Seul la province du Québec a pu historiquement récupérer intégralement la compétence de la gestion de son immigration, qui passe ultimement par le système d’Immigration Canada.

l’immigration87, – au sens où elle est ultimement choisie par des acteurs privés défendant leurs intérêts, – et questionnant profondément le sens attribué à la citoyenneté canadienne. Dans ce cas, l’État met à disposition des moyens législatifs et administratifs concrets afin de satisfaire certains besoins spécifiques des acteurs du marché du travail, passant à une phase opérationnelle de son partenariat avec les milieux des affaires (Brunelle 2003), privatisant ainsi ses institutions et laissant les rapports marchands définir les priorité de son action, comme mode privilégié de régulation sociale (Supiot 2010).

D’ailleurs, ce modèle d’immigration économique réduit la figure de l’immigrant à sa capacité de vendre sa force de travail sur le marché de l’emploi, déterminée par des critères principalement liés au capital humain88 qu’ils possèdent, incluant l’âge, le niveau de scolarité, la maitrise d’une langue officielle et l’expérience de travail au Canada, à la transférabilité de ses compétences89 (à travers la scolarité et l’expérience de travail à l’étranger), ainsi qu’à l’attente dont il fait l’objet par un employeur, s’il appartient à la catégorie des travailleurs qualifiés ou par une province, s’il en est un candidat90. En d’autres termes, c’est la valeur marchande d’un candidat sur le marché du travail, qui conditionne son éligibilité à la résidence permanente. Cette politique publique de recrutement de main-d’œuvre immigrante institutionnalise donc la marchandisation de l’immigration permanente, répondant aux mêmes dynamiques ultralibérales qui ont abouti à la remarchandisation du travail depuis le tournant des années 1980, comme nous l’avons mentionné plus avant. Alors que la remarchandisation du travail, allant de pair avec l’individualisation du rapport salarial, a consisté à replacer l’individu dans l’obligation de vendre ses qualités sur le marché du travail, comme unique moyen de subvenir à ses besoins et d’être reconnu socialement (Yerochewski 2014), pour sa part, l’immigrant n’a pas échappé non plus au mode néolibéral de régulation sociale, placé

87 Rejoignant l’idée de Boti et Guy développée dans le documentaire La fin de l’immigration (2012 prod. Multimonde) que je cite dans la section 5.1 et qui décrit l’instrumentalisation de certains programmes d’immigration temporaires à des fins économiques et d’emploi, faisant concurrence à l’immigration permanente classique et aboutissant au transfert de l’État vers les employeurs, de la compétence consistant à sélectionner les migrants temporaires et certaines catégories d’immigrants permanents arrivant au Canada.

88 Le capital humain constitue la section A des facteurs pris en compte pour le comptage des points des candidats. 89 La transférabilité des compétences constitue la section C des facteurs pris en compte pour le calcul des points. 90 Des points en prime sont attribués pour ces deux catégories dans la (dernière) Section D.

qu’il est dans l’obligation de montrer sa capacité de produire de la valeur économique, afin d’accéder au droit de rester et d’obtenir la citoyenneté. Dans les deux cas, on organise une mise en concurrence des individus qui sont définis selon leur capacité de participer au marché du travail. La marchandisation des conditions d’accès à la citoyenneté pour les immigrants interroge alors plus largement les conditions de l’exercice de la citoyenneté pour tous les Canadiens soumis à une remarchandisation du travail et des rapports sociaux.

Outline

Documents relatifs