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CADRE ET PERSPECTIVES THÉORIQUES

Encadré 2.1. Une économie politique de la société salariale Des conditions idéales à la crise

À partir de 1945, les États-providence bénéficient d'un contexte économique et sociopolitique favorable à leur expansion. L'édification de ce modèle d'État qui place le bien-être social des citoyens au coeur de son action, se comprend selon Polanyi (1944), en regard de la période historique précédente qui est caractérisée par le libéralisme économique qui contient l'idée d'un « système de marché autorégulé », aboutissant à la grande récession des années 1930, à la montée des protectionnismes et des fascismes en Europe et à la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période

libérale, l'idée de l'autorégulation du marché avait permis le désencastrement de l'économie, c'est-à-dire sa disjonction des sphères sociale et politique, favorisant la marchandisation de la terre, de la monnaie et du travail, donc des travailleurs. En d'autres termes, de l'idée de l'économie de marché était née une société de marché. Contre cette logique qui réduit en les annihilant progressivement, l'humain et la nature à des marchandises, La grande transformation (1944) aura consisté au réencastrement progressif de l'économie dans la société, dont le projet sociopolitique d'après-guerre est l'aboutissement1. Dans ce projet, la cohésion sociale devient une priorité politique des États. C'est autour de l'idée de justice sociale, seule condition à « une paix universelle et durable »2 entre les nations et au sein de chacune d'elle, que la Déclaration de Philadelphie fait consensus pour une majorité de pays signataires3 sous l'égide de l'OIT. Selon L'Esprit de Philadelphie (Supiot 2010), l'objectif de justice sociale soumet nécessairement l'organisation économique aux exigences de l'intérêt collectif que seul un État régulateur de l'économie et garant de la sécurité sociale des citoyens est susceptible de promouvoir. C'est aussi le fondement de la doctrine économique keynésienne selon laquelle « l'économie doit être non une fin, mais un instrument au service du social, géré par le politique » (Beaud et Dostaler 1996). Reconnaissant ainsi la pleine responsabilité de l'État en matière économique, le paradigme keynésien ouvre une période caractérisée par la prospérité.

Bien qu'elle se décline différemment selon les pays, la situation qui prévaut globalement entre 1945 et 1975 est caractérisée par une croissance économique soutenue et durable qui permet une situation de plein emploi. Ce contexte engendre une progression du pouvoir d'achat des ménages, qui à son tour participe au dynamisme de l'économie industrielle et tertiaire à travers une demande croissante en biens de consommation et services. Ce cercle vertueux assurant la prospérité favorise aussi l'extension des droits sociaux et des systèmes de protection sociale, organisée par des États- providence qui connaissent leur apogée (Merrien 2007), garantissant éducation, santé et travail à l'ensemble des citoyens. D'importants transferts sociaux permettent de protéger les individus contre les risques liés à l'impossibilité de travailler dans les cas de maladie, de chômage ou de vieillesse, participant ainsi à leur démarchandisation (Esping-Andersen 1990). Avec des configurations spécifiques à chaque pays, l'ensemble de la protection sociale est adossé au régime salarial de travail qui offre au travailleur un statut comprenant une sécurité du lien d'emploi, un revenu négocié collectivement ainsi que l'accès à des droits et à des protections (santé, assurances retraite / chômage). Dans ce contexte, le développement de l'État-providence aura largement contribué à l'émergence de ce que les sociologues ont appelé la société salariale (Aglietta et Brender 1984 ; Castel

1995), c'est-à-dire une société entièrement structurée autour de l’emploi salarié, apportant aux individus un statut, des droits et des protections. Réciproquement, cette société caractérisée par la montée des classes moyennes favorise la consolidation de l'État-providence. Associant plein emploi et protection sociale, cette période permet une hausse des niveaux de vie et voit diminuer les inégalités ainsi que la pauvreté.

Avec ses deux chocs pétroliers et ses crises économiques successives, la décennie des années 1970 marque une rupture avec le cercle vertueux de l'économie keynésienne. La croissance ralentit et provoque une augmentation progressive du chômage qui fait baisser la demande. Ce contexte associé à un déséquilibre démographique croissant entre actifs et inactifs tend à fragiliser la capacité des États-providence à développer à la fois l'économie et le social. L'interventionnisme se révèle de moins en moins efficace et les politiques économiques ne réussissent plus à contenir ni le chômage ni l'inflation qui participent à accroitre les problèmes sociaux de précarité, de pauvreté et d'exclusion. Ce contexte est alors favorable à la montée des thèses néolibérales qui attaquent les fondements de l'économie keynésienne et le rôle de l'État-providence. Selon une majorité d'économistes, la globalisation économique annonce le déclin du Welfare State dont le bilan est minutieusement décrié et dont le démantèlement est annoncé comme la solution à tous les problèmes. Dans le concert des critiques, le secteur de la protection sociale apparaît comme une charge pour l'économie et la société, car affaiblit la compétitivité des « pays développés » confrontés à une concurrence internationale de plus en plus forte, et impose un prélèvement de richesses jugé inacceptable. L'État- providence et la protection sociale ne constituent plus une réponse aux problèmes contemporains, mais sont maintenant considérés comme des problèmes. L'équation ainsi posée laisse le choix entre le plein emploi que rendrait possible la libéralisation du marché ou alors la protection sociale au détriment de l'emploi et de la croissance. La recette néolibérale consiste donc à libérer les forces du marché qui seraient « seules capables de bénéficier au plus grand nombre », en instaurant une concurrence généralisée, en déréglementant le travail et en favorisant la libre circulation des capitaux et des marchandises ; recette qui sonne comme un retour à l'idée d'autorégulation chère aux théoriciens classiques et libéraux.

Notes :

1 Le New Deal étasunien (1933) ou les avancées du Front populaire français (1936) en matière de régulations du travail ou de droits syndicaux témoignent des orientations prises par les gouvernements visant une extension des protections sociales ; orientations qui se verront institutionnalisées avec le Welfare State.

2 Cf. : OIT, préambule de la Déclaration de Philadelphie, mai 1944.

3 Le préambule déclare ainsi : « tous les êtres humains ... ont le droit de poursuivre leur

progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (1944).

2.2. La société salariale …

Revenant sur une longue histoire des rapports de l'humain au travail, Castel analyse qu'il aura fallu

« plusieurs siècles de sacrifices, de souffrances et d'exercice de la contrainte – la force de la législation et des règlements, la contrainte du besoin et de la faim aussi – pour fixer le travailleur à sa tâche, puis l'y maintenir par un éventail d'avantages ''sociaux'' qui vont qualifier un statut constitutif de l'identité sociale » (Castel 1995 :747).

Faisant écho à la construction de l'État providence qui aura émergé d'un long processus historique pour arbitrer le conflit entre un libéralisme économique destructeur de cohésion sociale et le projet possiblement révolutionnaire d'une partie du prolétariat (Esping-Andersen 1999 ; Merrien 2007), Castel nous rappelle que le salariat est devenu « une condition capable de rivaliser, et parfois de l'emporter sur les deux autres conditions qui l'avaient longtemps écrasé : celle du propriétaire et celle du travailleur indépendant » (id. :748). Il s'agit de comprendre dans son parcours historique le salariat qui est « parti de conditions basses de misère matérielle, d'indignité sociale, puis qui se consolide et devient un statut » (id. :750). S'est ainsi opérée une construction qui a associé travail et emploi d'une part, protections et garanties juridiques d'autre part, et qui fut rendue possible par un État social fort.

Castel montre ainsi comment cet État social s'est articulé dès ses origines autour des besoins générés par une société de plus en plus organisée autour du travail (id. :430). L'État social est ici compris comme un tiers émergeant pour arbitrer les relations irréconciliables entre d'une part, les œuvres de patronage qui échouent à canaliser les aspirations des classes inférieures et d'autre part, les travailleurs dont l'idéal révolutionnaire de renversement radical du rapport de domination, revendiqué par certains d'entre eux, ne parvient pas à s'imposer (id. :432). Dans ce contexte, l'État social dont la raison d'être est la recherche de la conciliation d'intérêts divergents permet selon l'auteur, « l'avènement de la propriété sociale (qui) représente un des acquis décisifs de la modernité (...) et qui reformule en de nouveaux termes le conflit séculaire entre le patrimoine et le travail » (id. :433). Se définissant en référence à la propriété des possédants déclinée en termes de capitaux et patrimoines, la propriété sociale désigne l’ensemble des droits et des protections qui sont garantis collectivement à l’individu47.

Partant de ce constat, Lesemann et D'Amours font état des principales caractéristiques de la société salariale qui se fonde sur la garantie d'un emploi tout au long de la vie pour la figure masculine du chef de famille, sur une répartition sexuelle du travail déterminant les rôles familiaux avec d'un côté les hommes pourvoyeurs et de l'autre les mères ménagères, sur un ensemble de mesures sociales protégeant les individus contre les risques de rupture du contrat salarial, sur un découpage ternaire des âges de la vie et enfin « sur l'identification au travail comme élément structurant des personnalités et garant de l'intégration et de la reconnaissance sociales » (Lesemann et D’Amours 2006 :70).

Dans le contexte, l'emploi type de la société salariale est un emploi salarié régulier, à temps complet, à durée indéterminée et menant à une carrière réalisée chez un unique

47 La propriété sociale est permise par le modèle Bismarckien des assurances sociales qui s'adresse aux actifs pouvant bénéficier de prestations en cas de maladie, vieillesse ou accident du travail, en contrepartie de leurs cotisations rendues obligatoires. Le système assurantiel qui s’étend à partir de la fin du XIXe siècle à nombre de pays occidentaux « actualise un modèle de solidarité » (id. :477) unissant les différentes parties du corps social considérées dans leur interdépendance. Pour Castel, « la portée fondamentalement innovante de ce recours à l'assurance tient à ce qu'elle fournit une matrice opératoire pouvant être appliquée à un nombre quasi infini de situations » (478). Retenons ici plus globalement le lien substantiel entre l'État social et ce qui va devenir la société salariale qui en est la condition d’existence autant que le résultat de la puissance croissante de l'État à structurer la société.

employeur tout au long de la vie. Les conditions salariales sont le plus souvent décidées après une négociation collective réalisée entre patronat et délégués syndicaux, encadrée par le droit du travail et arbitrée par les pouvoirs publics. La portée de la constitution du salariat se résume ainsi par les auteurs : « Plus qu'un mécanisme de rémunération ponctuelle d'une tâche, le salariat devient donc un véhicule de redistribution des richesses et d'accès à des droits collectifs et à des mesures de protection sociale » (Lesemann et D’Amours 2006 :71). Ces mesures dont l’ampleur dépend notamment du type d’État-providence (Esping-Andersen 1999), garantissent globalement les risques sociaux liés à l'impossibilité de travailler dans les cas de chômage, d’invalidité, de vieillesse, de maladie ou de naissance d'enfants. Le salariat est donc attaché à des droits de protection sociale rendus possibles par la solidarité entre différents groupes de travailleurs, ainsi qu'entre générations.

Enfin, dans un contexte où l'emploi salarié constitue « la matrice d'une condition sociale stable qui associe au travail des garanties et des droits » (Castel 1998 : 24-25), le travail occupe une place centrale dans la vie des individus, autant que pour la cohésion sociale. Le travail norme et donne sens au parcours des individus, constitue un mécanisme nécessaire de leur intégration sociale et structure les personnalités par l'identification au travail, lieu privilégié de la reconnaissance sociale. Dans ce contexte, le travail est donc la première matrice identitaire des individus qui sont avant tout ce qu'ils font comme métier. La nature du travail détermine ainsi la fonction et l'identité sociale de chaque individu, qui se distingue en appartenance à des groupes sociaux dont Castel pense qu’ils sont autant désunis que rassemblé par une logique de la distinction (Castel 1995).

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