• Aucun résultat trouvé

1. Distinction entre expérience, souvenir de l’expérience et expérience de souvenir

1.1. Le souvenir de l’expérience, une reconstruction de l’expérience vécue

Bien que les souvenirs des expériences soient généralement accompagnés chez l’individu d’une croyance selon laquelle ils sont une trace véridique de l’épisode originel (Brewer, 1986)33, la littérature sur la mémoire confirme qu’ils sont soumis à des oublis et/ou des distorsions au même titre que n'importe quelle autre information. Deux théories relatives au souvenir existent : la vue reproductive et la vue reconstructive.

1.1.1. La vue reproductive

La première, appelée vue reproductive, considère que les représentations mentales des expériences passées qui sont stockées sont extraites de la mémoire de manière intacte lors du rappel (Reber, 1985). « Une fois qu’un message ou une image est présent dans notre mémoire à long terme, il semble pratiquement ne jamais être oublié (e.g. Hunter 1964 ; Franzen et Bouwman 2001) » (Ehrenberg et al., 2002, p.10). Autrement dit, il y a correspondance entre ce que l'on vit et voit, et ce que l'on peut se rappeler par la suite.

33 La confiance subjective des personnes quant à la précision de leurs souvenirs peut être affectée sous certaines

119 1.1.2. La vue reconstructive

La seconde vue, appelée reconstructive, dont Bartlett (1932) a été l'un des fondateurs, considère que l'acte de se remémorer - autrement dit vivre une expérience de souvenir - implique une reconstruction de l'information et que ce processus peut mener à des imprécisions (Belli, Lindsay, Gales et McCarthy, 1994). Ces imprécisions peuvent avoir deux origines. "Thus, each memory event is dynamic and context-sensitive—it yields a repetition of a mental or physical event that is similar but not identical to previous acts. It is recategorical: it does not represent an original experience exactly" (Edelman, 2004, p.52). Le passé du consommateur se met ainsi constamment à jour pour s’adapter à l’évolution de sa connaissance personnelle et des contextes sociaux (Bruner, 1986 ; Neisser et Fivush, 1994). Il est possible d'observer un décalage entre le contenu de l'expérience vécue et le souvenir de celle-ci au moment où le passé et le présent se combinent pour donner naissance au souvenir (Schacter, 1996). Le contexte de rappel n’est pas le seul élément à influencer le processus de reconstruction puisque d’autres informations stockées sur le passé peuvent également entrer en ligne de compte. En l’absence de souvenirs épisodiques, l’individu peut rechercher des croyances dans sa mémoire sémantique et les utiliser pour reconstruire le passé.

Il est maintenant reconnu que les souvenirs sont des reconstructions et non des enregistrements passifs et littéraux de la réalité, et que leur qualité est déterminée par le passé, le présent et le futur de l’individu (Schacter, 1996). La multitude d’études qui ont pointé du doigt un certain nombre de distorsions de la mémoire dans différents contextes nous amène à inscrire notre recherche dans cette mouvance.

D’après cette vision, le souvenir d’un même événement est différent à chaque fois qu’il est rappelé, et la personne qui effectue ce rappel n’est pas consciente de ces changements (Bartlett, 1932 ; Braun, 1999 ; Braun-Latour et Zaltman, 2006 ; Loftus et Pickrell, 1995). Ce phénomène est principalement dû au fait que les motifs d’activation impliqués dans la récupération des informations sont différents à chaque fois qu’un événement est rappelé34 (Edelman, 2004). Pour illustrer le processus de reconstruction de la mémoire, les chercheurs font souvent référence au

34 "All of us assume that our memories inherently belong to us, accurately reflect reality, remain under our

conscious control, and influence us only when we 'call them up' or 'bring them to mind.' Yet recent research in psychology, biology, sociology and neuroscience reveals that our assumptions about memory are tenuous at best. Memories are malleable: not only do they fade or disappear over time, they change every time they come to mind, with every new human experience" (Zaltman, 2003, p.165).

120 travail du psychologue Ulrich Neisser (1981) qui a confronté les souvenirs de John Dean, attaché de presse du président Nixon, avec les enregistrements de leurs conversations. Il en est ressorti que même si John Dean était capable de restituer le sens général des conversations, des décalages existaient quant à leur précision, ce qui signifie que la mémoire se focalise davantage sur le sens général que sur les détails.

En effet, le caractère actif de ce processus de reconstruction permet à de nombreux biais cognitifs et motivationnels d’entrer en jeu (Bartlett, 1932). Il a ainsi été démontré que les témoins oculaires peuvent se souvenir de personnes ou d’éléments qui n'étaient pas sur les lieux du crime (Loftus et Pickrell, 1995), que les individus peuvent éprouver des difficultés à se souvenir du crash du premier avion dans le World Trade Center qu’elles ont vu à la télévision (Pezdek, 2003), et plus intéressant encore, des chercheurs ont mis en évidence ce phénomène de reconstruction dans les champs du marketing et de la communication (Braun, 1999 ; Hall, 2002 ; Zaltman, 2003). Enfin, d’autres recherches soutiennent l’idée que les personnes peuvent rechercher, se rappeler et changer leur interprétation du passé de sorte que les événements et elles-mêmes soient vus comme plus positifs (Greenwald, 1980). « La raison principale pour laquelle nous distordons la vérité est pour améliorer notre propre estime de soi » (Loftus, 1980, p. 145).

En conclusion, au-delà du fait qu’il tend à s’estomper ou à disparaître au fil du temps, le souvenir de l’expérience est malléable et peut changer à chaque fois qu’elle est rappelée (Zaltman, 2003). La sélection des souvenirs est essentielle pour assurer le bon fonctionnement de la mémoire (James, 1890/1950). Un système de mémoire qui conserverait chacune de ses expériences de manière indélébile serait trop lourd pour guider l’individu dans ses préférences et ses futurs comportements. Par ailleurs, pour favoriser la prise de décision, il n'est pas nécessaire par exemple d’être en capacité de récupérer les émotions comme elles ont été initialement vécues. Se souvenir si l'expérience a été plaisante ou non, de même que son intensité et sa durée suffisent (Wilson et al., 2003).

1.1.3. Les types d’erreurs et leurs origines

Les mesures explicites de restitution mémorielle reposent sur le postulat que l’individu repense consciemment à son expérience et récupère intentionnellement l’information apprise consciemment, tâche que sa mémoire ne lui permet pas toujours de réaliser. Une des principales

121 caractéristiques de la mémoire des expériences personnelles réside dans sa fragilité (Baddeley, 1989 ; Neisser, 1982).

Howe et Derbish (2010) recensent deux types d’erreurs : [1]. les d’erreurs d’omission pour désigner le fait qu’une personne puisse oublier une information qu’elle a vécue ; et [2]. les erreurs de commission lorsqu’elle se souvient d’une information non vécue. D’après Dex (1995), les erreurs susceptibles de s’immiscer dans les données de souvenirs peuvent être classées en trois catégories principales : [1]. l’événement peut avoir été totalement oublié par l’individu ; [2]. l’événement peut avoir été mémorisé, mais mal classé dans la mémoire, ou mémorisé avec imprécision. L’individu peut alors répondre à des questions de façon imprécise sur certains éléments. Dans le cas présent, il s’agit d’erreurs sur le souvenir de situation ; et [3]. les erreurs liées à l’estimation du temps, que ce soit la date, la durée, ou les deux. Ainsi, outre les décalages intentionnels du répondant qui cherche à masquer ou distordre son souvenir, dans certains cas, malgré toute sa bonne foi, l’individu fait état de souvenirs complètement faux d’événements n’ayant jamais eu lieu (Loftus et Pickrell, 1995). Ce phénomène est parfois qualifié de « construction (sincère) de faux souvenir » (Cordier et Gaonac’h, 2010, p.104).

Les types d’erreurs sus-évoqués mettent en avant les défaillances de la mémoire du répondant. Toutefois, dans une recherche s’intéressant aux données de souvenir, les décalages entre expérience et souvenir de l’expérience peuvent être le fruit de l’enquêteur ou de la méthode d’enquête elle-même qui n’amène pas le répondant à pouvoir accéder aux informations stockées dans sa mémoire. Comme nous l’avons vu, plusieurs techniques peuvent être utilisées pour faciliter la récupération en mémoire et les résultats peuvent varier selon celle qui est employée pour l’étude.