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2. Les processus mémoriels

2.1.4. Le contenu émotionnel du stimulus à mémoriser

L’objet à mémoriser influence également sa mémorisation (Cohen, 1989). Si cette dernière a été jusqu’à présent traitée comme un processus largement cognitif, les émotions suscitées par l’expérience ne sont pas à négliger.

La distinctivité du stimulus à mémoriser a été mise en évidence par Eysenck et Eysenck (1980) dans une expérience où ils invitaient les répondants à mémoriser une liste de mots en les prononçant de manière distinctive. Dans la même veine, plusieurs autres études effectuées en laboratoire, mobilisant des stimuli comme des mots ou des images, convergent avec celles sur le souvenir des expériences personnelles, et soulignent l’influence des émotions sur le souvenir (Kensinger, 2004). Les caractéristiques de l'expérience influencent directement sa mémorisation. Une personne a tendance à se souvenir naturellement de son mariage toute sa vie durant, alors que la démémorisation d'un repas au restaurant avec des amis tend à être de l'ordre de quelques mois (Cohen, 1989). « Ces facteurs sont en premier lieu liés à la perception de l’objet lui-même : un individu aura toutes les chances de se remémorer ultérieurement un événement qu’il considère comme important, unique, surprenant, à fort contenu émotionnel et aux conséquences durables » (Korchia, 2001, p.42). L’étude de l’impact des émotions sur la mémoire n’est pas un champ de recherche récent. Dans une série d’études, Brewer (1988) a montré que les événements accompagnés par des émotions sont les plus mémorables. (Robinson, 1976), de même que White (1982) et Wagenaar (1986) ont aussi montré que l’affect semblait être une partie intégrante des souvenirs des individus.

104 Discussion sur le stockage et la récupération des émotions en mémoire

Un premier courant de pensée soutient la thèse que les représentations des émotions persistent en mémoire et sont facilement récupérables (LeDoux, 1996 ; van der Kolk, 1994). Le second courant défend, quant à lui, l’idée selon laquelle les personnes peuvent se souvenir d’un événement mais que les émotions qui lui sont associées ont disparu, celles-ci disparaissant plus vite de la mémoire que les cognitions (Norman, 2009). Robinson et Clore (2002a, p.935) expliquent que « l’expérience émotionnelle ne peut être ni stockée, ni récupérée ». Les émotions en tant que telles ne perdurent pas en mémoire (Robinson et Clore, 2002a ; Strongman et Kemp, 1991), mais elles sont reconstruites sur la base du souvenir des circonstances dans lesquelles elles ont été vécues et sur leurs croyances de comment elles ont été ressenties par les individus. L’individu peut alors réagir émotionnellement aux pensées ainsi générées (Bagozzi, Gopinath et Nyer, 1999). En se basant sur cette vision, plusieurs chercheurs ont montré que la reconstruction des émotions passées pouvait être source d’inexactitudes (Christianson et Safer, 1996 ; Levine, 1997 ; Robinson et Clore, 2002a). Il semblerait aujourd’hui que cette seconde vision des émotions soit largement partagée par la communauté scientifique.

La place des émotions dans les mémoires explicite et implicite

Les émotions sont représentées aussi bien en mémoire explicite qu’en mémoire implicite. Le système de mémoire explicite permet aux individus de récupérer consciemment ce qu’ils ont ressenti par le passé sur la base de leurs cognitions, de détails épisodiques ou d’informations sémantiques. Les souvenirs explicites des émotions peuvent être reconstruits dans des circonstances différentes de celles où elles ont été initialement vécues et peuvent être facilement partagés avec autrui. Ceci est rendu possible par le fait qu’ils ne reproduisent pas les composantes subjectives et physiologiques des émotions initialement vécues. En somme une nouvelle émotion comparable à celle vécue initialement est créée. Levine, Lench et Safer (2009) reprennent les travaux de Van Boven et Loewenstein (2005) sur le souvenir des émotions corporelles et utilisent un exemple très parlant. Une personne peut se souvenir qu’elle a eu froid la dernière fois qu’elle a visité Chicago durant l’hiver. Elle peut se souvenir avoir grelotté ou porté de multiples couches de vêtements mais elle ne peut pas se souvenir de la sensation physique du froid. Les souvenirs implicites des émotions ont un fonctionnement différent. Ils sont récupérés par l’individu sans acte délibéré de sa part à partir du moment où leurs conditions de réactivation sont semblables au contexte qui les a vu naître, et ce, même lorsqu’il n’a aucun souvenir de l’expérience originelle (Christianson et Safer, 1996 ; Tobias, Kihlstrom et Schacter, 1992). Les souvenirs implicites de l'émotion partagent de nombreuses propriétés des

105 expériences émotionnelles initiales et sont relativement stables dans le temps (Fanselow et Gale, 2003 ; LeDoux, 1996 ; van der Kolk, 1994), ce qui implique que les représentations des émotions persistent en mémoire (Damásio, 1995). Les souvenirs implicites des émotions peuvent diriger l’attention de l’individu, sa pensée et ses comportements vers les états désirés, même en l’absence de souvenir conscient des événements les ayant suscitées. Toutefois, leur impact sur les émotions et autres comportements est influencé par les expériences récentes des individus et leurs objectifs (Ferguson et Bargh, 2004).

Les biais d’encodage et de récupération des émotions

Les souvenirs des événements fortement chargés émotionnellement sont souvent plus riches que les souvenirs d'événements non-émotionnels car ils sont plus commodes à être remémorés pour les individus (Bagozzi et al., 1999 ; Bolles, 1988 ; Brewer, 1988 ; Conway et al., 1994 ; Reisberg et Hertel, 2005). Les souvenirs nostalgiques constituent un sous-ensemble des souvenirs d’expériences chargées d'affect positif (Holak et Havlena, 1998). La nostalgie se définit comme « le désir d'un individu pour le passé ou le goût pour les biens et les activités d'antan » (Holbrook, 1993, p.245). Ce concept a reçu une attention considérable (voir Kessous, 2006, 2009 ; Kessous, Roux et Chandon, 2015 ; Rindfleisch et Sprott, 2000 ; Vignolles, 2010 pour une revue détaillée).

Se souvenir d’une expérience, nostalgique ou non, et des émotions qui lui sont associées signifie que celle-ci fait sens aux yeux du consommateur. Ce dernier est généralement en mesure de se rappeler avec précision de la valence de ses expériences émotionnelles passées (Wilson, Meyers et Gilbert, 2003). Il se sert de l' « essence » émotionnelle de ses expériences (Levine et al., 2009) pour se rappeler l'essentiel de ce qu’il a vécu (Safer et al., 2007). En revanche l’intensité des expériences émotionnelles peut être biaisée de multiples façons à la hausse comme à la baisse (Levine et Safer, 2002), l’individu pouvant très bien se souvenir des émotions ressenties durant un événement, sans pour autant être capable de se rappeler de l’intensité de celles-ci (Thompson et al., 1996). L’individu tend notamment à surestimer ses émotions (Christianson et Safer, 1996 ; Fredrickson, 2000 ; Levine et al., 2009 ; Wilson et al., 2003) et à se rappeler des événements qu'il vit plus positivement qu’il ne les a évalués au moment où il les a vécus, phénomène connu sous le nom de « rosy retrospection » (Mitchell et Thompson, 1994 ; Mitchell et al., 1997) ou de « rose-colored glasses » (Cowley, 2008). Conway et Ross (1984) et Ross et Conway (1986) défendent l’idée que la « rétrospection colorée » peut être le fruit d’une altération de la mémoire mais également d’un désir de cohérence dans les souvenirs, à

106 savoir la production d’évaluations a posteriori en phase avec les évaluations formées avant l’expérience.

Tous les stimuli chargés émotionnellement ne conduisent pas à un accroissement du niveau de mémorisation. Certaines situations riches sur le plan émotionnel peuvent conduire à des « biais d’encodage » comme le démontrent les difficultés éprouvées par les enquêteurs pour obtenir des témoignages fiables lorsqu’ils interrogent les témoins d’un crime. Ils se souviennent parfaitement de l’arme mais le visage du criminel est souvent oublié. Dans de telles situations, l’individu focalise son attention sur les aspects centraux de la scène au détriment de ceux qui sont plus périphériques (Christianson et Loftus, 1991). « Cette focalisation intentionnelle ferait que l’on oublie les éléments du décor, mais pas l’inducteur de l’émotion » (Derbaix et Filser, 2011, p.85).