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2. Nature et contenu du souvenir de l’expérience : les apports de la psychologie à la littérature sur l’expérience

2.2. Les dimensions du souvenir de l’expérience et leur mesure

Le souvenir de l’expérience peut être appréhendé selon une approche multidimentionnelle. Nous commencerons par présenter deux questionnaires largement utilisés dans les recherches en psychologie pour mesurer le souvenir de l’expérience, avant de discuter des limites que Sutin et Robins (2007) leur opposent. A la suite de cela, nous commenterons les dimensions du souvenir de l’expérience que Sutin et Robins (2007) proposent pour pallier les limites des deux questionnaires précédemment présentés.

2.2.1. Présentation du MCQ et de l’AMQ

En psychologie, plusieurs auteurs ont essayé de développer des échelles de mesure du souvenir de l’expérience. Le Memory Characteristics Questionnaire (MCQ) de Johnson et al. (1988) est considéré comme le premier questionnaire du genre. Tel que pensé initialement par ses créateurs, cet outil a pour vocation de dissocier les événements réels de ceux qui sont imaginés. Le MCQ ne semble pas être structuré en un nombre précis de dimensions, même si Sutin et

138 Robins (2007) évoquent une répartition des 39 items du questionnaire en cinq dimensions. Le MCQ « consiste en des questions évaluant une large variété des caractéristiques du souvenir (e.g., détail visuel, complexité, information spatiale et temporelle, et sensations) » (Johnson et al., 1988, p. 372). L’utilisation de l’abréviation « e.g. » semble d’ailleurs indiquer que la liste est non exhaustive et que le questionnaire aborde l’ensemble des facettes du souvenir de l’expérience41. Le questionnaire s’intéresse en effet tout aussi bien à des aspects relatifs à la richesse du souvenir, à ses détails sensoriels, à sa cohérence contextuelle, qu’aux pensées qui l’accompagnent.

Ce questionnaire a inspiré de nombreux travaux (il est cité plus de 700 fois dans Harzing), dont celui de Rubin, Schrauf et Greenberg (2003) qui a vu naître l’Autobiographical Memories Questionnaire (AMQ), variante du MCQ permettant d’appréhender les souvenirs autobiographiques. Celui-ci se compose de 19 items répartis en trois catégories ou « propriétés » du souvenir autobiographique : [1]. la récupération et la croyance dans la précision du souvenir ; [2]. les processus impliqués, tels que l’imagerie visuelle, auditive, ou bien encore les émotions ou la signification du souvenir ; et enfin [3]. les propriétés des événements comme l’importance du souvenir ou le nombre de fois qu’il a été revécu.

Si ces deux travaux présentent un intérêt certain42, il n’en demeure pas moins qu’ils ne sont pas exempts d’un certain nombre de limites. Sutin et Robins (2008, p.394) en recensent quatre relatives au fait que ces questionnaires se sont affranchis des règles relatives à l’élaboration d’un instrument de mesure qu’il est d’usage de suivre, tant en marketing (exemple : Churchill, 1979) qu’en psychologie (exemple : Angleitner et Wiggins, 1986).

41 Dans le même article, Johnson et al. (1993) présentent une étude dans laquelle les individus étaient amenés à

répondre à la question « comment savez-vous que cet événement s’est produit ? » à une liste d’événements qui leur était présentée. Ils organisent les récits collectés en trois catégories : [1]. les caractéristiques du souvenir, telles que les informations perceptuelles, temporelles ou de lieux et les réponses émotionnelles qui leur sont associées ; [2]. le souvenir des conséquences de l'événement rappelé ; et [3]. le raisonnement basé sur la connaissance générale ou la métamémoire.

42 D’autres questionnaires existent mais nous semblent moins appropriés à notre objet d’étude. Le Day

Reconstruction Method (DRM) de Kahneman et al. (2004) permet de collecter toutes les expériences qu’un

individu a vécues la veille de la collecte. La journée entière de l’individu est ainsi reconstruite sur la base de chacun des évènements vécus (quand l’événement a eu lieu, ce qui a été fait, où, avec qui, comment l’individu s’est senti). L’Event Reconstruction Method (ERM) de Schwarz, Kahneman et Xu (2009) se présente comme une version réduite du DRM se focalisant sur un événement particulier. Si l’étude du souvenir de l’expérience de magasinage semble être permise via l’ERM, ce questionnaire ne nous semble en revanche pas inclure toutes les facettes de l’expérience.

139 2.2.2. Limites du MCQ et de l’AMQ

Les limites des travaux de Johnson et al. (1993) et de Rubin et al. (2003) sont discutées dans le détail par Sutin et Robins (2008, p.394). Nous en proposons ci-après une synthèse.

Tout d’abord, la construction d’une échelle de mesure commence par la définition des construits mobilisés, étape non satisfaite. Cette absence de rigueur se retrouve également dans la constitution d’un premier pool d’items utilisé puisque ni Johnson et al. (1988), ni Rubin et al. (2003) ne s’attardent sur cette étape. Ils se contentent simplement de présenter une version définitive de leur travail. Sutin et Robins (2008, p.390) avancent par ailleurs que les items retenus par le MCQ et l’AMQ ne couvrent pas toute la richesse du souvenir de l’expérience. Ils reprochent par exemple au MCQ de ne pas inclure la distance temporelle et la perspective visuelle par laquelle le souvenir est remémoré. Si Conway (2009) fait de ces éléments des propriétés essentielles des souvenirs des expériences personnelles, nous serions tentés de modérer cette critique. Selon nous, le MCQ incorpore la perspective visuelle par l’intermédiaire de l’item : « dans cet événement, j'étais 1 = un spectateur ; 7 = un participant ».

Dans le prolongement de cette première critique, Sutin et Robins (2007) expliquent que la construction des deux questionnaires n’a été guidée par aucune analyse factorielle, engendrant de fait des problèmes de réplicabilité et de fiabilité. Ainsi, la structure en trois dimensions du AMQ et celle du MCQ ne reposent sur aucune base empirique. Certains chercheurs ayant repris le MCQ par exemple n’ont pas réussi à prouver sa fiabilité (D’Argembeau et Van der Linden, 2006 ; Suengas et Johnson, 1988).

La troisième critique à l’encontre de ces deux questionnaires concerne l’utilisation d’items uniques pour appréhender certains construits. Les mesures mono-item présentent souvent une faible fiabilité et ne parviennent pas toujours à capter toute la complexité d’un phénomène. L’illustration précédente sur l’item mesurant la perspective visuelle par laquelle le souvenir est remémoré en est un parfait exemple.

Enfin, Sutin et Robins (2007) reprochent à Johnson et al. (1988) et à Rubin et al. (2003) de ne pas avoir utilisé d’items inversés. Même s’il est recommandé de recourir à des items inversés lors de l’élaboration d’un instrument de mesure (Baumgartner et Steenkamp, 2001 ; Churchill, 1979 ; Weijters et Baumgartner, 2012), nous estimons que cette dernière critique est de moindre

140 importance en comparaison des deux premières qui portent sur le contenu même du souvenir de l’expérience.

2.2.3. Discussion des dimensions du souvenir de l’expérience de Sutin et Robins (2007)

En réponse au manque de rigueur méthodologique entourant le MCQ et le AMQ, Sutin et Robins (2007) ont essayé de développer un instrument de mesure du souvenir de l’expérience permettant de pallier leurs limites. Est ainsi né le Memory Experiences Questionnaire (MEQ). Ce dernier comprend dix dimensions. Chacune d’elles est sommairement présentée et discutée ci-après :

[1]. Une dimension ‘richesse’ : cette première dimension renvoie à la clarté et à l’intensité visuelle du souvenir récupéré. Elle est considérée par certains comme la caractéristique la plus importante du souvenir autobiographique (Brewer, 1996 ; Greenberg et Rubin, 2003). Les souvenirs diffèrent notamment selon leur richesse, leur récence et la perspective par laquelle ils sont remémorés (Baumgarnter et al., 1992) ;

[2]. Une dimension ‘cohérence’ : elle fait référence à la mesure dans laquelle le souvenir récupéré s’inscrit dans une histoire logique et un contexte spatio-temporel bien défini. De nature générique, elle s’applique à tous les souvenirs individuels, y compris les expériences de magasinage ;

[3]. Une dimension ‘accessibilité : elle renvoie à la facilité avec laquelle le souvenir est récupéré en mémoire. « La règle générale selon laquelle les souvenirs sont de moins en moins accessibles au fil du temps est applicable dans de nombreuses situations » (Schacter, 1996, p.98) ;

[4]. Une dimension ‘pespective temporelle’ : elle s’intéresse à la clarté temporelle du souvenir, à savoir si le jour, le mois ou encore l’année de l’expérience sont mémorisés, et permet d’apprécier le temps écoulé entre l’événement et son souvenir. Cette dimension nous semble davantage relever du contexte du souvenir de l’expérience que du souvenir de l’expérience au sens strict ;

[5]. Une dimension ‘détails sensoriels’ : Ainsi, telle que conceptualisée par Sutin et Robins (2007), elle s’écarte en partie de la facette sensorielle de la dimension ‘hédonico-sensorielle’ de Roederer (2008) dans le sens où elle repose sur les détails sensoriels au moment de la récupération et non au moment de l’expérience. Elle nous semble davantage traduire une forme de distanciation entre l’expérience et son souvenir lors de la reviviscence mentale de celle-ci.

141 L’individu prend du recul et fait le point entre ce qu'il a vécu et ce qu’il lui reste dans son souvenir, à savoir s’il repense toujours aux mêmes choses auxquelles il avait pensé pendant son expérience, s’il ressent toujours les mêmes sensations, etc. Nous faisons le choix d’appeler cette supposée dimension ‘reviviscence distanciatrice’ ;

[6]. Une dimension ‘intensité émotionnelle’ : « elle se réfère à l’intensité des émotions vécues aussi bien au moment de l’encodage qu’au moment de la récupération » (Sutin et Robins, 2007, p.394). Nous adhérons à l’idée que les réactions affectives possèdent une intensité, une valence, un contenu ou une qualité, et une conscience (Derbaix et Filser, 2011) et que chacune de ces caractéristiques n’est pas forcément rappelée, comme le fait que la valence soit toujours rappelée mais que l’intensité puisse être sujette à des oublis ou des distorsions (Levine et Safer, 2002 ; Thompson et al., 1996). En revanche, nous pensons que le souvenir de l’expérience ne doit porter que sur la récupération des émotions ressenties au moment au l’expérience et ne pas inclure celles qui interviennent au moment de l’expérience de souvenir ;

[7]. Une dimension ‘perspective visuelle’ : elle renvoie à la perspective par laquelle l’individu se remémore l’événement dans sa tête, à savoir le fait de se voir ou non comme un participant de l’événement rappelé. Elle constitue une des propriétés du souvenir épisodique mis en avant par Conway (2009) (voir §2.1.4.) ;

[8]. Une dimension ‘partage’ : cette dimension s’intéresse au fait que le souvenir de l’expérience soit partagé ou non avec autrui. Dans le contexte d’une expérience de marque, elle est en lien avec la notion de bouche-à-oreille. Nous ne considérons toutefois pas cette dimension comme intrinsèque au souvenir. « L'acte de récupérer des souvenirs particuliers en y repensant et en se parlant participe à la consolidation des engrammes à long terme » (Schacter, 1996, p.140). Ainsi, le partage a un rôle indirect sur le souvenir et peut le consolider, tout comme le sommeil qui est un moment où l’expérience est rejouée mentalement (Winson, 1985, Reiser, 1990, cités dans Schacter, 1996). En revanche, l’expérience en tant que telle peut être un moment de partage et son souvenir peut effectivement relater cette composante.

[9]. Une dimension ‘distanciation’ : elle renvoie au degré auquel l’individu essaie de se distancier psychologiquement de l’expérience décrite dans son souvenir. En somme, les événements négatifs ou différents de l’image que l’individu a de lui-même au moment du rappel ont tendance à être psychologiquement distants du soi. Si cette dimension nous semble pertinente pour analyser des souvenirs d’adolescence évoqués à l’âge adulte, elle nous semble difficilement applicable au contexte de l’expérience de magasinage. L’horizon temporel et le type d’expérience nous semblent rarement sujets à des variations significatives du soi du chaland à l’exception de rares expériences, comme le fait pour une mère d’accompagner sa fille

142 chez Abercrombie & Fitch pour lui faire plaisir alors que cette enseigne symbolise toutes les valeurs qu’elle rejette ;

[10]. Une dimension ‘valence’ : elle se rapporte au degré auquel l’expérience décrite dans le souvenir est perçue comme étant positive ou négative. Sutin et Robins (2007) considèrent qu’elle se compose de la valence de l’événement, de la valence de l’expérience émotionnelle au moment de l’expérience et de celle au moment de la récupération. Pour sa partie relative au souvenir de l’expérience au sens strict, cette dimension nous semble faire écho à son contenu affectif. Cette dimension est à rapprocher de l’intensité émotionnelle du fait qu’elles sont toutes les deux relatives à l’affect.

La conceptualisation du souvenir de l’expérience de Sutin et Robins (2007) propose une nouvelle façon d’appréhender l’expérience et son souvenir. Toutefois, elle nous semble se centrer aussi bien sur le souvenir que sur l’expérience de souvenir et les décalages existants entre le moment de l’expérience et celui de son rappel. En effet, elle porte beaucoup d’attention au contexte de réactivation des traces mémorielles et à la comparaison entre l’état dans lequel se trouve l’individu au moment des faits et celui au moment du rappel. Si nous sommes en phase avec la littérature sur l’importance du contexte de réactivation du souvenir, notre objectif est de pouvoir conceptualiser ce qu’il reste en mémoire après une expérience, indépendamment de tout contexte, et de la façon dont l’individu se remémore son expérience.

2.3. Similitudes et différences entre les dimensions de l’expérience en marketing et