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Encadré 1.3 – Limites méthodologiques des études sur l’atmosphère

3. L’approche par le souvenir, une réponse au paradoxe de l’atmosphère ?

3.1. Le souvenir, meilleur prédicteur des comportements

3.1.2. Un manque de clarté théorique

Que ce soit la pensée de Kahneman et de ses co-auteurs ou les autres recherches qui se sont appuyées sur leurs travaux, un certain flou nous semble subsister.

Evolution de la pensée de Kahneman

Comme nous l’avons vu, dans son dernier ouvrage, Kahneman (2012) parle d' « utilité expérimentée » et d' « utilité de la décision », comme lorsqu’il résume l’expérimentation réalisée en 1993 où les individus plongeaient leurs mains dans de l’eau glacée14. Si nous retournons à l’article originel, Kahneman et al. (1993) n’utilisent pas ces notions. Ils parlent de « real-time measures of discomfort » pour désigner le niveau de peine exprimé par le répondant pendant toute la durée où ses mains sont immergées dans l’eau et ils utilisent le terme de « retrospective evaluation » pour parler de l’évaluation de la peine mesurée après l’expérience.

Dans des travaux ultérieurs, les termes d'utilité expérimentée et d'utilité de la décision apparaissent (Kahneman, 2000 ; Kahneman et Thaler, 2006). L’utilité expérimentée concerne le plaisir et elle peut être appréhendée de deux manières : [1]. une approche basée sur le

14 « L’expérience de la main froide, (comme ma vieille énigme sur les piqûres), révélait l’existence d’une

74 moment, via l'utilité du moment. Celle-ci désigne le signe et l'intensité de l'expérience hédonique/affective à un moment donné durant l’expérience. Elle peut être collectée grâce à

des mesures auto-rapportées ou des mesures physiologiques15. L’agrégation de l’ensemble des

utilités du moment mesurées au cours de l’expérience est qualifiée d’utilité totale ; [2]. une approche basée sur le souvenir, via l'utilité remémorée (« remembered utility »). Celle-ci renvoie à l'évaluation globale faite par un individu d'un épisode passé. L’utilité du moment permet de répondre à la question : « comment ça va maintenant ? Bien, mal, ni bien ni mal ? », tandis que l’utilité remémorée est la réponse à la question : « comment c’était ?» (Schreiber et Kahneman, 2000).

L’utilité de la décision concerne ce que veut l’individu et elle est inférée à partir des préférences. Dans certaines situations, l’utilité de la décision peut être guidée par l’utilité remémorée (Kahneman, 2000).

Notre interprétation des travaux de Kahneman nous amène à la conclusion que la pensée de celui-ci a évolué et que les terminologies employées ont changé au fil du temps. Il semblerait qu’il ne considère plus qu’aujourd’hui l’opposition entre l’utilité expérimentée, qui est une évaluation de l’expérience au moment où elle est vécue, et l’utilité de décision, qui est mesurée par les choix. Cette dernière est dominée par l’utilité remémorée qui est une évaluation rétrospective basée sur le souvenir que l’individu garde de son expérience.

Les recherches dans la filiation de Kahneman

Plusieurs recherches fondent leur cadre théorique sur les travaux de Kahneman. Toutefois, des divergences apparaissent entre toutes ces recherches, tant sur le plan théorique que méthodologique. Le Tableau 1.4. présente une liste non exhaustive d’articles ayant comparé une mesure de l’expérience à une mesure du souvenir de cette même expérience. Parmi eux, certains arrivent à la conclusion que le choix de répéter une expérience dans le futur repose sur le souvenir de l’expérience plutôt que sur l’expérience vécue durant l’évènement lui-même (Pedersen et al., 2011 ; Wirtz et al., 2003).

15 Dans l’ouvrage de 2000, Kahneman parle de « moment utility ». Dans l’article co-écrit avec Schreiber en 2000,

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Tableau 1.4. – Liste non exhaustive de recherches comparant l’expérience à son souvenir, et pour certaines, leur pouvoir prédictif

Auteur(s) Concepts et domaine

d’application

Mesure de l’expérience et du souvenir Influence sur les comportements à

venir Kahneman et al. (1993) - “Real-time (on-line) measures of discomfort” - “Retrospective evaluation” Immersion des mains dans de l’eau froide (2 expériences)

Expérience : évaluation en continu en pressant les flèches d’un clavier d’ordinateur à la hausse et à la baisse

Souvenir : traçage manuel d’une courbe de la douleur en fonction du temps

Souvenir, meilleur prédicteur : entre les deux expériences, préférence pour l’expérience la plus longue malgré le fait qu’elle soit la plus douloureuse Fredrickson et Kahneman (1993) - “On-line evaluation” - “Retrospective evaluation” Films (2 études)

Expérience : évaluation en continu à l’aide d’un curseur à déplacer pour indiquer son niveau d’affect

Souvenir : un item “overall, how much pleasure [displeasure or discomfort] did you experience during the fil you just saw? ” (EVA16 100 mm)

Non testée

Redelmeier et Kahneman (1996)

- “Real-time measures of pain intensity”

- “Total remembered

discomfort”

Coloscopie et lithotripsie

Expérience : évaluation toutes les 60s de la douleur ressentie (un item “rate the current intensity of pain” de 0 = “no pain” à 10 = “extreme pain”)17

Souvenir (1 heure, 1 mois et 1 an après) : un item de 0 = “no discomfort” à 10 = “awful discomfort”

Non testée

Moyenne de l’ensemble des douleurs ressenties différente de l’évaluation rétrospective globale : évaluations rétrospectives très corrélées au pic et à la fin de l’expérience Mitchell et al. (1997) - “Actual experience” - “Global post-event evaluation”/“post-trip recollection” Vacances (3 études)

Pour l’étude sur un voyage en Europe

Expérience (au 3ème et 8ème jour des vacances) : 4 items (échelle de Likert en 7 points) - “I am enjoying this trip”; “This experience is rewarding”; “I think this vacation is fun”; “I feel good about this trip”

Souvenir : (dans l’avion du retour et 3 semaines après) : mêmes items, seul le temps des verbes change

Non testée

Souvenir plus positif que

l’expérience

16 EVA : échelle visuelle analogique.

17 Les auteurs considèrent que l’utilité totale (« total utility ») correspond à la moyenne (ou une autre règle d’agrégation objective) des utilités du moment (« moment-utility »)

mesurées à des moments cruciaux de l’expérience. L’utilité du moment se réfère à la valence et à l’intensité de l’expérience affective et hédonique. Par ailleurs, l’utilité du moment a été mesurée par la méthode de Gottman–Levenson et le niveau de peine exprimé a ensuite été converti dans une échelle de 0 à 10.

76 Schreiber et Kahneman (2000) - “Instant utility” - “Remembered utility18 Ecoute de sons plaisants et déplaisants (4 études)

Pour l’étude #2

Expérience : moyenne des utilités à des instants précis de l’expérience19, chaque son étant mesuré par un item

(de -10 : « extrêmement déplaisant » à +10 :

« extrêmement plaisant », la consigne comprenait cette phrase : “i would like you to think about pleasantness et unpleasantness in terms of whether you would like to repeat the experience”)

Souvenir : même item

Non testée Wirtz et al. (2003) - “On-line (overall subjective) experience” - “Remembered (overall subjective) experience”

Vacances dans une

région/pays jamais visité

Expérience : “I enjoy spring break” ; “I think this break is fun” ; “I am satisfied with this vacation” (échelle de Likert en 5 points de 1 : “disagree” à 5 : “agree”20

administrée pendant les vacances)

Souvenir (2-4 jours et 4 semaines après l’expérience) : mêmes items, seul le temps des verbes change

Souvenir, meilleur prédicteur des intentions

L’évaluation de l’expérience est plus positive après que pendant qu’elle a lieu.

Le souvenir joue un rôle direct sur le désir de répéter l’expérience et non l’expérience en cours Rozin, Rozin et Goldberg (2004) - “Moment-to-moment affective intensity -“Remembered affective intensity

Ecoute de musique pendant une heure

Expérience : une pression sur un capteur de pression pour évaluer l’intensité affective de chaque musique Souvenir : une pression pour évaluer l’intensité affective de l’ensemble de l’expérience

Non testée

Pic, meilleur prédicteur de l’affect remémoré

18 L’utilité du moment se définit comme « le signe et intensité de l'affect tel qu'il est vécu à un moment particulier » et l'utilité remémorée comme « l'évaluation globale qui est

rétrospectivement assignée à l'épisode passé » (Schreiber et Kahneman, 2000, p.27).

19 Les auteurs considèrent que la moyenne des utilités de l’instant (« instant utilities ») mesurées à des moments cruciaux de l’expérience constitue une évaluation globale de

l’utilité satisfaisante.

77 Bhargave, (2009) - “On-line evaluation” - “Retrospective evaluation” / “Retrospective summary assessment” (RSA)

Exposition à des sons et des images (5 études)

Pour l’étude #121

Expérience : les répondants devaient bouger

continuellement le curseur entre 0 et 100 selon que le son passé était plaisant ou déplaisant

Souvenir : “Looking back at the entire experience, how unpleasant was listening to the sound track? ” (de 0 : pas du tout déplaisant à 100 : très déplaisant)

Non testée Pedersen et al. (2011) - “On-line experienced satisfaction” - “Remembered satisfaction” Utilisation des transports publics

Expérience : 1 item de satisfaction générale et 6 items (relatifs à la sécurité à bord et aux arrêts, au temps de transport, aux véhicules, au nombre de sièges disponibles) sur des échelles en 11 points (de -5 : extrêmement insatisfait à 5 : extrêmement satisfait) Souvenir (2 ans après) : aucune information disponible, a priori, les mêmes items que pour mesurer l’expérience22

Satisfaction remémorée, meilleur

prédicteur : deux ans après,

l’utilisation actuelle des transports

publics est expliquée par la

satisfaction remémorée et non par la

satisfaction vécue deux ans

auparavant lors de l’utilisation des transports Robinson (2011) - “Experienced enjoyment” / “hedonic content” - “Remembered enjoyment” Nourriture : degustation d’un yaourt (8 études)

Pour l’étude #823

Expérience : évaluation de chaque cuillère mangée :

‟How enjoyable is spoon x?” (EVA 10 cm de

‟unpleasant” à ‟pleasant”

Souvenir (administration plus de deux heures après la dégusation du yaourt) : “overall, how enjoyable was the yoghurt you ate in the earlier session?” (échelle en 9 points de “not at all enjoyable” à ‟extremely enjoyable”)

Non testée

L’auteur cite Ariely et Carmon, 2000 ; Ariely et Zauberman, 2000 ; Kahneman et al., 2004 ; Kahneman, Wakker et Sarin, 1997 ; Wirtz et al., 2003

21 Dans cette étude, les individus ont été soumis une première fois aux sons puis ont évalué leur expérience globale. Par la suite, ils ont répondu à diverses études (tâche de

distraction pendant une demi-heure) avant de réécouter une nouvelle fois les sons. C’est à cette occasion que la mesure de l’expérience a été réalisée.

22 “They were asked to recall their level of satisfaction with public transport at the time of the intervention period; that is, during the month when they travelled by public

transport daily (remembered satisfaction)” (Pedersen et al., 2011, p.473). Les auteurs semblent mesurer la satisfaction remémorée et non le niveau de satisfaction à l’égard des

transports au moment de répondre à l’étude.

78 Tous les concepts recensés dans le tableau, qu’ils portent sur l’expérience ou le souvenir de l’expérience, ne sont pas dénommés de la même façon. Nous retrouvons ainsi « global evaluation », « overall evaluation », « remembered satisfaction », « remembered affective intensity » ou bien encore « retrospective evaluation ». Nonobstant leur apparente diversité, ils possèdent tous les mêmes caractéristiques : ce sont des évaluations rétrospectives qui se

présentent comme des résumés de l’expérience vécue24 (Bhargave, 2009).

A titre d’exemple, Pedersen et al. (2011, p.472) écrivent : « lorsque les individus choisissent de se livrer à des expériences similaires dans le futur, ils comptent souvent uniquement sur leur satisfaction remémorée plutôt que sur la satisfaction qu'ils ont effectivement connue au cours de l'événement lui-même (Kahneman 2000 ; Wirtz et al., 2003) ». Comme nous pouvons le voir, aucun des deux travaux cités par les auteurs n’utilise une telle mesure. Wirtz et al. (2003) revendiquent avoir étudié l’expérience remémorée « remembered experience », tandis que Kahneman (2000a) parle d’utilité remémorée « remembered utility ».

Au niveau des instruments de mesure utilisés, là encore des différences apparaissent. Kahneman et al. (1993) demandent aux répondants de tracer la courbe de la douleur qu’ils ont ressentie tout au long de leur expérience. Ils mesurent ainsi le niveau de déplaisir de l’expérience qui constitue une dimension de l’expérience telle que nous l’avons conceptualisée. Pederson et al. (2011) utilisent un item de satisfaction globale et une mesure multi-attributs pour évaluer certaines spécificités du service (sécurité à bord et aux arrêts, au temps de transport, aux véhicules, au nombre de sièges disponibles). Le concept de satisfaction est central chez Pederson et al. (2011) mais ce mot n’est même pas mentionné dans l’article de Wirtz et al. (2003), même si les items utilisés semblent se rapprocher d’une mesure de la satisfaction t+1 (“I enjoyed spring break” ; “I think this break was fun” ; “I was satisfied with this vacation”) (voir Encadré 1.4. pour la différence entre satisfaction t+1 et satisfaction remémorée). Ils expliquent que les items sont empruntés à Mitchell et al. (1997) et Klaaren et al. (1994). Tout comme eux, Mitchell et al. (1997) ne mentionnent pas le terme de satisfaction. Ils ne l’évoquent pas directement mais ils semblent s’intéresser au plaisir remémoré de l’expérience puisqu’ils parlent de « remembered feelings ». Klaaren et al. (1994, p.82), quant à eux, utilisent le terme de satisfaction : « one set of questions assessed global satisfaction with winter vacation […]

24 Compte tenu de la diversité des concepts, nous préférons parler par simplification d’expérience/de souvenir ou

de mesure de l’expérience/du souvenir, même si nous sommes conscient que les mesures proposées n’en captent pas toute leur étendue.

79 The other set consisted of nine yes-no questions asking about specific aspects of people’s vacation25 ».