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Choix des terrains d’étude et élaboration des protocoles d’expérimentation

Section 2 : Les outils d’analyse théorique mobilisés dans la recherche

2.1 La sociologie des organisations

2.1.5 La sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur – réseau

Cette théorie, principalement développée à l’origine par M. Callon et B. Latour (Callon M., 1988, Callon M. et Latour B., 1991) sur l’émergence des faits scientifiques, possède une particularité enrichissante pour la sociologie des organisations plus « classique » en ce qu’elle

prend en compte dans son analyse non seulement les individus, mais également les objets et les discours. Elle dépasse ainsi les simples « acteurs » pour s’intéresser aux

« actants »100.

La question principale que cherche à aborder les auteurs est la suivante : « quelles sont

les conditions à partir desquelles les acteurs d’une situation peuvent se trouver en convergence autour d’un changement ou d’une innovation ? » (Callon M. et Latour B.,

98 Elle part notamment des travaux de J. Habermas, qui jette les bases d’une cohabitation – alternance possible entre une sociologie axée sur les relations de pouvoir et une autre sur les conditions de l’accord : « L’accord et l’influence sont des mécanismes de coordination de l’action qui s’excluent, du moins du point de vue des intéressés. Il est impossible d’engager des processus d’intercompréhension dans l’intention d’aboutir à un accord avec un participant à l’interaction et en même temps dans le but de l’influencer, c'est-à-dire d’exercer sur lui une action causale » (Habermas in Bernoux P. et al., 2005). Les différents niveaux des logiques d’actions peuvent donc s’analyser par des approches différentes, simultanément ou alternativement.

99 Une approche en trois phases, contextualisation – repérage – conduite du changement, qui mobilise de nombreux concepts méthodologiques : systèmes d’action concrets, logiques d’acteurs, « actants » et « traductions » (cf. infra), « mondes » et justifications (Cf. P1, Chapitre 3, § 2.3), etc. Se reporter à Bernoux P., Amblard H., Herreros G., Livian Y.-F., 1996

100 La notion « d’actants » regroupe également des entités dénuées d’intentionnalité : aux acteurs qui agissent, aux agents par qui l’action à lieu, on joint les objets qui subissent l’action ou les instruments qui la permette, voire ses bénéficiaires.

1991). On comprend bien que cette question intéresse particulièrement notre recherche, d’autant plus si les auteurs intègrent les objets (et donc pour nous potentiellement la vidéo) dans leur analyse.

 Exposé des concepts fondamentaux

Les principales notions développées par la théorie de la traduction sont les suivantes :

Le réseau : c’est une « organisation » (le sens est ici très large) hétérogène qui

rassemble des humains et non humains mis en intermédiation101. Pour le reconstituer à partir de l’observation, il ne faut pas essayer de dissocier les problèmes mais au contraire chaîner toutes les entités qui y participent, aussi dissemblables qu’elles soient. Ces actants tendent à avoir une importance presque égale pour l’ordre social du réseau (dans un restaurant, que l’on enlève les serveurs, la licence IV ou bien la porte d’entrée, le résultat est le même : l’ordre du réseau est bouleversé). Dans la caractérisation du réseau on a recours à la « ponctualisation », en regroupant diverses entités derrière un actant (exemple : un syndicat), qui cesse de l’être dès que le réseau est brisé.

La traduction : elle accompagne le chaînage du réseau, en établissant un lien entre

des actants hétérogènes et rendant ainsi le réseau intelligible. C’est l’action de lier de manière claire « des énoncés et des enjeux a priori incommensurables et sans communes mesures » (Callon M. et Latour B. 1991) et de « traduire » ainsi le réseau en un nouvel énoncé particulier. Cette traduction passe par l'analyse des controverses.

La controverse : « un fait lorsqu’il est créé est une boîte noire qui ne donne rien à

voir d’elle-même. Pour l’analyser, il convient soit de le suivre en train de se faire, soit de l’ouvrir et reprendre les controverses qui l’ont précédé; ce sont elles qui portent le sens et le contenu des faits » (Callon M., Latour B. 1991). C’est en étudiant la controverse qui précède la

naissance d’un fait (innovation, énoncé scientifique, changement social…) que l’on peut comprendre le cheminement de la création du fait, et alors seulement accéder à ce dont il est réellement porteur.

L’entre-définition : c’est une dialectique : un fait n’existe que parce qu’il existe un

réseau pour le porter, lequel n’existe que par le fait autour duquel il se constitue. La valeur et la permanence d’une théorie scientifique dépendent de la stabilité du réseau, elle-même liée à l’étoffe de la théorie. « Par extension du raisonnement, on peut dire qu’un changement dans

une organisation tient sa pertinence du degré de cohésion qu’il suscite » (Callon M., Latour B.

1991).

Le principe de symétrie : il est double (ou généralisé). Tout d’abord, les réseaux

sont des dispositifs d’action mêlant humains et non humains, et le sociologue doit donc accorder autant d’importance aux sujets qu’aux objets. Ensuite, les faits scientifiques puisent leur légitimité en dehors d’eux-mêmes, et pas uniquement de leur véracité : les controverses, la question de l’échec ou de la réussite se traitent de la même façon pour étudier le processus de production.

 Une méthodologie générale très hiérarchisée

Sur la base de ces concepts, les auteurs proposent une méthodologie qui peut servir de canevas à toute création de réseau ou démarche de changement, à la fois comme un modus

101 Par exemple, sur le débat de la couche d’ozone cher aux auteurs, le réseau est constitué de la chaîne : les photos satellites + les constats des scientifiques + les météorologistes + les théories de prévision + les entreprises qui fabriquent des bombes aérosols + le consommateur qui les utilise.

operandi ou comme une grille d’analyse. Elle est composée de 10 modules dont les principales

étapes (ou modules) sont :

1. L’analyse du contexte : La contextualisation revient à une analyse des actants

en présence, de leurs intérêts, de leurs enjeux et de leur degré de convergence.

2. Problématisation du traducteur : la problématisation consiste en repérer dans

une situation « ce qui unit et ce qui sépare ». Elle doit aboutir à la formulation d’une interrogation qui réunit le réseau, et fait passer les acteurs d’une situation individuelle et isolée à une volonté de coopérer. Le traducteur qui problématise est un acteur qui s’est livré à l’analyse du contexte, et qui dispose de la légitimité nécessaire pour que les autres acceptent sa formulation, d’autant plus si la problématisation est le fruit d’un travail collectif. Cette acceptation et donc la légitimité sont cruciales puisque les auteurs constatent « l'absence

d'essence d'un fait comme énoncé ; sa qualité n'est pas dans son contenu mais dans son processus d'énonciation ou de production. » (Callon M., Latour B., 1991).

3. Le point de passage obligé et la convergence : c’est un lieu concret (une

salle, une ville, un groupe, une institution…) ou un énoncé (question, hypothèse… problématisation) qui créent la convergence, et sont incontournables en ce qu’ils portent le consensus.

4. Les porte-parole : le réseau étant le produit d’une négociation permanente

entre contenu et contexte, cette négociation suppose qu’elle soit conduite entre porte parole de chacune des entités (humaines et non humaines) de la situation, et qu’elles soient toutes représentées dans les espaces de négociation. Au-delà, ces porte-parole jouent un rôle majeur dans l’élargissement du réseau.

5. Les investissements de forme : ils représentent le travail des acteurs-

traducteurs qui réduisent la complexité de la multitude d’entités du réseau, et rendent ainsi le contexte et la problématisation saisissables. Ces investissements de formes produisent des « intermédiaires » (graphiques, tableaux, etc.)102peu nombreux et plus facile à maîtriser, qui viennent donner un sens aux entités éparses émanant de l’ensemble du réseau.

6. Les intermédiaires : il y a quatre types d’intermédiaires, qui véhiculent les

connaissances communes entre les entités et augmentent la cohésion du réseau : les informations, les objets techniques, l’argent, les êtres humains et leurs compétences103.

7. Enrôlement et mobilisation : « Le réseau se cimente par les intermédiaires,

mais sa mobilisation dépend aussi de la qualité de l’enrôlement opéré pour chacune des entités en présence » (Callon M., Latour B., 1991). Pour les auteurs l’affectation d’un rôle

(l’enrôlement) provoque une implication dans l’action (la mobilisation). Avoir un rôle, c’est devenir un acteur essentiel du réseau, ce qui augmente son sens aux yeux de l’enrôlé. L’enrôlement possède donc la double vertu de consolider le réseau et d’enraciner ses principaux actants.

8. Rallongement : rallonger le réseau est une des conditions de sa solidarité et sa

durabilité. Cette phase vise à multiplier les entités qui le composent dans une logique centripète, le noyau dur attirant à lui des actants de la périphérie du réseau. La dispersion et la fragilisation sont évitées grâce à la vigilance et la transparence.

102 Nous développerons leur rôle à l’occasion de la présentation de la théorie des objets intermédiaires (Cf. P1, Chapitre 3, § 2.5)

9. La vigilance : Toute chaîne de traduction est soumise en permanence à des

traductions concurrentes, qui ne peuvent être contrées que dans la mesure où celles-ci ont été préalablement identifiées. L’attention portée à la manière dont s’articulent les réseaux et à leur évolution est décisive.

10. la transparence qui assure la confiance : « Si, à la transparence des actions

susceptibles d’entraîner la confiance, se substituent la méfiance, le calcul tactique, alors, ceux des éléments du réseau qui auront le sentiment d’être tenus à l’écart de ce qui, à leurs yeux, deviendra une manipulation n’auront que de bonnes raisons pour penser qu’ils ont été trahis. La traduction initiale des enjeux et intérêts devient une trahison, elle-même synonyme de dislocation du réseau. » (Callon M., Latour B., 1991).

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