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Approche historique de l’évolution des dynamiques territoriales et socio-productives dans la vallée de

Description des contextes institutionnel et local

Planche 1 : photos de Tiquipaya 167 (à gauche) et Cochabamba (à droite)

2.2 Approche historique de l’évolution des dynamiques territoriales et socio-productives dans la vallée de

Cochabamba

2.2.1 Mise en place progressive des droits liés à l’eau et à la terre, depuis la conquête espagnole jusqu’à la réforme agraire de 1953

Ces quelques données sur les systèmes agraires vont nous aider à comprendre à la fois le ressenti des paysans indigènes sur la place qu’ils occupent dans la société actuelle et la complexité des droits d’accès à l’eau et à la terre.

Lorsque les incas conquièrent la vallée de Cochabamba, ils assujettissent les différents groupes ethniques présents et les incluent dans leur système de production et d’échanges entre étages écologiques. Ils développent le réseau de canaux d’irrigation préexistant et organisent le partage de l’eau (selon le principe général de la « bipartition andine », aransaya – urinsaya, qui sert ici simplement à distinguer les terres hautes des terres basses).

L’alliance des ethnies originelles avec les espagnols face à l’empire inca ne leur a pas permis de récupérer leurs terres et leur eau, malgré les promesses des nouveaux colonisateurs. Au début du 16ème siècle le roi d’Espagne divise la vallée de Cochabamba en quatre encomiendas. Les patrons espagnols obtiennent ainsi de grandes exploitations et surtout le droit de prélever travaux et tributs auprès des communautés indigènes vivant sur leurs terres. Néanmoins, l’insuffisante exploitation des mines de Potosi pousse le vice-roi de Tolède à organiser en 1571 dans la vallée cinq reducciones indígenas - ou Pueblos Reales - qui concentrent les indigènes sur un territoire délimité en leur accordant le contrôle de la terre et de l’eau ainsi que le rétablissement de leur système d’autorité ; en échange de quoi ils sont redevables - en plus des tributs agricoles - d’une certaine quantité de travail dans les mines (Francisco Toledo détourne en fait le système traditionnel de la Mit’a, les tours successifs de travaux communautaires). Les indigènes du Pueblo Real de Indios de San Miguel de Tiquipaya reprennent ainsi le contrôle d’un tiers des eaux du bassin versant de Cochabamba, mais le système des Mit’as et des tributs est poussé à l’extrême et la plupart préfèrent essayer de fuir la vallée.

Au cours du 17ème siècle les haciendas espagnoles se développent autour des Pueblos

Reales, en usurpant fréquemment des terres et de l’eau aux indigènes. Les négociations avec les caciques (chefs indiens) et les procès se multiplient pour régler les conflits autour de l’accès aux

ressources. Les attributions des encomiendas, celles de Toledo et les nouveaux droits accordés aux haciendas tendent à se chevaucher. En conséquence, des tours d’eau sont imposés par la couronne et leur fréquence augmente sensiblement. À Tiquipaya la multiplication des actes judiciaires de la famille Quiroga (grands hacendados locaux) accroît la pression sur les indigènes qui voient leurs droits d’eau considérablement réduits : ils passent en deux siècles de 10 jours tous les 30 jours à 7 jours tous les 44 (tour d’eau actuel du système dit de la « Machu Mit’a »). Les tours ainsi récupérés par les espagnols sont à l’origine des droits actuels des colonos, les descendants des travailleurs d’haciendas (dénommés ainsi quelle que soit leur origine ethnique).

Parallèlement le paiement des tributs et le travail dans les mines poussent de plus en plus d’indigènes à se faire passer pour des mestizos, des métis, exempts de travaux forcés et autorisés à devenir artisans ou simples ouvriers agricoles. Plus tard, la remise en cause de ce « privilège » provoque des soulèvements de la population métis, bientôt suivis par des révoltes indigènes, qui conduisent à de profondes réformes en 1794 : les Pueblos Reales gérés de manière communautaire sont divisés en petites propriétés de 10 hectares (les originancias) auxquelles on associe des tours d’eau de quelques heures mensuelles, et qu’on distribue aux indigènes en interdisant la division par héritage. On retrouve la trace de ces originancias dans les tours d’eau actuels des familles de Tiquipaya, notamment ceux des systèmes d’irrigation « Machu Mit’a » et « Lagum Mayu ».

En 1874 la Ley de Exvinculación introduit la propriété privée. Après un inventaire des terres et des eaux de surface utilisées par les indigènes et les espagnols, la couronne consolide la répartition existante (et donc les nombreuses usurpations) et l’association des deux ressources

terre et eau. Les droits d’eau sont ainsi inséparables de la possession d’un terrain. Les surfaces vacantes sont attribuées à des hacendados criollos – i.e. nés en Bolivie -, qui forment de petites et moyennes haciendas dont la taille augmentera au fur et à mesure de la récupération de terres indigènes (notamment après une forte sécheresse en 1932 qui conduit à des échanges de type « grains contre terrains »). De cette manière ils prennent le contrôle de nombreuses sources d’eau que la loi avait laissées aux indigènes. Le tournant du 20ème siècle est aussi l’occasion pour certains, principalement des métis, d’acheter des terres aux hacendados. On les regroupe aujourd’hui avec les descendants des propriétaires d’originancias sous le terme de piqueros.

La réforme agraire de 1953 abolie les formes serviles de travail et de services personnels, et exproprie (certains) latifundiaires dont les terres sont redistribuées entre colonos, piqueros et anciens mineurs, principalement. Les droits d’eau liés à la terre sont répartis entre ces nouveaux propriétaires. Mais à partir de cette époque, ce lien va se faire plus fragile au fil du développement de nouvelles activités humaines et des lois qui y sont associées.

La traversée accélérée et en version simplifiée de ce long processus historique de création, d’échange, d’accaparement et de récupération des droits sur l’eau et sur les terres nous éclaire sur la complexité de la situation actuelle et la position de certains acteurs.

Aujourd’hui cohabitent à Tiquipaya les assignations issues de 1874 (les tours d’eau font toujours référence en 2002 aux noms des originancias) avec de nouveaux systèmes d’irrigation créés au siècle dernier. Il y a 6 systèmes principaux sur la commune, et nombre de petits, chacun ayant sa source d’eau et son mode de fonctionnement. La participation en capital et en main d’œuvre constitue l’unique forme d’acquisition de droits d’eau dans les nouveaux systèmes. Dans les anciens, les piqueros essaient - parfois avec succès - de modifier la répartition de l’eau généralement favorable aux colonos, en faisant valoir un apport identique aux travaux d’entretien et de fonctionnement du système (condition actuelle de préservation des droits). Si le processus historique est remis en cause sur cet aspect précis d’iniquité, tous se réfèrent néanmoins au passé commun pour faire bloc, avec les paysans des nouveaux systèmes, afin de défendre face aux autres secteurs économiques leur accès à l’eau qualifié d’ « us et coutumes et droits d’usages », « usos y costumbres y servidumbres ». En effet, différentes lois issues des périodes d’ajustement structurel et de privatisation globale de l’économie168 affectent potentiellement les droits d’eau des communautés paysannes (Ley SIRESE, Ley de Electricidad, Código Minero, Ley

2029 de Agua Potable, etc.) en permettant à d’autres secteurs de s’attribuer des sources d’eau

traditionnellement utilisées par la population, et à l’Etat de distribuer des concessions à des entreprises.

Cette analyse facilite la compréhension de l’actuelle intransigeance manifestée par les paysans face à un quelconque risque d’usurpation moderne de « leurs » ressources naturelles. Ce sont 500 années de lutte indigène qui fondent l’inflexibilité et parfois l’intolérance dont peuvent faire preuve, nous le verrons, les paysans de Tiquipaya dans le processus de concertation sur la gestion de l’eau, souvent avec raison d’ailleurs. Cette habitude de l’oppression explique également l’opposition quasi-systématique du secteur paysan et des ethnies indigènes aux décisions des pouvoirs publics (la mairie dans notre cas) : une contestation récurrente qui est perçue par les autres acteurs comme une forme de conservatisme poussé, alors qu’elle est en réalité l’expression d’une méfiance bien fondée.

2.2.2 Evolution de l’agriculture au cours des 50 dernières années

A- Fond de vallée et piémont

Suite à la réforme agraire de 1953 les transformations de la partie basse de la commune se sont considérablement accélérées, pour devenir réellement impressionnantes à l’aube du 21ème siècle.

168 A partir de 1985 tous les gouvernements ont suivi la politique libérale mise en œuvre par le décret 21060 : privatisation des mines, des télécommunications, des transports aérien et ferroviaire, de l’eau, de l’électricité, des secteurs pétrolier et gazier.

En deux générations le minifundisme et la réduction des droits d’eau se sont généralisés à Tiquipaya. Puisque les dotations de parcelles et les tours d’eau associés se transmettaient essentiellement par héritage, le nombre élevé d’enfants par famille a contribué à une subdivision très rapide de ces droits. Le système de culture traditionnel fondé sur le maïs (en rotation avec de l’avoine, de l’orge ou du blé et souvent de longues périodes de luzerne) a peu à peu été abandonné au profit d’une introduction progressive de cultures plus intensives, notamment du maraîchage, avec parfois 3 cycles successifs (permis par une température proche de 25 degrés toute l’année). Les zones de piémont, aux sols plus maigres et plus proches des sources d’eau, se sont alors spécialisées dans les productions floricoles. La généralisation de ces cultures plus exigeantes en eau a contribué à l’augmentation du volume global nécessaire sur la commune et de la fréquence des irrigations. Quelques années de sécheresse ont conduit à la multiplication des crises et à la perforation de puits familiaux ou communautaires, essentiellement dans les zones les plus basses. De nombreuses sources se sont taries (la zone centrale où se déchargeaient traditionnellement les aquifères était quasiment marécageuse auparavant) et les droits d’eau liés à ces sources ont disparus au profit d’apports de capitaux dans les nouvelles perforations. En haut de piémont, les petits exploitants se sont mis à profiter régulièrement de leur position stratégique pour détourner des eaux de surface destinées à des exploitants plus en aval. Finalement, en quelques poignées d’années après la réforme agraire la majorité des cultures pluviales a été abandonnée, tout comme les différentes formes de repos des sols, et les besoins en eau ont fortement augmenté. Dès lors la recherche de financements pour la construction de grandes retenues dans la cordillère est devenue une préoccupation centrale pour les exploitants. Les lâchers d’eau depuis ces barrages sont aujourd’hui indispensables au maintien de la productivité agricole dans la vallée. Lors des deux dernières décades, les irrigants se sont attachés à augmenter la hauteur des barrages dans la cordillère ou à cimenter les principaux canaux d’adduction de sorte d’augmenter le volume d’eau disponible. Ils ont ainsi gagné plusieurs millions de mètres cubes par an.

Ces modifications des systèmes de production ont également provoqué un déplacement des besoins en eau dans le temps. Auparavant la saison des pluies (de décembre à mars essentiellement ; il tombe annuellement autour de 500 mm) permettait l’existence d’une phase où la pression sur l’eau se relâchait. En effet, en dehors des précipitations elles-mêmes, les réserves accumulées dans les lacs d’altitude étaient suffisantes et permettaient l’existence, pratiquement jusqu’au mois de septembre, d’une période d’ « eaux communes » durant laquelle de petits producteurs sans droits pouvaient profiter des systèmes d’irrigation. Peu à peu avec la multiplication des cycles de culture et donc l’augmentation de la pression sur la ressource eau, la crise annuelle des mois secs, de septembre à novembre, s’est étendue sur le calendrier. Aujourd’hui la situation est difficile dès le mois de juillet et les exploitants ne se font plus de « cadeaux » : les tours restent en vigueur plus longtemps et la période d’eaux communes devient de très courte durée.

Les besoins en eau se sont également déplacés dans l’espace, en remontant le piémont. La zone basse a toujours eu besoin de moins d’eau, continuant de privilégier la culture du maïs qui profite des pluies (ce qu’elle fait de plus en plus face au déficit hydrique croissant) et celle de la luzerne qui peut supporter des intervalles d’irrigation plus longs. Le développement de cultures plus exigeantes en eau et polycycliques a été plus important au niveau des pentes, où les sols sont plus maigres, les propriétés plus petites, et l’eau plus accessible. Or ces zones étaient historiquement les moins bien dotées en droits d’eau, et même si un certain rééquilibrage s’est opéré, la plupart des horticulteurs poursuivent leur activité grâce à des vols. Globalement, la tendance a été d’intensifier les cultures en amont et de les extensifier en aval.

B- Les parties hautes

Dans la cordillère qui surplombe le centre urbain, où vivent plus de 30 communautés, les évolutions ont été moins marquées.

Toutes les communautés d’altitude de l’ « altiplano » tiquipayeño vivent aujourd’hui d’activités quasiment identiques à celles des dernières décennies, et que l’on peut simplifier ainsi: la culture de tubercules – dont la pomme de terre, pilier de l’alimentation - et d’un peu d’avoine, alternée avec des prairies naturelles de longues durées permettant l’élevage très extensif de lamas et de brebis. Les quelques communautés qui possèdent également des territoires en haut de pente (entre 2500 et 3500 mètres d’altitude) pratiquent dans ces zones plus chaudes une polyculture plus diversifiée et d’autres élevages.

Ces populations altiplaniques plus isolées de la commune sont en partie préservées (pour le moment) des effets néfastes du développement de la vallée, puisqu’ils ont plus de surface disponible et que la croissance démographique est bien moindre en altitude. Néanmoins la présence sur leurs territoires de sources d’eau, qu’eux-mêmes utilisent traditionnellement et qui alimentent souvent aussi les habitants du fond de vallée, commence à leur créer de nombreux problèmes. Des conflits autour de l’appropriation de ces sources éclatent de plus en plus fréquemment.

C- Des fermes aux caractéristiques différentes selon leur localisation

Aujourd’hui la division tripartite entre zone basse, piémont haut et piémont bas est achevée dans la vallée. Celle-ci constitue un grand périmètre irrigué. Sans retranscrire ici notre analyse détaillée des systèmes de production de cette zone, ce qui n’apporterait rien au propos qui suivra, nous caractériserons rapidement ces exploitations.

En haut de piémont (pentes de 5 à 15%) sont cultivés des fleurs et des légumes, et en bas de piémont (pentes de 2%) essentiellement des légumes. Les exploitations agricoles y ont une superficie comprise entre 500 mètres carrés et un hectare. Les systèmes de production sont assimilables à du jardinage associé à de petits élevages. On trouve quelques vaches et des micro-parcelles de fourrages en bas de piémont.

Pour leur part, les producteurs de la partie basse de la vallée se consacrent essentiellement à l’élevage bovin laitier (et aux cultures de maïs, d’avoine et de luzerne associées), sur des superficies allant de 1 à 3 hectares. S’ajoute à ce tableau une poignée d’exploitations plus grandes et le cas unique d’une ferme de 40 hectares.

Les parcelles sont généralement intimement mêlées avec les habitations, avec de véritables zones d’agriculture urbaine. Toutes les familles qui possèdent moins d’un demi hectare vendent leur force de travail comme journaliers dans d’autres exploitations ou s’appuient sur la double activité du chef de famille (dans la maçonnerie, l’industrie ou les taxis essentiellement). Cette situation caractérise plus des deux tiers des exploitants.

Les plus jeunes présentent un intérêt de plus en plus réduit pour l’agriculture, se tournant plutôt vers la ville pour y travailler ou parfois y étudier. Les pères de familles ne tentent pas nécessairement de retenir leurs enfants sur l’exploitation, compte tenu des nombreuses difficultés actuelles du milieu paysan. Localement la tradition paysanne se perd rapidement.

Nous présentons en page suivante (planche 2) quelques images illustrant l’agriculture sur la commune.

Les dynamiques agricoles que nous venons d’exposer ont ensuite été accélérées et complexifiées par une urbanisation extrêmement rapide qui a débuté après les années 80. Le changement d’usage des sols est radical : dans la partie basse de Tiquipaya, la surface urbaine est passé de 1% à 40 % entre 1983 et 2002, au détriment des espaces agricoles. Cette urbanisation s’appuie sur un mécanisme très simple : d’un côté une explosion démographique, et de l’autre une mise à disposition des terres agricoles pour les futurs citadins.

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