Choix des terrains d’étude et élaboration des protocoles d’expérimentation
Section 2 : Les outils d’analyse théorique mobilisés dans la recherche
2.2 Apports méthodologiques de l’ASGE 107 pour l’analyse des concertations
2.2.2 Une méthodologie d’analyse fondée sur la notion de « forçage »
Nous allons présenter ici une grille d’analyse qui propose une méthode pour évaluer la qualité des processus de concertation. Bien qu’elle ait été développée dans le cadre des politiques d’aménagements publics (et plus précisément de la discussion autour des projets d’infrastructures), cette grille est extrapolable à l’analyse de tout processus de concertation. Elle s’appuie sur les modèles de processus de décision DADA, PER, IDE et CAC. Rappelons que cette typologie est née de la volonté de ne pas considérer le projet d’aménagement de manière caricaturale comme étant soit poussé par des porteurs, soit réclamé par des parties prenantes, mais d’intégrer dans l’analyse l’asymétrie de pouvoir entre ces deux types d’acteurs. Rappelons que l’exploitation consciente de cette asymétrie par une de ces parties est qualifiée de « forçage » vis-à-vis du projet. « L’enjeu déterminant n’est pas tant l’instauration d’instances
collégiales de concertation en amont, que la sortie des dynamiques de « forçage » où certains aménageurs tentent d’imposer leurs projets » (Mermet L., 2004). L’opposition entre les
porteurs d’un projet et leurs opposants est selon lui au centre des processus de concertation. Compte tenu de nos positions et des développements exposés au paragraphe précédent, notre objectif sur le terrain sera principalement que les décisions, si décisions il y a - et à défaut le processus de réflexion collective -, soient prises de manière transparente, en considérant pleinement les points de vue issus de la Société Civile et les divergences d’intérêts. La concertation ne doit en aucun cas être instrumentalisée par la classe dirigeante pour valider ou faire accepter un projet déjà décidé en amont (le modèle IDE, et, dans une moindre mesure DADA111). L’objectif de la concertation, à défaut d’identifier les bases fondamentales d’un projet, est d’élaborer un regard critique sur sa nature et son élaboration, nourri de multiples points de vue, sans pour autant remettre en cause la compétence technique des éventuels « spécialistes ».
Néanmoins, il faut reconnaître que dans la pratique peu de projets se construisent sur le modèle CAC. Et aujourd’hui rares sont les projets qui peuvent être refondés en profondeur, voire rejetés, à l’issue d’une concertation. Ceci semble d’autant plus vrai au Sud, où l’asymétrie entre porteurs de projets classiques (administrations d’Etat, entreprises privés, coopération internationale, etc.) et parties prenantes est souvent très importante. Dans ces contextes la
distribution de petits cadeaux, l’octroi de petits pouvoirs, la corruption de certains chefs de communauté et l’intimidation permettent trop fréquemment de résoudre les divergences d’intérêts sans véritables débats. En Bolivie, la confrontation entre les porteurs du projet de construction des égouts et d’adduction d’eau potable112 et leurs opposants dans la société civile a conduit à la méfiance, et de nombreuses signatures furent collectées en aparté, autour de quelques bouteilles. Ce qui n’a cependant pas empêché la naissance d’un mouvement de révolte. En Equateur, les petits projets de développement dans les communautés113 servaient d’enchères politiques dans un jeu de « démagogie développementiste » du plus mauvais goût… Le fait d’avoir observé de nos propres yeux ce type de « forçages » sur le terrain et la difficulté dans ces conditions de mettre en place une concertation de qualité explique sans doute notre intérêt vis-à-vis de ce concept, en tant que critère d’évaluation des concertations.
Pour expliciter plus avant la notion de « forçage », il est crucial de noter que les décisions unanimes dans le cadre de projets d’infrastructures relèvent de l’exception, pour ne pas dire qu’elles sont impossibles. Par ailleurs il est rationnel pour un acteur donné de défendre la position qu’il pense être la bonne. Un porteur de projet est un homme armé de convictions, la question centrale est donc de savoir jusqu’où il doit (ou peut) aller pour éliminer les réticences. « L’enjeu d’une décision concertée n’est pas l’absence de forçage, mais d’appliquer réflexivité et modération aux efforts déployés pour surmonter les oppositions » (Mermet L., 2004). Si le forçage se révèle trop important, on en revient à une situation de «
pseudo-concertation » (Sauquet et al., 2004).
Mais que qualifier de « forçage », et comment en évaluer l’intensité ? Six critères sont proposés, dans le tableau en page suivante, pour apprécier le forçage par ses extrêmes.
112 Voir dans la description des terrains le problème de l’EPSA (commanditaire = mairie de Tiquipaya, maître d’œuvre et d’ouvrage = équipe de l’ingénieur en charge de la conception)
Critères de procédure Forçage nul à modéré Forçage intense
Passage à l’acte
Les porteurs du projet s’abstiennent de violence physique et ne prennent pas de mesures qui anticipent sur
les étapes des procédures
Recours à des actions physiques de répression, passages à l’acte
(travaux, acquisitions) sans attendre la conclusion des procédures et négociations, voire
en passant outre
Débat public (cf. tableau page suivante)
Le projet est soumis à un débat public où tous peuvent s’exprimer à part égale, et où
les conditions de débat permettent la concentration sur les enjeux importants, la
continuité de la discussion, l’échange d’arguments
Le projet n’est discuté que dans des instances où le public et les
représentants des parties prenantes n’ont pas accès au débat, ni comme participants, ni
comme observateurs
Lisibilité des portages et des oppositions
Les acteurs porteurs du projet peuvent être clairement identifiés, ainsi que ceux exprimant des oppositions
Le projet se présente comme émanant de collectifs aux périmètres flous, ou bien les porteurs sont définis seulement
sur un plan institutionnel et formel
Lisibilité des intérêts en jeu
(avantages et préjudices)
Lors des débats, les intérêts en jeu pour les participants
sont assumés et mis en discussion
Des intérêts en jeu sont occultés, activement ou par omission
Qualité des études qui fondent le projet (« profondeur de l’offre », pour ne pas s’appuyer que sur
critères procéduraux de pure concertation)
Le projet est accompagné d’études techniques, économiques, sociales
approfondies.
Le projet repose sur des études techniques, économiques et sociales sommaires ou prêtant
délibérément à des lectures trompeuses
Présence et portée des alternatives au projet (largeur de l’offre)
Le projet est accompagné d’une mise en perspective qui
favorise la comparaison avec des voies d’action
alternatives.
Le projet est proposé seul, dans des conditions où il est difficile
de le comparer avec d’autres actions qui pourraient constituer
des alternatives.
Tableau 2 : Présentation des « critères de forçage » au sein de processus de concertation
Quatre règles proposées par Fourniau114
• La publicité des débats implique leur publication
• La pluralité des débats suppose la participation au débat contradictoire oral.
• L’équilibre du débat est garanti par le fait que tous les participants sont traités sur un pied d’égalité
• La force des arguments fonde les convictions forgées lors du débat
Six critères proposés par Callon115,
Lascoumes et Barthe
Critères de dialogisme des procédures :
- intensité (engagement précoce de participants bien choisis) - ouverture (diversité et représentativité des participants) - qualité (sérieux et continuité des prises de parole) Critères de mise en oeuvre :
- égalité des conditions d’accès au débat - transparence et traçabilité des débats - clarté des règles organisant les débats
De l’analyse de différentes expériences de terrain, Mermet conclue à un recours extrêmement fréquent aux dispositifs de forçage dans la discussion des projets. Mais il constate également que dans les quelques exemples où le processus de décision arrive à échapper à ce forçage (ce qui n’est jamais simple), la négociation se refonde et les projets évoluent de manière positive, rapide et spectaculaire.
Quelles perspectives sont proposées sur la base de cette théorie qui place les forçages au centre de l’analyse ? Mermet propose notamment d’apprécier la qualité des
dispositifs de concertation (quels qu’ils soient) en évaluant les possibilités que ces derniers offrent aux participants pour sortir des forçages habituels. Il identifie ainsi six
« critères de sortie » qui contribuent à faire progresser la concertation : fournir une alternative aux voies de fait, améliorer le débat public, rendre lisibles les rôles des différentes parties prenantes, éclairer les intérêts de chacune, discuter et approfondir les expertises, resituer dans une vue plus large de la situation décisionnelle (Mermet L., 2004).
Il précise que cette analyse n’a de sens qu’au sein d’une étude profonde du système d’action considéré (différentes séquences, différents processus formels et informels, etc.) qui doit donc être menée en parallèle.
114 Fourniau J.-M., (2001), Mésentente et délibération dans les conflits d'aménagement : l'expérience du débat public institutionnalisé, in Ion J., Gillio C. et Blais J.-P. (dir.), Dynamiques associatives et cadre de vie, MELT-PUCA.
115 Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain – essai sur la démocratie technique ; Seuil
Tableau 3 : Apprécier la part de débat public dans le portage des projets ; détail de la
Critères
Ressources que le dispositif à évaluer offre
aux acteurs pour éviter le « forçage »
Ressources que le dispositif à évaluer offre
aux porteurs de projets pour écouter les objections et requalifier
les projets
Usage de la force
Capacité de dissuasion (par exemple par la publicité de
la procédure) ; alternative au fait de subir l’usage de la force ou un passage à l’acte
Capacité du dispositif à permettre une compréhension et une prévision des besoins futurs
; alternative crédible à l’usage de la force
Débat public
Des occasions d’articuler clairement les objections en
public ; une épreuve de qualité des arguments
Des occasions d’entendre objections et suggestions
dans des formes exploitables pour la requalification du projet
Lisibilité des portages et des oppositions
Une occasion pour légitimer l’expression des oppositions, et pour contrecarrer les stratégies de porteurs de projets qui s’avanceraient « masqués »
L’occasion de se présenter comme porteur de projet sans prêter le flanc à une disqualification, et d’obtenir une lisibilité des oppositions
Lisibilité des intérêts en jeu
Des éléments pour comprendre les intérêts en jeu, pour analyser de façon critique les arbitrages
sous-jacents
Des occasions pour mieux comprendre les acteurs et les logiques en présence,
pour cerner les attentes
Approfondissement des études au fondement du projet (profondeur de l’offre)
Une arène d’expertise et de contre-expertise sur les fondements des projets
Un débat critique pour évaluer la nature des oppositions, consolider,
modifier ou invalider le projet suffisamment tôt pour éviter l’investissement
à fonds perdus
Présence et portée des alternatives au projet (largeur de l’offre)
Une occasion de pluralisme des propositions et/ou l’insertion d’un projet dans
un cadre de planification plus large
Un espace de travail sur les variantes, les alternatives,
sur les opportunités plus larges offertes à des projets
à venir
Cette grille représente donc un outil intéressant pour questionner nos hypothèses de recherche et en particulier H2 et H3. L’hypothèse H2 « la réalisation et l’exploitation en groupe de la vidéo contribuent à la construction de nouveaux espaces de discussion propices à une dynamique de prise de décision collective » sera renseignée dans la perspective du forçage en répondant à la question suivante : la réalisation et l’exploitation en groupe de la vidéo a-t-elle permis de réduire les forçages lors du processus global de concertation ? Dans une approche
Tableau 4 : Grille d’évaluation de la contribution des dispositifs de concertation aux processus
comparative de nos différents terrains d’étude, nous pourrons également nous pencher sur l’hypothèse H3 en nous interrogeant sur la question suivante : une réalisation plus conjointe des différentes fonctions liées à la vidéo permet-elle une plus grande réduction des forçages au cours du processus de concertation ?