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Evolution de l'usage de la terre a Tiquipaya entre 1983 et 2003

Planche 3 l’urbanisation et ses conséquences à Tiquipaya

Division d’une ancienne exploitation en « lots » revendus pour l’urbanisation (F. Zammito)

Construction de villas sur le piémont

Perforation d’un puit individuel

Perte d’accès aux canaux

Encombrement des canaux et pollution des rivières

Destruction de l’infrastructure d’irrigation

2.3 Clivages socio-ethniques, données socio-économiques et

organisation politique à Tiquipaya

2.3.1 Diverses divisions et une immense fracture sociale

Il n’est pas évident d’imaginer à quel point le contexte social général du pays peut influer sur les logiques quotidiennes de ses différents habitants174, ni de quelle manière certaines situations locales ne sont souvent que le strict reflet des problématiques nationales. En Bolivie beaucoup de personnes mènent dans leur engagement, au jour le jour et à petite échelle, un combat idéologique de plus grande portée et plus ou moins conscient. Cette facilité dont dispose la population à mettre en regard différentes échelles relève aussi de la relative simplicité du principal moteur de ces actions : la marginalisation récurrente de la majorité indigène du pays.

En effet, quiconque s’intéresse de près à la Bolivie en arrive rapidement à caractériser le pays par des contrastes et des extrêmes, et se trompe somme toute très peu. On en vient vite à faire un lien plutôt étroit entre les 60% d’amérindiens et les 60% de la population qui vivent sous le seuil de pauvreté et n’ont pas d’accès correct aux services de base. Et pourtant les 6 millions de personnes appartenant aux ethnies Quechua, Aymara, Guarani, Tacana, Pano, Aruaco, Chapacura ou encore Botocudo diffèrent radicalement en termes de cultures et de traditions, de langues et de couleurs de peau. Sur ce dernier point, un élément les fédère cependant : ils ne sont pas blancs. Et socialement, blanc est synonyme de nanti, car l’oligarchie souveraine dans le pays est de cette couleur, et hispanophone. Les analystes s’accordent à dire que 50 familles dirigent l’ensemble du pays. Tous ultra-libéraux, sympathisants étasuniens et européens, intellectuels ou militaires, ils ont depuis longtemps fait main basse sur la politique, les finances, les terres (les grands terratenientes de la plaine amazonienne par exemple), l’industrie ou le commerce. Et même si « blanc » renvoie plus à un statut socio-économique qu’à une pigmentation (des métis font partie de ces hautes sphères), la caricature est malheureusement bien fidèle à la réalité.

Cette situation est évidemment propice au développement des injustices les plus criantes, au règne de la corruption (la Bolivie est le deuxième pays le plus corrompu du continent après Haïti) et à une instabilité sociale et démocratique permanente175.

L’opposition du peuple présentait, jusque très récemment, un caractère très divisé. Les principaux mouvements populaires étaient la confédération des syndicats paysans (CSUTCB), le très radical mouvement indigéniste Pachakuti (MIP), les centrales ouvrières (COR et COB), la fédération des comités de voisinage (Fejuves, toute puissante dans l’immense bidonville d’El Alto), les coordinations sur l’eau et les fédérations d’irrigants. Ces multiples organisations à tendance socialiste, marxiste, ne partagent pas une réelle identité et n’affichent généralement pas leur unité. C’est cependant un patchwork de volontés fortes capables de se fédérer temporairement pour lutter contre les privilèges de l’oligarchie. La situation a changé depuis 1999 avec la création du Mouvement Vers le Socialisme (MAS), parti des cultivateurs de coca ou

cocaleros, issu du syndicalisme radical paysan anti-libéral et anti-Etat-Unis. Le parti devient un

bon compromis de représentation des différents mouvements sociaux énumérés, puissants (lorsqu’ils se mobilisent) et impuissants (de par leur division) à la fois.

Où nous conduisent ces considérations ? Un des slogans du MAS était « le poncho et la

cravate doivent travailler ensemble ». Là est bien le problème. A Tiquipaya cette co-action reste

une utopie. Les indiens, qu’ils soient anciens mineurs, paysans ou chauffeurs de taxi, s’opposent presque systématiquement aux décisions des administrations. De la même manière l’organisation des irrigants, qui soutiennent très largement le MAS, s’oppose aux autres partis politiques, et donc à la Mairie (tenue par le MNR, l’ennemi juré) ou même à son propre président (court-circuité

174Exception faite des communautés réellement reculées, cependant nombreuses.

175 Le pays détient le triste record du nombre de coups d’Etat dans le monde : 190 en 180 ans. Des situations extrêmes se mettent en place très rapidement, encore aujourd’hui. A la période de notre projet l’armée et la police se sont affrontées dans les rues de La Paz, laissant plusieurs morts. Puis le peuple entier s’est soulevé contre l’exportation de gaz vers la Californie via le Chili, avec le même coût humain. Peu après notre départ le peuple d’El Alto, insupporté par le mépris de la classe dirigeante, a chassé le président Lozada du pays : 67 morts et des centaines de blessés…

pour avoir soutenu ouvertement le MNR) : à l’échelle locale, l’autorité de nature traditionnelle ou charismatique prend régulièrement le pas sur l’autorité rationnelle-légale. Et le refus du dialogue s’enracine dans des oppositions ethniques, sociales et politiques.

Enfin la corruption est répandue sur la commune, notamment du côté des puissants qui souhaitent s’y installer de manière privilégiée. Globalement on retrouve à Tiquipaya l’ensemble des clivages nationaux, et donc des logiques de lutte associées, à une échelle plus réduite.

2.3.2 Dans la cordillère : la communauté menacée par ce qui se joue plus bas ?

La trentaine de communautés qui vivent dans la cordillère au dessus du centre ville sont marginalisées à un niveau encore supérieur, puisqu’en tant que ruraux reculés leur légitimité citoyenne est totalement déconsidérée. On leur destine certains égards lorsque c’est nécessaire (élections, projet d’infrastructure sur leur territoire, etc.) mais ils restent globalement d’évidents laissés pour compte. Plus l’éloignement géographique est important, plus l’exclusion politique municipale l’est aussi. Il est vrai que les communautaires se désintéressent également de la vie de Tiquipaya, concentrant leur attention et leurs énergies sur le fonctionnement et la préservation de la communauté. Celle-ci constitue à elle seule une entité politique et sociale indépendante, mais surtout leur forme d’organisation traditionnelle contrastant avec l’appartenance communale que l’Etat leur impose. Ces habitants deviennent même illégaux dans leur propre pays, n’ayant souvent aucun papier : certains ne descendent jamais vers la ville, la totalité des démarches administratives sont en espagnol (bien que le quechua, parlé à Tiquipaya, fasse partie des 3 langues officielles du pays), et au-delà le fonctionnement formaliste, écrit, bureaucratique et monétarisé de la société de la vallée leur est totalement étranger. Encore plus que l’éloignement géographique c’est donc aussi l’isolement culturel qui les exclue de la société civile, et les fragilise dangereusement dans leur relation aux autres groupes sociaux. On constate une certaine forme d’innocence de leur part qui contraste avec les visions hautement stratégiques et individualistes entrant en jeu dans les conflits d’intérêts autour des ressources naturelles. Pourtant ces conflits les concernent chaque jour un peu plus. Généralement pour toutes les démarches qui demandent une représentation, les communautés s’appuient sur les rares membres dont les contacts avec la ville sont plus fréquents, parfois parce qu’ils y travaillent à temps partiel.

Les communautés sont donc menacées par les mutations territoriales de Tiquipaya qu’elles ne peuvent absorber, même si elles restent jusqu’à présent assez éloignées de l’épicentre du séisme. Le mode d’organisation communautaire en Bolivie est avant tout une stratégie de survie dans un environnement naturel où l’individu isolé n’a pas sa chance. C’est une forme de protection, articulée par divers mécanismes collectifs tels que le travail communautaire, l’entraide, le troc, la gestion commune du territoire176 et des conflits. L’unité familiale existe mais c’est souvent l’intérêt communautaire qui prévaut. Vis-à-vis des ressources, la gestion s’assimile à un contrôle populaire et une auto-organisation locale pour leur partage et leur distribution : un schéma plutôt antithétique de la véritable guerre qui se livre en contrebas. Il semble difficile d’imaginer une cohabitation sans heurts entre un modèle de développement capitaliste à l’échelle nationale et un modèle de développement communautaire à l’échelle locale.

2.3.3 Quelques données socio-économiques brutes pour la vallée

Rappelons que la zone basse de la commune, incluant piémont et vallée, regroupe 30 000 des 40 000 habitants sur seulement 5 à 10 % du territoire global. Selon l’institut national bolivien des statistiques (INE), 42% de la population de cette zone vit sous le seuil de pauvreté. 80% des familles gagnent entre 50 et 250 dollars mensuels. Seulement 14% de la population a accès aux « necesidades básicas » (maison, eau, éducation, assainissement, services de santé).

Le marché de l’emploi est particulièrement restreint à Tiquipaya. Les activités de chaque personne sont donc précaires et multiples. 20% des chefs de famille sont maçons ou menuisiers en première occupation (ce secteur est évidemment porté par l’urbanisation) ; 15% travaillent

dans le commerce informel, 10% dans l’agriculture, 10% dans les transports, 8% comme employés, 5% dans l’éducation, 5% dans la mécanique ou divers travaux techniques. 25% ont une activité « autre », c'est-à-dire bien souvent la « débrouille ». De la même manière les femmes, qui ne rentrent pas dans ces statistiques, multiplient les occupations pour la plupart informelles : revente d’habits, de produits plastiques, petits stands de préparation de jus de fruits, de soupes, jardinage et vente de fruits et légumes, sucreries ambulantes, travaux de journaliers, etc. L’activité agricole reste une activité secondaire de nombre de familles.

2.4 La participation locale institutionnalisée : la Loi 1551 dite

de « Participation Populaire » (LPP)

Nous abordons ici une loi qui, nous le verrons, est souvent au centre des débats qui ont suivi les projections de la vidéo.

2.4.1 Modification de l’organisation sociopolitique nationale et renforcement de la participation citoyenne

Cette loi constitue depuis une dizaine d’années le cadre dans lequel se déroule la gestion des communes. En 1994, le président Gonzalo Sanchez de Lozada met en place un processus de décentralisation dans tout le pays, via un transfert de fonds et de compétences aux municipalités177. L’objectif officiel est de donner aux communes un rôle actif dans leur développement et celui du pays, pour améliorer la démocratie et les conditions de vie concrètes des habitants. Les deux piliers de la loi sont les suivants : d’un côté la planification participative des projets sociaux et productifs178, de l’autre le contrôle social de leur exécution.

Pour se faire une idée du changement que représente cette loi, il faut savoir que jusqu’à cette époque seulement 24 sections de province dans le pays recevaient des fonds du gouvernement central. Et la juridiction territoriale des municipalités ne s’étendait pas au-delà des zones urbaines, laissant la plus grande partie du territoire bolivien sans présence ni contrôle de l’Etat179. Cette décentralisation à la fois administrative, politique et budgétaire est donc un bouleversement majeur pour la Bolivie en termes de gouvernance au sens large.

La loi s’appuie sur la reconnaissance d’entités juridiques territoriales nouvelles, à une échelle micro-locale, les « OTB », pour Organización Territorial de Base. Les OTB permettent notamment la reconnaissance légale des organisations sociales traditionnelles, en respectant toute leur variété de noms et de formes : ce sont concrètement des associations de quartier et comités de voisinage en zone urbaine, des communautés indiennes et des syndicats paysans en zone rurale. En plus de leur reconnaissance les compétences suivantes leurs sont dévolues :

Identifier, hiérarchiser et prioriser les nécessités et aspirations communales, qui sont la base de l’élaboration du PDM (Plan de Développement Municipal, à moyen terme)

Contrôler l’exécution des programmes et projets réalisés dans leur juridiction territoriale et en informer le « comité de vigilance », constitué trois membres permanents choisis parmi les représentants des OTB

Participer et coopérer dans l’exécution de programmes, projets ou activités qui émergent du PDM et sont dans le POA (Plan Opérationnel Annuel)

Proposer et suggérer des ajustements au PDM en vue d’optimiser l’utilisation des ressources et d’assurer qu’une attention réelle soit portée à toutes les demandes.

177On n’en dénombre que 314 dans le pays. Ces communes sont donc particulièrement étendues !

178 Conscients du fait que l’augmentation des services sociaux n’a permis de limiter ni la pauvreté ni l’exode rural en raison du manque de génération de revenus, le gouvernement et la coopération internationale ont tenté de promouvoir le concept de « municipalité productive »

179 la Loi Organique de Municipalités limitait la juridiction territoriale des gouvernements municipaux aux capitales de département, de province, de section municipale et de cantons, c'est-à-dire aux zones urbaines

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