• Aucun résultat trouvé

La renonciation à l’analyse du but de l’ingérence L’affaire Handyside c Royaume-Uni a fourni la première analyse de la marge nationale

latitude le temps venu de résoudre un conflit entre les droits de la personne qu’elle doit protéger

B. Le peu de contrôle de la norme morale et du choix des moyens

1. La renonciation à l’analyse du but de l’ingérence L’affaire Handyside c Royaume-Uni a fourni la première analyse de la marge nationale

d’appréciation ainsi que la première décision encadrant la notion de moralité publique. En droite ligne avec son caractère subsidiaire, la Cour affirme que non seulement il n’est pas possible de dégager une « notion européenne uniforme de la “morale” », mais que l’article 10(2) de la

Convention européenne « réserve aux États contractants une marge d’appréciation259 ». Le lien est

ici clairement stipulé entre la marge nationale d’appréciation et la morale. Les arrêts Sunday Times et Dudgeon ont réaffirmé et confirmé ce lien sans l’amender, et ne se sont pas penchés davantage sur la notion de moralité publique. De plus, face à l’absence de standard commun en matière d’interprétation de la norme morale, le Comité des droits de l’homme a, lui aussi, initialement et implicitement, accordé une large marge de manœuvre aux autorités nationales. Ainsi, il semble que « la présence d’un facteur moral déclenche la reconnaissance d’une marge d’appréciation au profit de l’Etat260 ». Cette conclusion, réaffirmée et confirmée dans chacune des décisions, a engendré l’effacement de l’analyse du but de la mesure contestée, à savoir la moralité publique. Cette conclusion rejoint, d’une part, les décisions d’irrecevabilité et les arrêts au fond de la Cour européenne des droits de l’homme qui s’en remet dorénavant à une analyse de l’immoral, du blasphème ou du discours haineux (a) et, d’autre part, les décisions du Comité des droits de l’homme qui reposent sur l’étude des facteurs moraux (b).

a. La détermination de l’immoral, du blasphème

et du discours haineux par la Cour

européenne

En matière d’irrecevabilité, la Cour européenne s’est faite succincte, principalement dans trois affaires. La Cour a rejeté la requête de M. Palusinski, un ressortissant polonais ayant produit un guide sur les stupéfiants. M. Palusinski était condamné à une peine d’emprisonnement de 15 mois pour avoir incité les lecteurs à l’usage de stupéfiants en décrivant ces derniers comme bénéfiques pour 259 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 48.

260 Ségolène Barbou des Places et Nathalie Deffains, « Morale et marge nationale d’appréciation dans la

jurisprudence des Cours européennes » dans Ségolène Barbou des Places, Remy Hernu et Philippe Maddalon, dir, Morale(s) et droits européens, Paris, Pedone, 2015, 49 à la p 55.

la santé mentale et physique, sans jamais se pencher sur la protection de la santé et de la morale publiques aux titre du motif d’ingérence. La Cour a affirmé, laconiquement, que « la condamnation du requérant et la peine qui lui a été infligée ne sauraient être considérées comme ayant outrepassé la large marge d’appréciation dont bénéficient les juridictions internes en matière de protection de la santé et de la morale publiques261 ».

On trouve une mention similaire dans la décision SB et DB c Belgique. Selon la Cour européenne : Les autorités nationales jouissent d’une large marge d’appréciation en matière de protection de la morale et des droits d’autrui. La Cour a déjà relevé qu’on chercherait en vain dans l’ordre juridique et social des Etats contractants une notion européenne uniforme de la morale et les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis des exigences de cette dernière comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre.262 Finalement, quant à la décision Friend et al c Royaume-Uni263, les requêtes concernaient des

interdictions formulées contre la pratique de la chasse traditionnelle aux animaux sauvages, accompagnée de chiens, au Royaume-Uni et en Écosse, où deux lois avaient été adoptées en ce sens. Les requérants ont contesté les lois notamment au motif qu’elles portaient atteinte à leur vie privée alors qu’un des requérants alléguait la violation de sa liberté d’association. C’est sous ce dernier point que la limitation de moralité publique a été invoquée par le gouvernement. Or, la Cour n’a reconnu aucune ingérence dans le droit d’association puisque rien dans la mesure contestée n’interdisait aux requérants de s’associer pour pratiquer une tout autre chasse. Elle a ainsi déclaré les requêtes irrecevables, non sans avoir qualifié cette chasse d’immorale.

Dans les faits, la Cour européenne ne s’est pas aventurée à définir la moralité publique. Par conséquent, la morale, ou la moralité publique, est une notion évolutive qui, comme elle l’a précisé, « varie dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque264 ». La Cour a précisé

que la morale varie au sein d’un même État selon « l’existence de diverses communautés culturelles, religieuses, civiles ou philosophiques265 ». En définitive, la Cour, comme le Comité,

laisse aux États le soin de définir la moralité publique. Ni la Cour ni le Comité ne définissent la

261 Palusinski c Pologne, n° 62414/00, [2006] XIV CEDH 327 à la p 343. 262 SB et DB c Belgique, no 63403/00 (15 juin 2006) à la p 16.

263 Friend et al c Royaume-Uni, no 16072/06 (24 novembre 2009).

264 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 59. Voir en ce sens Dudgeon c

Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 ; et Müller et autres c Suisse (1988), 133 CEDH (Sér A) 1 au para 36.

morale, et elles laissent aux autorités locales le soin de définir l’immoral, le caractère obscène, indécent ou encore violent des choses, et ce, essentiellement en matière de liberté d’expression et de manifestation de sa religion266 dans les décisions et arrêts au fond.

Dans l’affaire Dudgeon, les mesures nationales, soit deux séries de lois pénales qui criminalisaient les actes homosexuels entre adultes consentants, ont rapidement été reconnues comme des mesures de la nature de la protection de la moralité publique267. En effet, la Cour

reconnaît que ce sont là des lois dont la destination était de « combattre les publications “obscènes”, définies par leur tendance à “dépraver et corrompre”268 » et d’« imposer une

conception alors dominante de la morale sexuelle269 ». Elle juge que pour déterminer les exigences

de la protection de la morale comme les autorités de l’Irlande du Nord l’entendent, il est nécessaire de replacer les mesures – ici les lois pénales – dans leur contexte social. Elle ajoute :

Si dans d’autres parties du Royaume-Uni […] des mesures semblables ne passent pas pour nécessaires, il n’en résulte pas qu’elles ne peuvent l’être en Irlande du Nord. Dans un État où vivent des communautés culturelles diverses, les autorités compétentes peuvent fort bien se trouver en face d’impératifs divers, tant moraux que sociaux.270

Dans l’affaire Müller c Suisse271, les requérants, œuvrant tous dans le milieu artistique, ont été

condamnés pour avoir tenu une exposition d’art contemporain lors de laquelle des toiles jugées blasphématoires ont été saisies ; elles ont été rendues à son créateur six ans plus tard. Il a été reconnu, succinctement, que les deux mesures, des dispositions du Code pénal suisse ayant conduit à la condamnation et à la confiscation, avaient pour but de protéger la moralité publique. La Cour européenne a d’abord rappelé qu’en matière de protection de la morale les autorités nationales étaient plus compétentes que le juge international pour trancher une affaire, particulièrement à la lumière du contexte national et de l’époque donnée272. Elle a ensuite réitéré

qu’il était impossible de dégager une notion unique de la morale, surtout à notre époque qui

266 Par exemple dans l’affaire Perrin c Royaume-Uni, n° 5446/03, [2005] XI CEDH 339, la Cour s’en est tenue à

la définition de l’obscénité en droit anglais. Le requérant a été reconnu coupable pénalement pour avoir diffusé des images obscènes en ligne, ce qui n’a pas été reconnu comme une violation à sa liberté d’expression. La mesure en était une de moralité publique et de protection des droits d’autrui, indistinctement. 267 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 46. 268 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 46. 269 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 46. La qualification de la nature de moralité publique des mesures n’était d’ailleurs pas formellement contestée par les requérants. 270 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 56. 271 Müller et autres c Suisse (1988), 133 CEDH (Sér A) 1. 272 Müller et autres c Suisse (1988), 133 CEDH (Sér A) 1.

connaît des évolutions profondes en matière de liberté d’expression et de religion. Elle a toutefois précisé que la possibilité pour un État de règlementer s’avérait plus étendue s’il le faisait dans des domaines susceptibles d’offenser ou de choquer les convictions des citoyens. Ainsi, malgré l’absence de définition, il y a bien une première gradation implicite des mesures dites de moralité publique : plus elles visent certains domaines liés aux mœurs, plus la marge d’appréciation est étendue. Le juge européen a par ailleurs confirmé le caractère régalien et social de la norme de moralité publique dans la mesure où les convictions des citoyens devaient être identifiées afin de déterminer ce qui relevait ou non de leur moralité publique.

Dans l’arrêt Wingrove c Royaume-Uni, le requérant, un réalisateur et scénariste, a contesté une décision rendue par l’Office britannique des visas cinématographiques, qui a refusé de délivrer un visa pour l’exportation d’un film jugé obscène. Pour l’essentiel, le film présentait un amalgame de scènes à caractère sexuel entre des personnages de l’Église catholique. Le gouvernement anglais a soutenu que cette ingérence dans la liberté d’expression était nécessaire afin de protéger les droits d’autrui et non la moralité publique. Toutefois, la Cour a apporté des précisions :

une plus grande marge d’appréciation est généralement laissée aux Etats contractants lorsqu’ils règlementent la liberté d’expression sur des questions susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion. Du reste, comme dans le domaine de la morale, et peut-être à un degré plus important encore, les pays européens n’ont pas une conception uniforme des exigences afférentes à « la protection des droits d’autrui » s’agissant des attaques contre des convictions religieuses. Ce qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de confessions. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leurs pays, les autorités de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences par rapport aux droits d’autrui comme sur la « nécessité » d’une « restriction » destinée à protéger contre ce genre de publications les personnes dont les sentiments et les convictions les plus profonds en seraient gravement offensée.273 (Nous soulignons.)

Les conclusions de la Cour sont similaires en matière de liberté de manifester sa religion. L’article 9 de la CEDH doit être largement entendu comme protégeant les convictions personnelles, morales, politiques, philosophiques et religieuses. Les convictions ne sont pas de simples opinions, il s’agit « des idées ayant atteint un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance : les convictions protégées sont celles qui méritent le respect et dont le

contenu formel est identifiable274 ». Seule la liberté de manifester ses convictions et ses croyances

est assortie de limitations, notamment en fonction de la protection de la moralité publique, et ce, afin de respecter et de concilier les intérêts de tout un chacun275. Or, la manifestation de

convictions religieuses repose essentiellement sur la liberté d’expression prévue à l’article 10 de la

CEDH. Ainsi, les arrêts de la Cour européenne relatifs au blasphème et au discours haineux276

confirment les précédents enseignements concernant l’absence de définition de la moralité publique. À titre d’exemple, dans l’affaire Aydin Tatlav c Turquie277 qui concernait la publication

d’un livre dans lequel des critiques étaient émises contre l’Islam, la Cour a réitéré que « l’absence de conception uniforme […] des exigences afférentes à la protection des droits d’autrui s’agissant des attaques contre des convictions religieuses élargit la marge d’appréciation des Etats », et ce, essentiellement « lorsqu’ils règlementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou de la religion278 ». Dans son analyse, la Cour précise les caractéristiques que pourraient prendre des propos contraires à la moralité publique, soit « un ton insultant visant directement la personne des croyants [et] une attaque injurieuse pour des symboles sacrés279 ».

Les affaires relatives au discours haineux280 confirment également l’absence de définition de la

moralité publique, en plus d’établir la délégation de celle-ci aux autorités locales et l’absence d’évaluation du but de la mesure. 274 Jean-François Renucci, Traité de droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDJ, 2008 au para 152. Voir également Campbell et Cosans c Royaume-Uni (1982), 48 CEDH (Sér A) I ; M. De Silva, « Liberté de religion, esprit de tolérance et laïcité » dans Gérard Cohen-Jonathan, dir, Libertés, justice, tolérances : Mélanges en hommage au Doyen Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, 591.

275 Cette disposition est complétée par l’article 2 du Protocole additionnel no 1 qui précise que l’État doit

respecter le droit des parents de choisir les modes et les méthodes d’enseignement en harmonie avec leurs convictions religieuses. Cette disposition ne fait pas l’objet de la présente analyse. 276 Erbakan c Turquie, n° 59405/00 (6 juillet 2006). 277 Aydin Tatlav c Turquie, n° 50692/99 (2 mai 2006). 278 Aydin Tatlav c Turquie, n° 50692/99 (2 mai 2006) au para 24. 279 Aydin Tatlav c Turquie, n° 50692/99 (2 mai 2006) au para 28. 280 L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a rappelé que la liberté d’expression ne doit pas être plus restreinte lorsqu’il est question de croyances religieuses. Dans un même souffle, elle a affirmé que les discours de haine à l’encontre de groupes religieux sont incompatibles avec les droits protégés par la CEDH. Antérieurement, le Conseil des Ministres s’était prononcé sur la notion de « discours de haine » et la définissait comme « couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou autres formes de haine basées sur l’intolérance »280. Conseil de l’Europe, AP, 19e séance, Liberté d’expression et respect des croyances religieuses –

Résolution 1510 (2006), Documents Doc 10970 (2006) ; et Conseil de l’Europe, Comité des Ministres, Recommandation R (97) 20 sur le « discours de haine » (1997) Bull inf 106.

En 2003 et en 2006, la Cour a respectivement prononcé les arrêts Günduz c Turquie et Erbakan

c Turquie, tous deux relatifs à des accusations pénales liées à une ou plusieurs déclarations

prononcées par les requérants. Les autorités ont considéré ces déclarations comme étant des appels à la haine et à l’hostilité, fondés sur l’appartenance à une religion. Dans ces deux affaires, il a été admis que l’ingérence des autorités turques était prévue par la loi, en l’occurrence le Code pénal, et que le but poursuivi était légitime, c’est-à-dire « la défense de l’ordre, la prévention du crime, la protection de la morale et notamment la protection des droits d’autrui281 ». Elle ne s’est

pas prononcée davantage sur la notion de moralité publique.

Dans l’affaire Günduz, il s’agissait de déterminer « si les autorités nationales [avaient] correctement fait usage de leur pouvoir d’appréciation en condamnant le requérant pour avoir formulé les déclarations litigieuses282 ». M. Günduz assistait à une émission télévisée dont le

format visait la présentation « de sa secte et de ses idées non conformistes, notamment au sujet de l’incompatibilité de sa conception de l’islam avec les valeurs démocratiques283 ». Lors de son

passage télévisé, M. Günduz a vertement critiqué les institutions laïques, la démocratie et milité clairement pour la charia284. Pour la Cour, aucun des trois extraits du discours de M. Günduz

n’appelait à la violence ; c’est là la différence entre un discours intransigeant et insultant, et celui qualifié de haineux. Le contexte particulier a eu raison des arguments du gouvernement turc. Le but de l’émission télévisée, les idées extrémistes préalablement connues et débattues en public, contrebalancées par les paroles des invités, ont fait dire à la Cour que la liberté d’expression du requérant avait été violée.

281 Günduz c Turquie, n° 35071/97, [2003] XI CEDH 227 au para 28 ; et Erbakan c Turquie, n° 59405/00 (6

juillet 2006) au para 46.

282 Günduz c Turquie, n° 35071/97, [2003] XI CEDH 227 au para 45. 283 Günduz c Turquie, n° 35071/97, [2003] XI CEDH 227 au para 43.

284 Dans son arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c Turquie, n° 41340/98, [2003] II CEDH 1

au para 123, la Cour européenne « a notamment souligné qu’il était difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia. Elle a considéré que la charia, qui reflétait fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présentait un caractère stable et invariable et se démarquait nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’elle réservait aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. Elle rappelle toutefois que l’affaire Refah Partisi (Parti de la

prospérité) et autres précitée concernait la dissolution d’un parti politique dont l’action semblait tendre à

l’instauration de la charia dans un État partie à la Convention et qu’il disposait, à la date de sa dissolution, d’un potentiel réel de s’emparer du pouvoir politique ».

La Cour conclut de la même manière dans l’affaire Erbakan c Turquie. M. Erbakan, politicien turc notoire, était accusé d’avoir tenu un discours qui incitait à la haine dans les années 1990. Ce discours était basé sur une terminologie religieuse qui réduisait la diversité entre les croyants et les non croyants, lançant du même souffle un appel à former une ligne politique fondée sur l’appartenance religieuse. La Cour a souligné que « la lutte contre toute forme d’intolérance [faisait] partie intégrante de la protection des droits de l’homme285 » et elle conclut que le jeu du

débat politique dans une société démocratique permettait de tenir un tel discours. Puisqu’il n’existait pas de raisons impérieuses justifiant la lourde sanction prononcée contre M. Erbakan, elle a reconnu la violation de la liberté d’expression du requérant.

Une rare analyse du but de la mesure a été proposée par la Cour européenne à son arrêt Open

Door et Dublin Well Woman c Irlande, où deux associations qui fournissaient aux femmes

enceintes des renseignements sur les possibilités d’avortement à l’extérieur du territoire national s’opposaient à l’État irlandais. Non seulement la loi irlandaise criminalisait le fait d’avorter, mais elle interdisait à ces associations d’œuvrer auprès des femmes enceintes, notamment en leur fournissant de l’information sur la possibilité d’avorter à l’étranger286. Les associations ont plaidé,

avec succès, que cette interdiction de communication brimait leur droit à la liberté d’expression et consistait en une atteinte injustifiée au sens de l’article 10 de la CEDH.

Après avoir reconnu qu’il y avait bien ingérence dans les droits des requérantes, comme il est prévu par la loi irlandaise, la Cour s’est attardée brièvement aux objectifs de cette mesure. Le gouvernement a soutenu que la mesure avait pour objectifs de protéger les droits d’autrui, c’est-à- dire de l’enfant à naître, et la morale et de prévenir le crime. Si la Cour a rapidement écarté ce dernier motif287, elle a également très succinctement conclu que le but légitime de la mesure

contestée était lié à la morale :

la protection garantie par le droit irlandais au droit à la vie des enfants à naître repose, à l’évidence, sur de profondes valeurs morales concernant la nature de la vie ; elles se sont traduites dans l’attitude de la majorité du peuple irlandais qui, au référendum de 1983, a voté contre l’avortement […] La restriction poursuivait donc le but légitime de protéger la morale, dont la défense en Irlande du droit à la vie de l’enfant à naître constitue un aspect. Vu cette 285 Erbakan c Turquie, n° 59405/00 (6 juillet 2006) au para 64. 286 Open Door et Dublin Well Woman c Irlande (1992), 296A CEDH (Sér A) 1. Il s’agit ici de la conclusion de la Cour au para 60. 287 Ce dernier objectif a rapidement été rejeté par la Cour qui a affirmé que rien dans le comportement des requérantes ne permettait de conclure à la perpétration d’une infraction pénale.

conclusion, il n’y a pas lieu de rechercher si le pronom « autrui », tel que l’emploie l’article 10 par. 2 (art. 10-2), englobe l’enfant à naître.288 (Nous soulignons.)

En retenant l’attitude de la majorité du peuple irlandais face à « de profondes valeurs morales », la Cour fait reposer sa décision quant à la nature du but de la mesure sur un élément de

Outline

Documents relatifs