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La Cour européenne et le Comité des droits de l’homme utilisent un argument issu de la technique juridique, dit de cohérence interne, pour circonscrire la morale ou plutôt déterminer ce qui n’en est pas. En ce sens, la Cour ne saurait accepter que les États membres fassent « naître [des] espérances qui ne seraient pas concrétisées par la suite355 ». Par exemple, elle refuse de

reconnaître un droit ou une obligation positive356 en vertu de l’article 8 de la Convention

européenne en matière d’avortement, mais lorsqu’un État autorise l’avortement dans son droit

national, il se doit d’être cohérent et d’offrir des possibilités réelles de mise en œuvre357. Ainsi, dès

lors qu’un comportement a été autorisé, qu’une norme morale a été mise en œuvre, l’État « ne doit pas fixer des conditions d’exercice qui limitent, in concreto, la faculté d’user d’une telle faculté358 ». Dans l’affaire Dudgeon c Royaume-Uni, la Cour l’a reconnu en ces termes :

En Irlande du Nord même, les autorités ont évité ces dernières années d’engager des poursuites du chef d’actes homosexuels commis, de leur plein gré et en privé, par des hommes de plus de 21 ans capables d’y consentir. Rien dans le dossier ne prouve que cela ait porté atteinte aux valeurs morales en Irlande du Nord ni que l’opinion publique ait réclamé une application plus rigoureuse de la loi. […] Partant, les motifs avancés par le Gouvernement ne suffisent pas.359

En définitive, les autorités nationales doivent plaider certes en faveur de la défense de la morale sociale, mais cela doit être réalisé dans le respect de la cohérence interne de la norme morale et de sa mise en œuvre. Par exemple, éviter de porter des accusations pendant de nombreuses années pour ensuite plaider pour la reconnaissance d’une morale défendue par cette législation qui n’est plus mise en œuvre fait inévitablement dire à la Cour qu’il y a là un vice de cohérence interne dans la norme morale et dans sa mise en œuvre. 355 Patrick Wachsmann, « Les normes régissant le comportement de l’administration selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » (2010) Actualités jur dr admin 2138. 356 Si généralement la CEDH énonce des obligations d’abstention ou de non-ingérence, la Cour européenne s’est éloignée de cette lecture pour reconnaître des « droit à » et ainsi exiger des États qu’ils agissent ou réclamer de ceux-ci une action positive.

357 Voir en ce sens Tysiac c Pologne, n° 5410/03, [2007] I CEDH 227, RR c Pologne, n°27617/04, [2011] III

CEDH 263 ; Costa et Pavan c Italie, n°54270/10 (28 août 2012) ; et A, B et C c Irlande, n° 25579/05, [2010] VI CEDH 285.

358 Bertrand Mathieu, « Les conditions du recours à une interruption de grossesse au regard du droit au

respect de la vie privée » (2007) 17 Semaine juridique – Édition générale.

C’est également en ce sens que la Cour a affirmé dans le cadre de l’arrêt Open Door c Irlande que lorsque

des limitations visent des renseignements relatifs à des activités que, nonobstant leurs implications morales, des autorités nationales ont tolérées et continuent à tolérer [c’est-à-dire le fait pour les Irlandaises de se rendre à l’étranger pour subir un avortement], les organes de la Convention doivent en contrôler de près la compatibilité avec les principes d’une société démocratique360.

Dans cette affaire, le caractère absolu de l’injonction confirmée par la Cour suprême qui interdisait toute communication d’information aux femmes enceintes, l’affirmation par le représentant du gouvernement selon laquelle un avortement serait dorénavant permis si, en son absence, la vie de la mère courait un risque réel et sérieux, et l’incohérence précédemment mentionnée ont eu raison des arguments du gouvernement. L’ingérence dans la liberté de communication des organismes a été jugée trop large et disproportionnée et n’a pu être reconnue nécessaire à la protection de la moralité publique361.

Un argument similaire a été retenu par la Cour européenne dans l’affaire Aydin Tatlav c

Turquie. Non seulement n’a-t-elle pas reconnu le caractère immoral des propos tenus dans le livre

litigieux, mais les autorités nationales ont attendu la cinquième édition, plus de quatre années après la parution de l’édition originale, pour introduire une procédure contre le requérant362. Sans

être déterminant, cet élément d’incohérence dans les actions de l’État a appuyé la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu violation de la liberté d’expression du requérant sans justification.

Dans l’affaire SH et autres c Autriche, la Grande Chambre de la Cour européenne a rappelé que même lorsqu’il est question de « préoccupations tenant à des considérations d’ordre moral ou à l’acceptabilité sociale », et ce, « nonobstant l’ample marge d’appréciation dont les Parties contractantes bénéficient dans ce domaine », il importe que « le cadre juridique mis en place [soit] cohérent et permette une prise en compte suffisante des divers intérêts légitimes en jeu363 ».

Comme la Cour, le Comité des droits de l’homme a retenu l’argument de la cohérence interne pour étudier non pas une restriction aux droits de la personne, mais une violation aux droits de la personne. Dans l’affaire Toonen c Australie, le Comité a reconnu l’incohérence, comme dans l’affaire Dudgeon de la Cour européenne, entre la pratique du procureur « de ne pas engager de 360 Open Door et Dublin Well Woman c Irlande (1992), 296A CEDH (Sér A) 1 au para 72. 361 Open Door et Dublin Well Woman c Irlande (1992), 296A CEDH (Sér A) 1 aux para 73-74. 362 Aydin Tatlav c Turquie, n° 50692/99 (2 mai 2006) au para 29. 363 SH et autres c Autriche [GC], n° 57813/00, [2011] X CEDH 337 au para 100.

poursuites pénales dans le cas de comportements homosexuels privés » et le maintien en vigueur des dispositions qui incriminent ce comportement, ce qui lui fait dire qu’il y a bien ici « une immixtion permanente et directe dans la vie privée de l’auteur364 » qui ne saurait être justifiée.

***

En somme, l’État qui tente de justifier une ingérence dans l’exercice des droits et libertés afin de protéger la moralité publique doit s’assurer de la cohérence entre l’ingérence et la norme morale sociale invoquée. En effet, l’incohérence dans la mise en œuvre d’une mesure peut faire échouer la défense morale de l’État.

La norme morale sociale doit également respecter les principes de l’universalité des droits de la personne et de non-discrimination.

2. L’interprétation d’une ingérence conformément à

l’universalité des droits de la personne et au principe

de non-discrimination

En 2011, dans son Observation générale no 34 portant sur l’article 19 et les libertés d’opinion et d’expression, le Comité a rappelé et actualisé sa conclusion de l’Observation générale no 22 sur la liberté de conscience et de religion en ces termes :

Le Comité a signalé dans l’Observation générale no 22 que « la conception de la morale

découle de nombreuses traditions sociales, philosophiques et religieuses ; en conséquence, les restrictions (…) pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas d’une tradition unique ». Toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme et du principe de non-discrimination.365 (Nous soulignons.)

Le Comité des droits de l’homme adhère à cette conclusion le moment venu d’interpréter une restriction, peu importe le motif : une ingérence doit respecter le principe de l’universalité des droits de la personne (a). De plus, si, dès l’adoption des Principes de Syracuse, une certaine marge

364 Toonen c Australie, Déc CDH 488/1992, Doc off CDH NU, 1994, Doc NU CCPR/C/50/D/488/1992 (1994)

au para 8.2.

365 Observation générale no 22, Doc off CDH NU, 1993, Doc NU CCPR/C/21/Rev.1/Add.4 ; Observation générale n°16, Doc off CDH NU, 1988, Doc NU HRI\GEN\1\Rev.1 (1994) au para 4 ; Ludovic Hennebel, La jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies : le pacte international relatif aux droits civils et politiques et son mécanisme de protection individuelle, Bruxelles, Bruylant : Némésis, 2007 à la p

de manœuvre a été reconnue aux États parties au PIDCP en matière de moralité publique, celle-ci ne vaut pas pour le principe de non-discrimination (b).

a. Le principe de l’universalité des droits de la

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