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La Cour estime donc que le motif de protection de la morale publique, invoqué d’une manière

B. La nature sociale et évolutive de la norme morale défendue

1. La morale comme reflet des valeurs de la société qui l’invoque

La norme morale incluse dans un traité de promotion et de protection des droits de la personne est de nature sociale et évolutive. En effet, elle « consiste dans les conceptions éthico- sociales dominantes à un moment donné dans une société déterminée, et concerne les devoirs qu’implique la vie en société334 ». Il s’agit ainsi d’identifier, certes une morale régalienne, mais

également une morale fondée sur les conceptions généralement acceptées par la société qui l’invoque à un moment donné (a). Toutefois, une mesure contestée devra répondre d’une certaine cohérence interne, un élément qui permet de circonscrire la norme morale (b).

a. La modulation de la preuve au soutien d’une

morale sociale et évolutive

332 Principes de Syracuse, au para 27. 333 Principes de Syracuse, aux para 27-28.

334 Robert Kolb, Réflexions de philosophie du droit international. Problèmes fondamentaux du droit

La Cour européenne a confirmé la qualification sociale et évolutive de la norme morale dès l’affaire Handyside lorsqu’elle a affirmé qu’il n’était pas possible de dégager du droit des États parties une notion uniforme de la morale, alors que « [l]'idée [même] que leurs lois respectives se font des exigences de cette dernière varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution rapide et profonde des opinions en la matière335 ». Ainsi, au-delà de

son caractère régalien336, une mesure dite de moralité publique doit défendre la morale de cette

société au moment même où elle est invoquée.

L’affaire Dudgeon offre un exemple explicite de cette analyse de la morale ancrée dans la société irlandaise. Le gouvernement anglais a d’abord soutenu qu’il existait de « profondes différences d’attitude et d’opinion publique entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne quant aux questions de moralité », la première étant plus conservatrice et religieuse, d’où la rigueur de ses lois en matière sexuelle. Le gouvernement a appuyé ses propos par la tentative avortée de réforme législative337. Bien que le requérant ait soutenu qu’il s’agissait d’une vision exagérée des

faits, la Cour a reconnu l’existence des différences soulevées par le gouvernement, leur pertinence et la nécessité de replacer les ingérences contestées dans le contexte de cette société. La Cour a également rappelé la « vigoureuse opposition » de la société nord-irlandaise à la réforme législative qui relevait « de la conviction authentique et sincère, partagée par nombre d’esprits réfléchis de la province, qu’amender la législation y affaiblirait beaucoup les structures morales de la société338 ». Ainsi, même si cela n’a pas été suffisant pour justifier l’ingérence339, la Cour a

reconnu l’existence, dans la société nord-irlandaise, d’une norme morale relative à la sexualité, particulièrement aux rapports homosexuels. La démonstration réalisée en ce sens témoigne de la morale sociale du moment dans la société visée.

Dans l’affaire Müller, la Cour a émis quelques commentaires quant à la norme morale de la société suisse, et ce, dans le cadre de son analyse de la nécessité de la mesure. Reconnaissant, à l’instar des juridictions nationales suisses, que les conceptions de la morale sexuelle avaient changé, la Cour a elle-même vu les toiles litigieuses et n’a pas jugé la décision des autorités 335 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 48, rappelé dans Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 59, et dans Müller et autres c Suisse (1988), 133 CEDH (Sér A) 1 au para 35. 336 Supra, partie 1, chapitre 2, section 1, B, 1. 337 Pour les détails de cette réforme, supra, partie 1, chapitre 2, section 1, A, 2, b. 338 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 aux para 56-57. 339 Infra, partie 1, chapitre 2, section 2, C. La nécessité de l’ingérence n’a pas été démontrée.

nationales déraisonnable340. Dans l’affaire Wingrove, la Cour a reconnu que l’ingérence avait pour

but de protéger les droits d’autrui et non la morale

contre le traitement d’un sujet à caractère religieux d’une manière « qui est de nature à choquer (dans le sens de susceptible de, et non de conçue pour choquer) quiconque connaît, apprécie ou fait siennes l’histoire et la morale chrétiennes, en raison de l’élément de mépris, d’injure, d’insulte, de grossièreté ou de ridicule que révèlent le ton, le style et l’esprit caractérisant la présentation du sujet ».341

Elle a de plus rappelé que « ce qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de confessions342 ». Puis,

comme pour l’arrêt Müller, la Cour a visionné le film litigieux. En s’appuyant sur la marge d’appréciation, elle a conclu que la décision des autorités nationales reposait sur des motifs justifiés, pertinents et suffisants, et a rejeté la requête.

Cette prise en compte du matériel litigieux par la Cour pourrait porter à croire qu’elle a substitué son appréciation de la morale à celle de la société suisse ou anglaise, ce qui ne saurait représenter une morale nationale. La Cour s’est toutefois largement appuyée sur les circonstances des affaires, sur la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales et sur l’absence de consensus entre les États européens en matière de blasphème343. Ainsi, dans ces deux affaires, la

Cour s’en est essentiellement remise à la compétence des autorités nationales pour déterminer ce qui choque cette morale.

La norme morale irlandaise a été ciblée par la Cour européenne dans l’affaire Open door quand elle a procédé à l’analyse du but de la mesure contestée. La Cour a rappelé que « la protection garantie par le droit irlandais au droit à la vie des enfants à naître repose, à l’évidence, sur de profondes valeurs morales concernant la nature de la vie ». Pour ce faire, elle a reconnu la traduction de cette norme morale par « l’attitude de la majorité du peuple irlandais qui, au référendum de 1983, a voté contre l’avortement344 ». 340 Müller et autres c Suisse (1988), 133 CEDH (Sér A) 1 au para 36. 341 Wingrove c Royaume-Uni, n°17419/90, [1996] V CEDH 1 au para 48. 342 Wingrove c Royaume-Uni, n°17419/90, [1996] V CEDH 1 au para 58. 343 Sur le consensus, infra, partie 1, chapitre 2, section 2, C, 3. 344 Open Door et Dublin Well Woman c Irlande (1992), 296A CEDH (Sér A) 1. Voir Infra, partie 1, chapitre 2, section 2, C, 3 sur le consensus pour une analyse de cette prise en compte des résultats du référendum. Voir également Amanda Jane Mellet c Irlande, Déc CDH 2324/2013, 116e sess, Doc off NU CCPR/C/116/D/2324/2013 (2016).

Dans l’affaire Friend et autres, la Cour européenne a cette fois reconnu la norme morale de la société écossaise exprimée dans les travaux parlementaires qui ont permis de conclure que les questions sociales et éthiques soulevées par la méthode de chasse réprimée avaient été débattues et tranchées345. Ainsi, si la Cour avait effectivement eu à se pencher sur la question morale sous-

jacente, elle aurait reconnu son caractère socialement ancré.

Finalement, l’affaire Alexeïev permet de confirmer l’importance de la démonstration de la norme morale de la société donnée. En effet, le maire de Moscou a soutenu, à plusieurs reprises, que l’interdiction des marches de la fierté gaie était essentielle puisqu’elles étaient jugées déplacées et contraires à la morale. Or, la Cour a refusé de se pencher sur cet argument, non seulement parce qu’il était sans fondement juridique346, mais également parce que les autorités

n’ont pas prouvé cette norme morale sociale : aucune preuve n’a été apportée sinon que les opinions personnelles des autorités nationales, essentiellement du maire de Moscou347. Il importe donc de soumettre une preuve à la Cour pour appuyer la nature sociale de la norme morale défendue. Cette preuve peut prendre la forme de l’analyse d’une réforme législative, des résultats de référendums ou des travaux parlementaires ayant mené à l’adoption de la mesure. Les décisions du Comité des droits de l’homme ne permettent pas un constat aussi explicite quant à la démonstration de l’ancrage social de la morale. Dans l’affaire Hertzberg, l’État partie a souligné ceci :

l’interdiction de toute incitation publique à une conduite indécente entre des individus du même sexe reflétait les idées morales qui prédominaient en Finlande, telles qu’elles étaient interprétées par le Parlement et par d’importants secteurs de la population.348

Le Comité n’a pas repris cette affirmation dans ses conclusions, mais il a donné raison à la Finlande en soulignant que la moralité publique variait beaucoup et que rien ne permettait de contester la décision des autorités nationales349. En dissidence, il a été souligné qu’une règle

nationale reflétant les conceptions morales en vigueur, en l’occurrence le Code pénal finlandais, ne suffisait pas en soi à justifier l’ingérence. Cette conclusion n’est pas sans rappeler l’arrêt 345 Friend et autres c Royaume-Uni, no 16072/06 (24 novembre 2009) au para 50. 346 Supra, partie 1, chapitre 2, section 2, A. 347 Alexeïev c Russie, n° 4916/07 (21 octobre 2010) aux para 78-79. 348 Leo Hertzberg et al c Finlande, Déc CDH 61/1979, Doc off CDH NU, 15e sess, Doc NU CCPR/C/OP/1 (1985) au para 6.1. 349 Leo Hertzberg et al c Finlande, Déc CDH 61/1979, Doc off CDH NU, 15e sess, Doc NU CCPR/C/OP/1 (1985) aux para 10.3-10.4

Dudgeon où la Cour européenne a constaté l’existence d’une norme morale sociale, mais n’a pu

conclure que l’ingérence était nécessaire à l’atteinte du but légitime.

Dans l’affaire Toonen, le gouvernement fédéral australien et le gouvernement provincial tasmanien ne s’entendaient pas sur la norme morale en vigueur dans la société tasmanienne. En effet, l’État partie, l’Australie, a soutenu qu’aucun individu ne devait être désavantagé en raison de ses préférences sexuelles. Il a affirmé qu’en raison de « la situation juridique et sociale qui prévaut dans l’ensemble de l’Australie à l’exception de la Tasmanie », il reconnaissait l’inutilité d’interdire les « pratiques sexuelles entre les hommes pour préserver le tissu moral de la société australienne350 ». Dès lors, la norme morale défendue par la Tasmanie ne semblait pas aussi bien

ancrée dans la société australienne. À ce titre, l’auteur de la communication a affirmé que le Parlement tasmanien avait été profondément divisé quand il fut question de la dépénalisation de l’homosexualité351. Au final, le Comité n’a pas donné raison à ces arguments moraux des autorités nationales. Cette situation a également prévalu dans les affaires Juliet Joslin et al c Nouvelle-Zélande et Wackenheim c France. Dans l’affaire Joslin, les requérantes ont souligné que la morale de la société néo-zélandaise ne s’inscrivait certainement pas « dans le sens de l’exclusion des homosexuels de l’institution du mariage352 ». Le Comité n’a toutefois pas commenté cette allégation, préférant une lecture

littérale du PIDCP353.

Dans l’affaire Wackenheim, l’État partie comme le requérant se sont appuyés sur des arguments moraux que le Comité n’a pas commentés au moment de statuer sur la justification de l’ingérence. L’État partie a notamment souligné que la démarche des autorités n’avait pas pour but de restreindre la liberté de travail, mais bien de respecter la dignité humaine, en conciliant la liberté économique et le respect de l’ordre public. Le requérant a répliqué en affirmant que la moralité publique, qui inclut la dignité humaine, ne fait pas partie de l’ordre public français. Il

350 Toonen c Australie, Déc CDH 488/1992, Doc off CDH NU, 1994, Doc NU CCPR/C/50/D/488/1992 (1994)

au para 6.7.

351 Toonen c Australie, Déc CDH 488/1992, Doc off CDH NU, 1994, Doc NU CCPR/C/50/D/488/1992 (1994)

au para 3.3.

352 Juliet Joslin et al c Nouvelle-Zélande, Déc CDH 902/1999, Doc off CDH NU, 75e sess, Doc NU

CCPR/C/75/D/902/1999 (2002) au para 3.3.

s’agissait ainsi d’une réactivation de la notion d’ordre moral contre une activité aussi marginale qu’inoffensive, ici le lancer de nains. Toujours selon le requérant, il était permis de se demander si les autorités nationales s’érigent dorénavant en censeur de la moralité publique et en protecteur de la dignité humaine354. Or, cette tentative de discuter de la norme morale qui prévaut dans une

société donnée à un moment précis n’a trouvé aucun écho auprès du Comité des droits de l’homme. Une situation similaire a également prévalu dans l’affaire Fedotova c Russie, alors que les autorités nationales ont plaidé pour la protection de la morale et des droits d’autrui en interdisant la « propagande en faveur de l’homosexualité auprès des mineurs ». Le Comité a essentiellement statué sur l’aspect discriminatoire de la mesure. En définitive, si le Comité des droits de l’homme semble moins enclin à reconnaître la norme morale prescrite au sein d’une société donnée lorsqu’il se penche sur une communication qui souligne la nécessité de protéger la moralité publique, il n’est certes pas négligeable de rappeler que ces affaires ne soulevaient pas directement le but légitime de protection de la moralité publique. De ce fait, le Comité pourrait avoir agi ainsi par souci de ne pas outrepasser le cadre des différends. De plus, il n’est pas rare que le Comité fasse preuve d’« économie jurisprudentielle » en ne statuant pas sur l’ensemble des motifs et arguments soulevés par les parties.

***

En définitive, une restriction de moralité publique doit être fondée non seulement sur une morale régalienne, mais également sociale et évolutive. En ce sens, il importe de soumettre une preuve à la Cour, accessoirement au Comité, pour démontrer que la norme morale soulevée est socialement ancrée. Pour ce faire, la Cour a analysé une réforme législative, les résultats de référendums ou les travaux parlementaires ayant mené à l’adoption de la mesure. Dès lors, s’il s’agit bien ici de la reconnaissance de la manifestation de l’opinion publique d’une société, celle-ci est entendue dans un sens large. En effet, la Cour a surtout retenu les documents qui émanent des institutions nationales ou des manifestations nationales plutôt que des communications partielles ou des résultats de sondage. Plus encore, la norme morale sociale doit s’appliquer dans le respect de la cohérence interne.

354 Manuel Wackenheim c France, Déc CDH 854/1999, Doc off CDH NU, 72e sess, Doc NU

b. La norme morale sociale balisée par la

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