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méritent que l’on s’y attarde (a) pour être à même d’analyser les décisions et les arrêts de la Cour

européenne qui ont consacré le lien qui l’unit à la moralité publique (b).

a. L’origine et le concept de la marge nationale

d’appréciation

Selon certains auteurs, la Cour européenne aurait été le premier tribunal à définir et à utiliser le concept de la marge nationale d’appréciation188, alors que d’autres affirment qu’il est né du

droit administratif français et allemand189. L’origine de cette notion n’est pas aussi clairement

définie. Une lecture attentive des travaux préparatoires de la Convention européenne suggère qu’elle aurait pris naissance non pas en droit interne, mais en droit international190. En effet,

plusieurs membres du comité de rédaction ont soulevé l’idée selon laquelle les États membres devraient déléguer une part de leurs responsabilités en déterminant des définitions détaillées des droits évoqués. Le délégué français a ainsi proposé que la Convention ne prévoie pas plus que des définitions générales et une liste de libertés, laissant ainsi le soin à chaque État de déterminer les moyens utiles à la mise en œuvre des droits et libertés garantis. Cette approche a été présentée telle une « liberté d’appréciation » en ces termes : Chaque pays aura compétence pour fixer les modalités d’exercice des libertés garanties ; mais les conditions, les limitations, au besoin les restrictions, qu’il édictera vis-à-vis de chacune de ces libertés ne pourront avoir pour but que d’assurer le respect des droits et libertés d’autrui, dans Mireille Delms-Marty, dir, Raisonner la raison d’État : vers une Europe des droits de l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 1989, 405 à la p 451.

188 Grèce c Royaume-Uni (1958), n° 176/56, 2 Comm Eur DH Rec 1 ; Dean Spielmann, « Allowing the Right

Margin the European Court of Human Rights and the National Margin of Appreciation Doctrine: Waiver or Subsidiarity of European Review? » (2012) 14 Cambridge YB Eur Legal Stud 381.

189 Andrew Legg, The Margin of Appreciation in International Human Rights Law: Deference and

Proportionality, 2012 à la p 3; Yutaka Arai-Takahashi, The Margin of Appreciation Doctrine and the Principle of Proportionality in the Jurisprudence of the ECHR, Anvers, Intersentia, 2002 aux pp 2–3; Howard Charles

Yourow, The Margin of Appreciation Doctrine in the Dynamics of European Human Rights Jurisprudence, La Haye, Kluwer Law International, 1996 aux pp 14–15; Benjamin J Goold, Liora Lazarus et Gabriel Swiney, “Public Protection, Proportionality and the Search for Balance » (2007) Ministry of Justice Research Series no 10/07.

190 Plus encore, un auteur a démontré l’origine internationale de la doctrine de la marge nationale

d’appréciation au sein du droit international public général : Eirik Bjorge « Been There, Done That: The Margin of Appreciation and International Law » (2015) 4:1 Cambridge Journal of International and Comparative Law 181.

de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre et de la sécurité dans une société démocratique.191

Finalement, les rédacteurs européens ont choisi de ne pas inclure une mention de « liberté d’appréciation » ou de « marge d’appréciation » au libellé des dispositions de la Convention et ont opté pour l’inclusion de termes génériques. La notion a toutefois rapidement fait son apparition dans la jurisprudence de la Commission européenne, dès 1959 dans l’affaire chypriote, et de la Cour européenne, en 1961 dans l’affaire Lawless c Irlande192.

Bien que la marge nationale d’appréciation soit un concept essentiellement judiciaire développé par la Cour européenne, il n’en demeure pas moins que les États y ont adhéré. En effet, la Déclaration de Brighton193 sur l’avenir de la Cour européenne, adoptée en 2012, compte sept

références à la marge d’appréciation et six références au concept de subsidiarité, corolaire de la marge. De plus, le Protocole no 15194 permet l’ajout au préambule de la Convention européenne

d’une référence explicite au principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge nationale d’appréciation, un principe dont la Cour a maintes fois rappelé l’importance195.

Trois conclusions générales sont tirées des arrêts rendus par la Cour européenne en matière de marge nationale d’appréciation ; elles sont ici résumées.

Premièrement, la marge nationale d’appréciation ne consiste pas en un droit, mais bien en une notion qui encadre l’action judiciaire de la Cour européenne. Initialement développée dans le contexte des limitations aux droits et libertés, elle s’étend dorénavant à l’interprétation de la portée des obligations prévues à toute disposition de fond, et ce, même eu égard aux droits

191 Conseil de l’Europe, Recueil des travaux préparatoires : Commission préparatoire du Conseil de l’Europe,

Comité des Ministres, Assemblée consultative, 11 mai – 8 septembre 1949, vol 1, La Haye, Martinus Nijhoff,

1975 à la p 279.

192 Grèce c Royaume-Uni (1958), n° 176/56, 2 Comm Eur DH Rec 1 et Lawless c Irlande (1961), 3 CEDH

(Sér A) 1. 193 Conseil de l’Europe, Conférence sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme, Déclaration de Brighton (2012), en ligne : <http://www.echr.coe.int/Documents/2012_Brighton_FinalDeclaration_FRA.pdf>. 194 Protocole no15 portant amendement à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24 juin 2013, STCE 213, en ligne : <http://www.echr.coe.int/Documents/Protocol_15_FRA.pdf>. 195 Gerald Neuman, « Subsidiarity » dans Dinah Shelton, dir, The Oxford Handbook of International Human Rights Law, Oxford, Oxford University Press, 2013 à la p 360. Sur les liens qui s’opèrent entre le principe de

subsidiarité et la marge nationale d’appréciation, voir notamment Caroline Picheral, « L’expression jurisprudentielle de la subsidiarité par la marge nationale d’appréciation » dans Frédéric Sudre, dir, Le

principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Nemesis,

indérogeables196. L’affaire Handyside c Royaume-Uni consacre la marge nationale d’appréciation

en matière de restrictions telle qu’elle est réservée « aux États contractants […] au législateur national […] et aux organes, notamment judiciaires, appelés à interpréter et appliquer les lois en vigueur197 ». Deuxièmement, la marge nationale d’appréciation revêt une importance telle qu’elle permet à la Cour européenne d’élargir la portée des droits de la Convention, tel un « instrument vivant », et développe ainsi le champ d’application de la procédure comme des obligations positives. À propos de ces dernières, les États bénéficient d’une large marge nationale d’appréciation pour déterminer les mesures à prendre pour assurer le respect de la Convention, en tenant dûment compte des besoins et des ressources de la communauté et des individus qu’ils représentent198.

Troisièmement, les mesures ou les ingérences des États doivent être nécessaires, c’est-à-dire qu’elles doivent répondre à un besoin social impérieux et être proportionnées au but légitime poursuivi. Il s’agit ici de trouver le juste équilibre entre les intérêts concurrents à l’égard desquels l’État jouit d’une marge nationale d’appréciation. L’étendue de cette marge est cruciale dans la détermination du juste équilibre. Pour ce faire, la Cour européenne tient compte de l’ensemble des éléments présentés au soutien de la requête et de la défense de l’État. De manière générale, la Cour a diminué la marge de l’État lorsqu’un aspect important de l’existence ou de l’identité du requérant a été soulevé199. Toutefois, lorsqu’il n’est pas possible de déterminer l’existence d’un

consensus au sein des États parties sur l’importance d’un intérêt soulevé ou sur les moyens

196 Voir à ce titre A et autres c Royaume-Uni, n° 3455/05, [2009] II CEDH 245 au para 173 ; Stephen Skinner,

« Deference, Proportionality and the Margin of Appreciation in Lethal Force Cases under Article 2 ECHR » (2014) Eur HRL Rev 32 ; Vo c France, n° 53924/00, [2004] VIII CEDH 1 ; Lambert c France, n° 46043/14 (5 juin 2015) ; Valiuliene c Lithuanie, n° 33234/07 (26 mars 2013) au para 85 (« the choice of the means to secure

compliance with Article 3 in the sphere of the relations of individuals between themselves is in principle a matter that falls within the domestic authorities’ margin of appreciation »).

197 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 48.

198 Onder Bakircioglu, « The Application of the Margin of Appreciation Doctrine in Freedom of Expression

and Public Morality Cases » (2007) 8:7 German Law Journal 611; Nicolas Bratza, « Living Instrument or Dead Letter – The Future of the ECHR » (2014) Eur HRL Rev 116; Eva Brems et Janneke Gerards, dir, Shaping Rights

in the ECHR: The Role of the ECtHR in Determining the Scope of Human Rights, Cambridge, Cambridge

University Press, 2013; Kanstantsin Dzehtsiarou, « European Consensus and the Evolutive Interpretation of the ECHR » (2011) 12:10 German Law Journal 1730; Jan Kratochvíl, « The Inflation of the Margin of Appreciation by the European Court of Human Rights » (2011) 29 Neth QHR 324 ; Abdulaziz c Royaume-Uni, n° 9214/80 (1985), 7 EHRR 471 au para 67.

199 Voir par exemple X et Y c Pays-Bas (1985), 91 CEDH (Sér A) 1 aux para 24, 27 ; Dudgeon c Royaume-Uni

(1981), 45 CEDH (Sér A) 2 ; Christine Goodwin c Royaume-Uni, n° 28957/95, [2002] VI CEDH 45 ; Pretty c

entrepris pour le protéger, particulièrement lorsqu’une affaire comporte des aspects moraux ou éthiques, la marge nationale d’appréciation est élargie200. Elle sera également plus large lorsqu’un

équilibre doit être trouvé entre des intérêts publics et privés concurrents ou entre différents droits et libertés à protéger201. À titre d’exemple, dans l’affaire Evans c Royaume-Uni, concernant

l’utilisation d’embryons congelés et le consentement de l’ancien partenaire de la requérante qui souhaitait voir implanter ces derniers, la Cour a conclu en ces termes, précisément dans son analyse de la marge nationale d’appréciation :

Dès lors que le recours au traitement par FIV suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se rapportent à des domaines sur lesquels il n’y a pas, de manière claire, communauté de vues entre les États membres, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation.202 (Nous soulignons.)

À ces grandes lignes s’ajoute l’attention de plus en plus marquée de la Cour européenne pour le processus de prise de décision à l’échelle nationale quand vient le moment de mettre en balance les intérêts en jeu. La Cour accorde une plus large marge nationale d’appréciation lorsqu’elle fait face à un contexte historique singulier, comme lors d’une transition démocratique203, un motif qui toutefois sera limité dans le temps et permettra l’adoption d’une

marge rétrécie. Ainsi, l’application de la marge nationale d’appréciation peut varier d’un État à l’autre ou d’une région à l’autre au sein d’un même État, notamment pour tenir compte des États fédérés et de leur organisation politique. De plus, dans le souci du respect du principe de subsidiarité, la Cour a reconnu que puisque les autorités nationales, bien au fait des réalités de leur pays, sont mieux placées pour apprécier ces dernières, elle devrait se garder d’intervenir, à moins d’avoir d’importants motifs pour ce faire. La marge d’appréciation accordée aux États consiste en un instrument de contrôle qui va de pair avec le principe de subsidiarité204. Bien qu’elle puisse être largement appliquée, elle n’est pas 200 X, Y et Z c Royaume-Uni, n° 21830/93, [1997] II CEDH 1 au para 44 ; Fretté c France, n° 36515/97, [2002] I CEDH 303 au para 41 ; Christine Goodwin c Royaume-Uni, n° 28957/95, [2002] VI CEDH 45 au para 85 ; Vo c France, n° 53924/00, [2004] VIII CEDH 1 au para 82. 201 Odièvre c France, n° 42326/98, [2003] III CEDH 1 aux para 44-49 ; et Fretté c France, n° 36515/97, [2002] I CEDH 303 au para 42. 202 Evans c Royaume-Uni, n° 6339/05, [2007] I CEDH 393 au para 81. 203 Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 13e éd, Paris, Presses universitaires de France, 2016.

204 Pour une étude des liens qui s’opèrent entre le principe de subsidiarité et la marge nationale

d’appréciation, voir notamment Caroline Picheral, « L’expression jurisprudentielle de la subsidiarité par la

illimitée. Il est impératif pour la Cour d’assurer une supervision du pouvoir discrétionnaire dévolu à l’État, et ce, dans le respect des précédents enseignements énoncés. En définitive, la Cour européenne s’assure du caractère raisonnable du comportement de l’État qui s’inscrit dans une marge acceptable205.

b. La trilogie jurisprudentielle initiale de la Cour

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