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S ECTION 2 L E CONTRÔLE DE L ’ INGÉRENCE DE MORALITÉ PUBLIQUE À LA LUMIÈRE DE LA NATURE ET DE LA NÉCESSITÉ DE LA NORME MORALE

latitude le temps venu de résoudre un conflit entre les droits de la personne qu’elle doit protéger

S ECTION 2 L E CONTRÔLE DE L ’ INGÉRENCE DE MORALITÉ PUBLIQUE À LA LUMIÈRE DE LA NATURE ET DE LA NÉCESSITÉ DE LA NORME MORALE

Malgré la stricte retenue judiciaire préalablement consentie, l’ingérence nécessaire à la protection de la moralité publique est contrôlée par le juge international. En effet, comme la Cour européenne l’a affirmé, il « ne saurait [être admis] que l’État possède […] un pouvoir discrétionnaire absolu et insusceptible de contrôle310 ». Ainsi, conformément au libellé de la CEDH,

le contrôle de la morale s’apprécie en fonction des mêmes critères que tous les autres buts légitimes énoncés dans les clauses limitatives : une ingérence doit être prévue par la loi311, viser un

but légitime (B) et être nécessaire afin de protéger la moralité publique (C). Le Comité des droits de l’homme applique un test identique lorsqu’il procède à l’analyse des clauses limitatives312. Une

restriction doit de plus répondre de certaines questions procédurales pour être justifiée (A).

A. De certains aspects procéduraux : l’absence de preuve et de fondement

légal de la norme morale soulevée au soutien d’une ingérence

La défense d’une mesure nécessaire à la protection de la moralité publique doit d’abord reposer sur un fondement légal et être soutenue par une preuve présentée aux juges ; les autorités nationales ne peuvent, au stade de la procédure internationale, invoquer la moralité publique comme but légitime d’une mesure alors qu’il n’en est rien dans les faits ou tenter de justifier cette mesure en refusant d’en faire la preuve. Ainsi, non seulement une ingérence doit être prévue par la loi entendue dans son sens large – premier critère d’analyse du mécanisme de la restriction –, mais la moralité publique comme but légitime doit également reposer sur une forme ou une autre de fondement légal. De plus, une preuve doit être soumise en ce sens; une simple invocation de la morale ne peut suffir à justifier une ingérence. 310 Open Door et Dublin Well Woman c Irlande (1992), 296A CEDH (Sér A) 1 au para 68. La Cour a affirmé et réaffirmé ce principe dans la plupart des décisions qui ont eu trait à la morale. 311 Puisque ce critère n’a pas été remis en question dans les décisions et arrêts étudiés, il ne fera pas l’objet d’une analyse. Voir l’exception de l’arrêt Tommasso c Italie [GC], no 43395/09 (23 février 2017), supra note 173.

312 Observation générale no 22, Doc off CDH NU, 1993, Doc NU CCPR/C/21/Rev.1/Add.4 au para 8 ; Observation générale no 27, Doc off CDH NU, 1999, Doc NU CCPR/C/21/Rev.1/Add.9 au para 8 ; Observation générale no 34, Doc off CDH NU, 2011, Doc NU CCPR/C/GC/34 au para 34.

Quatre décisions de la Cour européenne des droits de l’homme en témoignent : les affaires

Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c Roumanie313, Vereinigung Bildender Künstler c

Autriche314, Alexeïev c Russie315 et Kaos GL c Turquie316.

Le Partidul Comunistilor (Nepeceristi) (Parti des communistes non membres du Parti communiste roumain « PCN »), ainsi que le président de cette formation, Gheorghe Ungureanu, un ressortissant roumain, ont introduit une requête à la Cour européenne alléguant notamment que le refus des juridictions nationales d’enregistrer le PCN comme parti politique avait enfreint leur droit à la liberté d’association prévu à l’article 11 de la CEDH. Le gouvernement roumain a défendu son ingérence en affirmant qu’elle avait pour but de protéger la sécurité nationale, la morale et les droits d’autrui. À cet égard, il soutenait que la Cour devait prendre en compte « les traces laissées par l’expérience communiste du pays et que l’idée de promouvoir le communisme est contraire aux conceptions morales de la majorité de la population en Roumanie ». Les requérants ont, pour leur part, soutenu qu’il s’agissait de la vision d’une minorité de la population et qu’« on ne saurait spéculer sur les conceptions morales et politiques de la majorité ». Si la Cour a laconiquement reconnu que l’ingérence avait pour objectif la protection de la sécurité nationale et des droits et libertés d’autrui, elle n’a eu d’autre choix que d’écarter la moralité publique, car rien dans le décret roumain relatif à l’enregistrement et au fonctionnement des partis politiques ne le permettait ni ne le prévoyait. Par conséquent, l’ingérence, soit le refus d’enregistrement du parti politique, reposait sur une loi, mais le but légitime de moralité publique n’avait pas d’assisse légale. Dans l’arrêt Vereinigung Bildender Künstler c Autriche, l’association requérante a allégué que la décision des autorités nationales d’interdire l’exposition d’un tableau d’Otto Mühl consistait en une violation de son droit à la liberté d’expression. Avant de conclure en faveur du requérant, la Cour a reconnu que la mesure visait la protection des droits d’autrui, mais elle n’a pu se rallier à l’argument du gouvernement selon lequel elle visait également la protection de la moralité publique, car aucun fondement légal ne le justifiait : La Cour observe […] que ni le libellé de la loi précitée ni les termes dans lesquels les décisions de justice pertinentes ont été rédigées ne font référence à un tel but. La Cour ne saurait donc 313 Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c Roumanie, n° 46626/99, [2005] I CEDH 193. 314 Vereinigung Bildender Künstler c Autriche, n° 68354/01 (25 janvier 2007). 315 Alexeïev c Russie, n° 4916/07 (21 octobre 2010). 316 Kaos GL c Turquie, no 4982/07 (22 novembre 2016).

admettre que les autorités autrichiennes, lorsqu’elles ont interdit l’exposition du tableau en cause, visaient un autre objectif que la protection des droits individuels de M. Meischberger. Dès lors, l’argument du Gouvernement selon lequel l’ingérence visait aussi un autre but légitime – la protection de la morale publique – ne tient pas.317

Dans son arrêt Alexeïev c Russie prononcé en 2010, la Cour européenne a reconnu à l’unanimité que les interdictions répétées des autorités russes de tenir des marches de la fierté gaie à Moscou consistaient en autant d’ingérences dans le droit d’association du requérant, M. Alexeïev, militant pour les droits des homosexuels, ingérences injustifiées au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention européenne. En 2006, 2007 et 2008, le requérant avait tenté d’organiser différentes manifestations afin de sensibiliser le public à la discrimination que vivent les membres de la minorité gaie et lesbienne de Russie, de promouvoir le respect des droits de ces personnes et de favoriser la tolérance à leur égard318. Toutes les manifestations, peu importe la forme prévue, ont été interdites et réprimées lorsqu’elles ont eu lieu. L’ensemble des tribunaux moscovites a confirmé les différentes décisions prises en ce sens, y compris l’arrestation du requérant et sa condamnation à différentes infractions administratives. Devant la Cour européenne, le requérant a soutenu que son droit à la liberté de manifester avait été violé, sans possibilité pour le gouvernement russe de se justifier en vertu de l’un des trois motifs avancés – la nécessité de protéger la morale, l’ordre public et les droits d’autrui – : la Russie a contesté le caractère nécessaire des mesures et soutenu que rien n’interdisait ces manifestations dans la loi. À la Cour, le gouvernement russe a plaidé que :

la protection de la morale commandait d’interdire l’événement en question, la promotion de l’homosexualité étant incompatible avec les « doctrines religieuses de la majorité de la population », comme cela ressortirait clairement des déclarations faites par les organisations religieuses qui ont appelé à interdire l’événement. […] le fait d’autoriser les marches gaies aurait été perçu par les croyants comme une insulte délibérée à leurs sentiments religieux et comme une « atteinte terrible à leur dignité humaine ».319

Quant au requérant, il a soutenu que :

La référence faite à la protection de la morale ne serait pas justifiée, car, d’une part, la notion de la « morale » sur laquelle s’appuie le Gouvernement correspondrait simplement aux attitudes dominantes dans l’opinion publique et ne tiendrait pas compte de la diversité et du pluralisme et, d’autre part, la nature même des événements en cause, qui seraient des manifestations en faveur des droits de l’homme et des libertés civiles et de la protection et

317 Vereinigung Bildender Künstler c Autriche, n° 68354/01 (25 janvier 2007) aux para 30-31. 318 Alexeïev c Russie, n° 4916/07 (21 octobre 2010) au para 6.

l’accès à l’égalité des minorités sexuelles, ferait qu’ils ne seraient pas susceptibles de porter atteinte à la morale.320

La Cour européenne a modifié l’ordre d’analyse généralement retenu afin de justifier une restriction à l’exercice des droits et libertés, sans explication. Ainsi, après avoir conclu que les mesures contestées n’étaient pas nécessaires, la Cour a procédé à l’analyse du but de la mesure. Elle a souligné que rien en droit russe ne permettait d’interdire ou de restreindre la tenue de manifestations publiques en raison de l’incompatibilité de l’homosexualité et des valeurs morales de la majorité. Non seulement ces arguments n’avaient pas été avancés lors des précédentes procédures, mais la Cour ne croyait pas possible à ce stade le remplacement du but défendu par la restriction :

En conséquence, il n’a pas été avancé de tels arguments au cours de la procédure interne : à ce niveau, ce sont les questions de sécurité qui ont été mises en avant. La Cour n’est pas persuadée que le Gouvernement puisse à ce stade remplacer un but légitime protégé par la Convention par un autre but qui n’a jamais fait l’objet d’une mise en balance au niveau interne. Par ailleurs, elle considère qu’en tout état de cause, l’interdiction était disproportionnée à l’un et l’autre de ces deux buts.321

Dans l’affaire Kaos GL c Turquie, la Cour européenne a réaffirmé l’importance de présenter des motifs au soutien d’une ingérence dite de moralité publique322. Il était alors question de la saisie et

de la confiscation de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine publié par la requérante, soit l’Association Kaos de recherche culturelle et de solidarité des gais et des lesbiennes en Turquie, dans lequel un dossier spécial avait été consacré à la pornographie. L’Association a invoqué une violation injustifiée à sa liberté d’expression. Reconnaissant l’ingérence, l’État s’est défendu en affirmant qu’il devait protéger la moralité publique. L’ingérence était prévue par la Constitution turque et poursuivait le but légitime de protéger la morale publique323. Toutefois, le

moment venu d’étudier la nécessité de la mesure, la Cour a affirmé qu’« il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, pour quelle raison tel article ou telle image du numéro concerné du magazine portait atteinte à la morale publique324 ». Ainsi, en

l’absence de motif au soutien des décisions rendues par les autorités turques, il a été impossible pour la Cour de reconnaître la défense de moralité publique : 320 Alexeïev c Russie, n° 4916/07 (21 octobre 2010) au para 65. 321 Alexeïev c Russie, n° 4916/07 (21 octobre 2010) au para 79. 322 Kaos GL c Turquie, no 4982/07 (22 novembre 2016). 323 Kaos GL c Turquie, no 4982/07 (22 novembre 2016) aux para 54-55. 324 Kaos GL c Turquie, no 4982/07 (22 novembre 2016) au para 57.

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