• Aucun résultat trouvé

moralité publique par l’établissement d’un consensus européen L’argument du consensus européen s’exprime dans les affaires liées à la morale (1), mais peut

2. Le choc des consensus interne et européen

Le consensus interne consiste à reconnaître une attitude ou des comportements adoptés par les membres d’une communauté donnée487. Il n’a été que peu reconnu par la Cour, car il est

difficilement identifiable. Pour ce faire, la Cour se fonde, par exemple, sur les déclarations des

485 Hämäläinen c Finlande [GC], no 37359/09 (16 juillet 2014) au para 3. 486 Hämäläinen c Finlande [GC], no 37359/09 (16 juillet 2014) au para 40.

487 Kanstantsin Dzehtsiarou, European Consensus and the Legitimacy of the European Court of Human Rights,

institutions nationales ainsi que sur le droit d’un État donné488. Elle a également refusé de

reconnaître le consensus interne plaidé par le gouvernement anglais dans l’arrêt Tyrer, fondateur en la matière. Dans cette affaire, le gouvernement a soutenu que l’opinion publique des gens de l’île de Man n’était pas choquée par la punition corporelle contestée qui consistait en une pratique de longue date sur leur territoire. Une certaine opinion publique était favorable à cette pratique. Non seulement la Cour a douté de ce consensus, mais elle ne l’a pas retenu, d’autant plus que l’ordre pouvait être préservé sur l’île de Man en l’absence d’un tel comportement489. En matière

de moralité publique, c’est une situation similaire qui a prévalu à l’arrêt Dudgeon et inverse dans l’affaire A, B et C c Irlande.

En effet, dans l’arrêt Dudgeon, en sus du consensus européen reconnu par la Cour, les autorités nationales ont tenté l’argument du consensus interne de la société nord-irlandaise, qualifiée de particulièrement conservatrice et pieuse, pour justifier le maintien de la pénalisation des actes homosexuels entre hommes majeurs. L’absence de preuve en ce sens aura eu raison de l’argument du gouvernement anglais490. Dans l’affaire A, B et C c Irlande, le « choc des consensus491 » a cette fois-ci joué en faveur des autorités. En effet, la Cour a établi un consensus européen quant à l’autorisation de l’avortement 488 Stafford c Royaume-Uni, no 46295/99, [2002] IV CEDH 153 (la Cour a reconnu l’existence d’un consensus

interne en matière de sentence justifiant une interprétation évolutive de la Convention européenne) ;

Borgers c Belgique (1991), 214 B CEDH (Sér A) 1 (cette fois la Cour n’a pas reconnu le consensus interne

entourant la neutralité des avis du procureur général du point de vue des requérants, alors qu’il existe un consensus interne quant à la neutralité du procureur général dans l’exercice de ses fonctions).

489 L’article 63(3) de la CEDH prévoit la possibilité pour tout État partie de déclarer que la Convention

s’appliquera en tenant compte des nécessités locales. Le gouvernement anglais a, dans cette affaire, tenté de plaider pour la reconnaissance d’une nécessité locale, ce à quoi la Cour n’a pas adhéré faute de preuve de la nécessité du châtiment. Les convictions et les opinions publiques n’ont pas convaincu la Cour. Tyrer c

Royaume-Uni (1978), 26 CEDH (Sér A) 1 aux para 36-40. La Cour s’est également penchée sur le concept des

nécessités locales à l’affaire Piermont où elle a affirmé : « Les arguments avancés par le Gouvernement portent essentiellement sur le contexte politique local tendu assorti d’une campagne électorale et mettent donc l’accent plus sur des circonstances et situations que sur des nécessités. Une conjoncture politique, certes délicate, mais qui pourrait également se rencontrer en métropole, ne suffit pas pour interpréter la formule “nécessités locales” comme justifiant une ingérence dans le droit garanti par l’article 10. » Piermont

c France (1995), 314 CEDH (Sér A) 24 au para 56. Dans cette affaire, une ressortissante allemande et

députée au Parlement européen avait été restreinte dans sa liberté d’expression alors qu’elle se trouvait en Polynésie française. Le gouvernement français a tenté de soulever l’exception des nécessités locales, sans succès.

490 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 aux para 46, 56, 60. Supra, partie 1, chapitre 2, section

1, B.

491 Certains auteurs ont plutôt parlé d’un « dépassement » (outweighed) du consensus européen par le

consensus interne. La situation semble être fondée sur une confrontation du consensus européen à un

pour des motifs plus élargis que ceux prévus en Irlande. Toutefois, elle a souligné l’absence de consensus scientifique et juridique quant au début de la vie, et a fait mention des valeurs morales profondes de la population irlandaise, un argument qu’elle avait précédemment refusé dans le cas de l’arrêt Dudgeon. Plus encore, c’est sur la base des résultats de trois référendums constitutionnels et de la demande formulée par l’Irlande pour l’obtention de garanties européennes auprès de l’UE au sujet de l’avortement que la Cour a fondé sa reconnaissance de l’existence d’un consensus interne pour le maintien du régime juridique limitant l’avortement492.

La méthodologie du référendum a particulièrement été critiquée par les requérantes, les juges dissidents et certains auteurs, car il est difficile de démontrer qu’une société, de manière générale, appuie précisément une solution493.

Ainsi, une mise en balance semble être nécessaire entre la prise en compte de l’opinion publique qui représente une majorité, laquelle soutient une solution donnée, et la protection des droits de la personne perçue comme une garantie contre la tyrannie de la majorité494 et assurée

par la Cour européenne de manière subsidiaire. Si la Cour peut utiliser des données telles que des résultats de référendums, il serait également pertinent qu’elle tienne compte de l’influence d’autres groupes, par exemple des universitaires ou des ONG. Dans les faits, comme le souligne à juste titre le professeur Dzehtsiarou, la Cour bénéficie rarement de données claires et fiables pour consensus interne. Voir Sandra McAvoy, « Profound Moral Values? » (2011), Human Rights in Ireland en ligne: <http://humanrights.ie>; Kanstantsin Dzehtsiarou, European Consensus and the Legitimacy of the

European Court of Human Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 à la p 61; et Fionas de

Londras et Kanstantsin Dzehtsiarou, « Grand Chamber of the European Court of Human Rights, A., B. and C.

v. Ireland, Decision of 17 December 2010 » (2013) 62:1 ICLQ 250. Une auteure a affirmé qu’il y avait plutôt

instrumentalisation du consensus précisément lorsque « les hypothèses où l’absence de consensus est dissimulée par la Cour dans le but de minorer la marge d’appréciation de l’État ou, au contraire où l’existence du consensus est neutralisée dans le but d’accorder à l’État une marge de manœuvre plus large. » Elle cite en exemple les affaires Christine Goodwin c Royaume-Uni et A, B et C c Irlande. Voir Béatrice Pastre-Belda, « Et si la Cour européenne des droits de l’homme renonçait à l’interprétation consensuelle ? » (2015) 101 RTDH 89 à la p 99. 492 Voir en ce sens Kanstantsin Dzehtsiarou, European Consensus and the Legitimacy of the European Court of Human Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 aux pp 52-54. Pour la compréhension des référendums irlandais en la matière, l’auteur renvoie le lecteur à Gerard Hogan et Gerry Whyte, J.M. Kelly : The Irish Constitution, 4e éd, Haywards Heath, Tottel, 2003; voir également Amanda Jane Mellet c Irlande, Déc CDH 2324/2013, 116e sess, Doc off NU CCPR/C/116/D/2324/2013 (2016).

493 A, B et C c Irlande, no 25579/05, [2010] VI CEDH 285 au para 177 ; Fionas de Londras et Kanstantsin

Dzehtsiarou, « Grand Chamber of the European Court of Human Rights, A., B. and C. v. Ireland, Decision of 17 December 2010 » (2013) 62:1 ICLQ 250.

494 Kanstantsin Dzehtsiarou, European Consensus and the Legitimacy of the European Court of Human Rights,

Cambridge, Cambridge University Press, 2015 à la p 54, qui cite Ronald Dworkin Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1977 à la p 194.

justifier un consensus interne, d’autant plus s’il est moral495. Toutefois, il semble possible de

constater une tendance en étudiant l’ensemble des éléments de preuve et non le morcèlement de ces derniers.

En rendant son arrêt Stübing c Allemagne496 en 2012, la Cour européenne a illustré

l’articulation complexe du consensus européen, notamment en revenant sur une analyse de la norme et du principe juridique, mais surtout en privilégiant l’approche de l’arrêt Dudgeon. Adopté alors qu’il était enfant, le requérant a rencontré sa sœur à l’âge adulte et ils ont eu quatre enfants ensemble. Or, le Code pénal allemand interdit toute relation consentante entre membres consanguins d’une même fratrie, et ce, dans le but de protéger la morale et les droits d’autrui. En appliquant les enseignements tirés des arrêts Handyside et Dudgeon, la Cour a réaffirmé qu’une ingérence de l’État devait se justifier par de sérieuses raisons, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un aspect des plus intimes, tel que la manifestation de la sexualité d’une personne, pour être légitimée. La Cour précise et reconnaît qu’un large consensus européen se dégage quant au refus de l’inceste tant dans les ordres juridiques nationaux qu’au sein de la société européenne. Pour établir ce consensus, elle a réalisé une analyse comparative des législations des États membres du Conseil de l’Europe497. La criminalisation des relations sexuelles consentantes entre membres

d’une même fratrie ne reçoit toutefois pas le même verdict :

Where, however, there is no consensus within the Member States of the Council of Europe, either as to the relative importance of the interest at stake or as to the best means of protecting it, particularly where the case raises sensitive moral or ethical issues, the margin will be wider. By reason of their direct and continuous contact with the vital forces of their countries, the State authorities are, in principle, in a better position than the international court to give an opinion, not only on the “exact content of the requirements of morals” in their country, but also on the necessity of a restriction intended to meet them.

Applying the principles set out above to the instant case, the Court observes that there is no consensus between the member States as to whether the consensual commitment of sexual acts between adult siblings should be criminally sanctioned. Still, a majority of altogether twenty-four out of the forty-four States reviewed provide for criminal liability. The Court further notes that all the legal systems, including those which do not impose criminal liability, prohibit siblings from getting married. Thus, a broad consensus transpires that sexual relationships between siblings are neither accepted by the legal order nor by society as a whole. Conversely, there is no sufficient empirical support for the assumption of a general trend towards a decriminalisation of such acts. The Court further considers that the instant case concerns a question about the requirements of morals. It follows from the above

495 Kanstantsin Dzehtsiarou, European Consensus and the Legitimacy of the European Court of Human Rights,

Cambridge, Cambridge University Press, 2015 à la p 54.

496 Stübing c Allemagne, no 43547/08 (12 avril 2012).

principles that the domestic authorities enjoy a wide margin of appreciation in determining how to confront incestuous relationships between consenting adults, notwithstanding the fact that this decision concerns an intimate aspect of an individual’s private life.498 (Nous soulignons.)

La Cour dégage ainsi un consensus et une absence de consensus : il y a consensus quant au refus de l’inceste, mais, inversement, il n’y a pas de consensus sur la criminalisation ou la décriminalisation de cette dernière, comme le plaidait le requérant. Ainsi, la marge de manœuvre de l’État est plus restreinte quant au refus de l’inceste, mais plus large quant aux moyens pris pour gérer cette situation.

3. La liberté d’expression et la

Outline

Documents relatifs