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b La trilogie jurisprudentielle initiale de la Cour européenne : la sacralisation de la posture

privilégiée des autorités nationales dans

l’interprétation de la norme morale

La Cour européenne des droits de l’homme a été le premier tribunal régional à se prononcer sur la notion de moralité publique et à offrir une méthode d’interprétation de cette restriction. Les balbutiements de cette « défense » ont été traduits par trois arrêts, rendus en autant d’années, soit Handyside c Royaume-Uni206, Sunday Times c Royaume-Uni207 et Dudgeon c Royaume-Uni208. Si

les deux premières affaires ont porté sur une violation de la liberté d’expression prévue à l’article 10 de la CEDH, l’affaire Dudgeon a plutôt visé une violation de la vie privée, prévue à l’article 8 de la CEDH. Ces trois différends fondent l’ensemble des développements subséquents en matière de moralité publique au titre d’une justification de l’ingérence de l’État.

M. Handyside, un citoyen anglais, était propriétaire d’une maison d’édition fondée en 1968. Il avait notamment publié Le petit livre rouge à l’usage des écoliers (The Red Little Schoolbook) qui était à l’origine de la requête formulée contre le Royaume-Uni. Le requérant avait acheté le droit de reproduire au Royaume-Uni ce livre initialement publié au Danemark en danois. Il circulait d’ores et déjà, avec certaines adaptations, en Autriche, en Belgique, en Finlande, en France, en Allemagne, en Grèce, en Islande, en Italie, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suède et en Suisse, ainsi que dans plusieurs pays non européens. Une fois le livre traduit en anglais et imprimé, une centaine d’exemplaires ont été distribués pour recension, notamment dans les journaux locaux. Environ 20 000 exemplaires ont été imprimés. Le Daily Telegraph a fait paraître marge nationale d’appréciation » dans Frédéric Sudre, dir, Le principe de subsidiarité au sens du droit de la

Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Nemesis, Anthemis, 2014, 87.

205 Hirst c Royaume-Uni (n° 2), n° 74025/01, [2005] IX CEDH 237 au para 82 ; Alajos Kiss c Hongrie,

n° 38832/06 (20 mai 2010) ; Odièvre c France, n° 42326/98, [2003] III CEDH 1 ; SH et autres c Autriche [GC], n° 57813/00, [2011] X CEDH 337 ; Parrillo c Italie, n° 46470/11 (27 août 2015) au para 197.

206 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 48. 207 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1.

une critique dans laquelle il était mentionné que le bouquin serait signalé au Director of Public Prosecutions.

Après avoir reçu plusieurs plaintes, le Director of Public Prosecutions a invité la police à perquisitionner les locaux de la maison d’édition conformément à la loi anglaise sur les publications obscènes. Le livre avait été jugé obscène en raison de son contenu. En plus de contenir des chapitres sur l’éducation et l’apprentissage, il comportait un chapitre sur la sexualité, y compris des thèmes tels que les rapports sexuels, la contraception, la pornographie et l’avortement. M. Handyside a été condamné pénalement, et son matériel a été saisi, confisqué puis détruit. Dans sa requête, il s’est dit victime d’une violation de l’article 10 de la CEDH qui prévoit la liberté d’expression. Le gouvernement anglais n’a pas nié que les mesures entreprises contre M. Handyside consistaient en des ingérences de l’autorité publique dans la jouissance de la liberté d’expression ; il a plutôt plaidé pour la nécessité de la protection de la moralité publique. N’ayant jamais été appelée à interpréter la notion de moralité publique, la Cour a souligné les divergences d’opinions sur la méthode à suivre : Le rapport de la Commission, puis les débats de juin 1976 devant la Cour ont révélé de nettes divergences sur un problème crucial : la méthode à suivre pour déterminer si les « restrictions » et « sanctions » concrètes dénoncées par l’intéressé étaient « nécessaires, dans une société démocratique », à « la protection de la morale ». D’après le Gouvernement et la majorité de la Commission, le rôle de la Cour consiste uniquement à vérifier que les juridictions anglaises ont agi de bonne foi, de manière raisonnable et dans les limites de la marge d’appréciation consentie aux États contractants par l’article 10 par. 2 (art. 10-2). Pour la minorité de la Commission, au contraire, la Cour n’a pas à contrôler l’arrêt [de la cour anglaise], mais à examiner d’emblée le Schoolbook à la lumière de la Convention et d’elle seule.209

La Cour a poursuivi son analyse en rappelant que la CEDH consistait en un mécanisme de sauvegarde de caractère subsidiaire par rapport aux systèmes judiciaires nationaux et, ce faisant, il revenait à chacun des États parties le soin d’assurer le respect des droits et libertés. Elle a ainsi opté pour la première méthode d’interprétation, à savoir le contrôle des agissements anglais en fonction de la bonne foi, de la raisonnabilité et de la marge d’appréciation.

La Cour a conclu qu’une notion homogène de la morale ne pouvait être dégagée, le juge national se trouvant toujours dans une meilleure posture afin d’en évaluer la teneur :

on ne peut dégager du droit interne des divers États contractants une notion européenne uniforme de la "morale". L’idée que leurs lois respectives se font des exigences de cette

dernière varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution rapide et profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la "nécessité" d’une "restriction" ou "sanction" destinée à y répondre. […]

Dès lors, l’article 10 par. 2 (art. 10-2) réserve aux États contractants une marge d’appréciation. Il l’accorde à la fois au législateur national ("prévues par la loi") et aux organes, notamment judiciaires, appelés à interpréter et appliquer les lois en vigueur. 210

Ainsi, la Cour a considéré que les juridictions anglaises étaient non seulement en droit de penser que la publication du livre aurait des répercussions négatives sur la moralité des enfants qui le consulteraient, mais qu’elles étaient nettement mieux placées pour prendre cette décision puisqu’elles côtoyaient la population anglaise211. Plus encore, elle a reconnu l’inscription de la

marge nationale d’appréciation au libellé du deuxième paragraphe de l’article 10 de la CEDH. Cette conclusion a été répétée par la Cour dans l’affaire Sunday Times212, toujours contre le

Royaume-Uni, rendue en 1979. Il s’agissait d’une affaire portant sur la liberté d’expression de la presse, également protégée par l’article 10 de la CEDH.

Dans les années 1960, le Sunday Times a publié une série d’articles sur les « enfants de la thalidomide » et sur le règlement des demandes d’indemnisation de ces derniers et de leurs parents qui traînait en longueur. Le journal a rapidement été sommé, par injonction, de cesser ses publications sur le sujet, une décision prononcée par la High Court et confirmée par la Chambre des Lords. Cette injonction avait pour objectif d’interdire aux journalistes de publier de l’information pouvant miner l’autorité de la justice ou des articles qui jugeraient « prématurément des questions de la négligence, de la violation d’un contrat ou du manquement à une obligation, ou traite[raient] des éléments de preuve se rapportant à l’une de ces questions, soulevées dans toute action pendante ou imminente » au sujet du scandale de la thalidomide213. Les requérants ont porté leur cause devant la Commission européenne des droits de l’homme qui l’a transmise à la Cour. Le gouvernement anglais a soutenu que la « Chambre des Lords était en “droit de croire” que la publication de l’article en question aurait des répercussions préjudiciables à la bonne administration de la justice au regard des actions pendantes à l’époque 210 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 48. 211 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 52. 212 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1. 213 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 34.

devant le juge214 ». Ainsi, il ne s’agissait pas d’une mesure de moralité publique à proprement

parler, mais plutôt d’une mesure visant la protection des droits d’autrui.

L’apport de l’arrêt Sunday Times à la détermination de la notion de moralité publique est pertinent en ce qui concerne l’analyse du test de nécessité présenté par la Cour. Cette dernière a rappelé sa posture initiale selon laquelle « même un État contractant qui agit de la sorte [de bonne foi, avec soins et de façon raisonnable] reste soumis au contrôle de la Cour quant à la compatibilité de son comportement avec les engagements résultant pour lui de la Convention215 »,

rappelant en ce sens sa conclusion dans l’arrêt Handyside216.

Procédant à l’étude de la nécessité de la mesure, la Cour a été appelée à mettre en balance les intérêts en l’espèce, pour finalement trancher en faveur des requérants217. La violation de

l’article 10 a été reconnue et non justifiée. En somme, la Cour a mobilisé ses précédentes conclusions en la matière tout en les appliquant différemment. En effet, elle a conclu que « l’ingérence ne correspondait pas à un besoin social assez impérieux pour primer l’intérêt public s’attachant à la liberté d’expression218 ». Les motifs invoqués par le gouvernement n’ont de ce fait

pas été jugés suffisants, ni proportionnés, ni nécessaires dans une société démocratique. Cet arrêt confirme le lien entre la marge nationale d’appréciation et l’interprétation des restrictions aux droits de la personne.

La jurisprudence initiale de la Cour européenne en matière de moralité publique a été complétée par l’arrêt Dudgeon c Royaume-Uni. En 1979, M. Jeffrey Dudgeon, résident de Belfast, en Irlande du Nord, a introduit une requête à la Commission européenne des droits de l’homme contre le Royaume-Uni – État duquel il était ressortissant – en violation de l’article 8 de la CEDH. M. Dudgeon affirmait être homosexuel et menait une campagne afin de faire modifier le droit nord-irlandais, pour le rendre conforme au droit anglais, en matière pénale, quant aux comportements homosexuels.

214 Voir l’opinion dissidente commune de M. Wiarda, M. Cremona, M. Thór Vilhjálmsson, M. Ryssdal,

M. Ganshof Van Der Meersch, Sir Gerald Fitzmaurice, Mme Bindschedler Robert, M. Liesch et M. Matscher, Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 9. 215 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 59. 216 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 59. 217 L’étude du test de nécessité fera l’objet du chapitre 2, section 2, C de cette partie. 218 Sunday Times c Royaume-Uni (n° 1) (1979), 30 CEDH (Sér A) 1 au para 67.

En 1976, la police a procédé à une perquisition chez M. Dudgeon, en exécution d’un mandat conforme à la loi sur les stupéfiants. Des lettres et un journal intime ont été trouvés dans lesquels son auteur rapportait des activités homosexuelles. M. Dudgeon a été arrêté, amené au poste de police puis questionné avant d’être relâché. Le Director of Public Prosecutions a abandonné le dossier, décidant que ce dernier ne servirait pas l’intérêt général219.

Dans sa requête, M. Dudgeon alléguait notamment que la loi violait son droit à la vie privée. En effet, le droit nord-irlandais n’interdisait pas formellement l’homosexualité, mais les lois pénales criminalisaient divers comportements homosexuels commis entre hommes consentants en privé comme en public220. Or, en 1967, le droit applicable en Angleterre et au Pays de Galles

avait connu une réforme en la matière : « la buggery et les actes d’indécence grave commis en privé entre hommes consentants de 21 ans et plus ne constitu[ai]ent [plus] des infractions221 ».

Cette modification législative est survenue à la suite de la publication du rapport de la Commission Wolfenden qui affirmait que si le droit pénal avait pour rôle de préserver la décence et l’ordre publics, il n’avait pas pour objectif de « s’ingérer dans la vie privée des citoyens, ni même de chercher à imposer un modèle déterminé de conduite222 ». La Commission a conclu « que les

actes homosexuels accomplis en privé entre adultes consentants ressortissaient à la morale privée, dont le droit n’avait pas à se mêler, et qu’ils devaient perdre leur caractère délictueux223 ».

Ce que le législateur anglais a reconnu en 1967.

Entre 1976 et 1979, une tentative de réforme du droit nord-irlandais a été lancée par le gouvernement par l’entremise d’un projet de loi. Une période de consultation publique, lors de laquelle les citoyens comme les organisations ont été invités à présenter des observations, a été tenue. Une majorité claire, composée d’individus et d’organisations, s’est prononcée contre ce projet de loi. Les groupes religieux ont été nombreux à le dénoncer. Ils affirmaient que cette « modification législative envisagée tendait à pousser la société nord-irlandaise à bouleverser son code moral d’une manière propre à créer des problèmes plus graves que ceux découlant du droit en vigueur ». Toujours selon ces groupes, la modification législative « accentuerait le déclin des

219 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 33. 220 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 aux para 14-15.

221 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 17. Ainsi, les actes demeuraient qualifiés

d’indécents, mais ils n’étaient plus criminalisés. Le droit écossais a été aligné sur le droit anglais en 1980.

222 Rapport de la Commission, reproduit dans Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 17. 223 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 17.

valeurs morales et instaurerait un climat de laxisme qui constituerait, pour les plus vulnérables, à savoir les jeunes, une source de dangers et de pressions inopportunes ». De plus, soustraire les activités homosexuelles commises entre hommes consentants en privé au droit pénal « risquerait de passer, auprès du public, pour une autorisation, voire approbation implicite de telles pratiques et pour un tournant de la politique des pouvoirs publics, dans le sens d’un nouvel affaiblissement des valeurs morales »224. Un soutien à la réforme a été apporté par des associations de défense des droits des minorités sexuelles et par des travailleurs sociaux. Selon eux :

le droit existant n’était pas nécessaire ; il suscitait épreuves et angoisse pour l’importante minorité qu’il frappait. […] le domaine de la morale devait demeurer distinct de celui du droit pénal et [il] fallait, en la matière, avoir égard surtout à la liberté personnelle de l’individu.225

Une Église nord-irlandaise s’est ralliée à la dépénalisation des actes homosexuels commis en privé entre hommes consentants de plus de 21 ans, sans toutefois considérer l’homosexualité comme une pratique acceptable. La majorité des partis politiques de l’époque ont également soutenu la réforme législative, mais aucun des 12 députés nord-irlandais siégeant au Parlement britannique ne l’appuyait226. Ainsi, le projet de loi a été abandonné en juillet 1979. Selon le

ministre de l’Irlande du Nord, bien que la consultation populaire ait prouvé l’existence de deux camps – l’un pour, l’un contre – une forte opposition à la réforme se dégageait. De plus, traditionnellement, une telle réforme devait provenir d’un parlementaire ; or celle-ci n’avait pas été parrainée, elle avait plutôt été proposée par le gouvernement. Ainsi, le gouvernement nord- irlandais a choisi de s’abstenir227. Par conséquent, en réponse à la requête de M. Dudgeon, le

gouvernement britannique a demandé à la Cour européenne de déclarer le droit nord-irlandais en vigueur conforme à l’article 8 de la CEDH, car nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la morale.

À l’instar de la Commission, la Cour européenne a reconnu que les lois contestées consistaient en une ingérence dans l’exercice, par le requérant, de son droit au respect de sa vie privée. La Cour est passée à l’analyse du second paragraphe de l’article 8 de la CEDH, qui prévoit qu’« il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que

224 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 25. 225 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 25. 226 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 25. 227 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 28.

cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire […] à la protection […] de la morale ».

Dans un premier temps, il a été aisé de constater que l’ingérence était prévue par la loi. Dans un deuxième temps, la Cour a conclu que l’objectif poursuivi par le gouvernement était double, soit la protection de la morale, mais également des droits et libertés d’autrui. Puisque les lois contestées ont été introduites pour imposer une conception dominante de la morale sexuelle de la fin du XIXe siècle et que le gouvernement a rappelé que l’adoption du projet de réforme

« affaiblirait beaucoup les structures morales de la société », la Cour a considéré que les mesures visaient la protection de la morale au sens reçu en Irlande du Nord228. En procédant à l’analyse du

second objectif évoqué par le gouvernement, la protection des droits et libertés d’autrui, la Cour a précisé la notion de morale et l’absence de distinction entre ces objectifs légitimes :

Il apparaît pourtant assez artificiel en l’occurrence d’établir une distinction rigide entre la protection « des droits et libertés d’autrui » et celle « de la morale ». La seconde peut impliquer la sauvegarde de l’éthique ou des valeurs morales d’une société dans son ensemble (paragraphe 108 du rapport de la Commission), mais également englober - le Gouvernement le relève - la défense des intérêts et du bien-être moraux d’une fraction donnée de celle-ci, par exemple les écoliers. Quand il s’agit des intérêts et du bien-être moraux de personnes ou catégories de personnes appelant une protection spéciale pour des raisons telles qu’immaturité, débilité mentale ou état de dépendance, la protection « des droits et libertés d’autrui » se ramène donc à un aspect de celle « de la morale ».229

Étant donné cette conclusion, la seule question à résoudre était celle de la nécessité de la mesure dans une société démocratique. La Cour n’a pas reconnu la mesure nécessaire et a tranché en faveur du requérant230.

***

En somme, suivant cette première trilogie jurisprudentielle, la moralité publique est une norme qui s’interprète à la hauteur du vécu de la société qui l’invoque. En ce sens, au terme de ces trois premières affaires, la Cour a respecté l’opinion d’une majorité qui souhaitait limiter une publication jugée obscène, mais, dans le cas de la criminalisation de comportements sexuels privés, elle a opté pour la reconnaissance d’une violation des droits du requérant, et ce, contrairement à l’opinion publique en faveur du maintien des lois en vigueur. Il peut ainsi être

228 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 46. 229 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 47. 230 Supra, partie 1, chapitre 2, section 2, C.

déduit que le moment venu de qualifier la mesure dite de moralité publique, le juge européen s’attarde au vécu social des destinataires de la norme dans leur ensemble, sans négliger de procéder à une balance des intérêts en l’espèce. En effet, l’opinion publique a été largement sollicitée, sous différente forme, mais n’a pu primer lorsqu’il a été admis que l’État, par le biais de la mesure en cause, s’ingérait dans la sphère privée des individus. Par conséquent, la norme de moralité publique est sociale – par opposition à la morale individuelle. Cette morale sociale est également contingente231. La Cour européenne l’a affirmé dès l’affaire Handyside. Non uniforme, la morale varie dans le temps et dans l’espace en fonction des opinions publiques dominantes et dissidentes232. Ainsi, la Cour s’est gardée de définir le concept dans son traité fondateur, mais elle a donné certaines balises interprétatives, tout en appliquant une large marge d’appréciation. En effet, à chaque arrêt rendu, la Cour européenne a réitéré sa conclusion selon laquelle l’étude de la protection de la morale commande l’application d’une large marge d’appréciation, car les exigences de cette morale, propre à chaque État, varient « dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque233 ».

À ce stade, la mince contribution du Comité des droits de l’homme à l’interprétation de la moralité publique s’est inscrite dans la droite ligne des enseignements de la Cour européenne. Toutefois, si ces conclusions sont initialement reprises par le Comité des droits de l’homme, la notion de la marge d’appréciation demeure contestée par ses Membres.

2. La reprise des enseignements de la Cour européenne

par le Comité des droits de l’homme : la

reconnaissance de la place prépondérante des

autorités nationales dans la détermination de la

norme morale

La marge nationale d’appréciation a été largement développée par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle véhicule l’idée selon laquelle une société donnée a le droit à une certaine

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