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En matière de morale, le premier paramètre de la proportionnalité se traduit par le caractère plus ou moins public des activités en cause : il s’agit bien ici d’un continuum axiologique. Cette qualification est essentielle puisque la marge de manœuvre des États sera plus étendue lorsque ce dernier devra « ménager un équilibre entre des intérêts privés et des intérêts publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention426 » et plus restreinte lorsqu’un aspect

particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu sera en jeu427. Par

conséquent, une ingérence dans des comportements de nature plutôt publique aura de meilleures chances d’être justifiée au sens de la CEDH et du PIDCP. Inversement, une ingérence qui tend à limiter des comportements essentiellement privés n’aura que peu de chances de succès. L’étude de la jusridprudence de la Cour européenne et du Comité des droits de l’homme confirme l’importance du caractère public des activités visées par l’ingérence. Dès l’arrêt Dudgeon, la Cour européenne, et précédemment la Commission européenne428, a confirmé la nécessité du caractère public des activités429. En effet, elle a affirmé que « la marge d’appréciation dépend […] du but de la restriction, mais aussi de la nature des activités en jeu ». En s’appuyant sur l’article 8 de la CEDH, elle a rappelé que cette affaire « a trait à un aspect des plus intimes de la vie privée » et que par conséquent, « [i]l doit […] exister des raisons particulièrement graves pour rendre légitimes […] des ingérences des pouvoirs publics430 ». Ainsi, la Cour ne peut reconnaître la nécessité de l’atteinte à la vie privée du requérant. En effet, le caractère strictement 426 SH et autres c Autriche [GC], no 57813/00, [2011] X CEDH 337 au para 94, alors que la Cour reprend sa conclusion dans Evans c Royaume-Uni, no 6339/05, [2007] I CEDH 393 au para 77 ; et Dickson c Royaume- Uni, no 44362/04, [2007] V CEDH 1 au para 78.

427 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 52 ; Christine Goodwin c Royaume-Uni,

no 28957/95, [2002] VI CEDH 45 ; Pretty c Royaume-Uni, no 2346/02, [2002] III CEDH 203 au para 90 ; Evans c

Royaume-Uni, n° 6339/05, [2007] I CEDH 393 au para 77 ; Stübing c Allemagne, no 43547/08 (12 avril 2012) au para 59.

428 La Commission a conclu « que les actes homosexuels accomplis en privé entre adultes consentants

ressortissaient à la morale privée, dont le droit n’avait pas à se mêler, et qu’ils devaient perdre leur caractère délictueux ». Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 au para 17.

429 En ce sens, la Cour lie la protection de la vie privée à la diversité des facettes de l’identité des personnes

qui se rattachent à la dignité et à la liberté. Voir en ce sens Christine Goodwin c Royaume-Uni, no 28957/95, [2002] VI CEDH 45 ; Pretty c Royaume-Uni, no 2346/02, [2002] III CEDH 203 ; Céline Ruet, « Sentiments et droit de l’homme. Philosophie des sentiments moraux et jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » (2016) 106 RTDH 351.

privé des relations sexuelles entre hommes majeurs consentants a contribué au rejet de l’argument de la nécessité.

Inversement, dans l’affaire Friend et autres, la Cour européenne ne reconnaît aucune ingérence dans la liberté de réunion puisque rien dans la mesure contestée n’interdit aux requérants de s’associer pour pratiquer tout autre chasse. La Cour a cependant choisi de s’avancer sur le terrain prospectif en affirmant que même s’il y avait eu une ingérence, celle-ci aurait été légitimée puisque prescrite par une loi nécessaire afin de protéger la moralité publique :

The Court further finds that the measures served the legitimate aim of the ‘protection of … morals’, in the sense that they were designed to eliminate the hunting and killing of animals for sport in a manner which the legislature judged to cause suffering and to be morally and ethically objectionable.431

Le bannissement de la chasse est ici reconnu comme une mesure de moralité publique légitimement adoptée par le Parlement. La Cour affirme que rien dans la loi ne prévoit l’étendue du droit à la vie privée à des activités qui revêtent un caractère essentiellement public telle la chasse. Cette activité est par nature publique, car elle se pratique en plein air, sur de vastes territoires, et elle attire de nombreux participants ainsi que des spectateurs, et ce, malgré le fait qu’il s’agisse ici d’un sport privé pour lequel les participants devaient payer432. La chasse n’aurait

ainsi aucun lien avec l’autonomie ou l’identité d’une personne. La Cour a par ailleurs rejeté l’argument selon lequel la chasse ferait partie du mode de vie des requérants, telle une appartenance à une minorité433. La Cour poursuit son analyse de l’article 11 et du caractère moral de la loi interdisant la chasse et se range du côté des autorités nationales qui affirment que cette forme de chasse est éthiquement immorale. L’affaire Mouvement raëlien suisse c Suisse soulevait cette fois une violation présumée de la liberté d’expression de l’association. Cette dernière s’était vue refuser le droit de diffuser ses idées au moyen d’une campagne d’affichage publique, principalement parce que les publicités invitaient les lecteurs à visiter un site Internet largement accessible, notamment aux mineurs, contenant des idées pouvant choquer la moralité publique. Le site transmettait un message de la part des extraterrestres pour la promotion du clonage, des dérives sexuelles et de la propagande en faveur d’une géniocratie. 431 Friend et autres c Royaume-Uni, no 16072/06 (24 novembre 2009) au para 50. 432 Friend et autres c Royaume-Uni, no 16072/06 (24 novembre 2009) au para 43. 433 Friend et autres c Royaume-Uni, no 16072/06 (24 novembre 2009) au para 44.

La question soulevée par ce différend relève de la détermination de l’utilisation de l’espace public434. Après avoir rappelé qu’une marge de manœuvre restreinte est observée en matière de

liberté d’expression politique et, inversement, qu’une marge plus large est laissée aux autorités en matière de convictions personnelles relevant de la morale et de la religion ainsi que du commerce et de la publicité, la Cour a qualifié ce message de discours à connotation religieuse, permettant ainsi d’accorder une marge d’appréciation plus large à l’État. L’ingérence étant reconnue et les buts recherchés non contestés, l’analyse du test de nécessité a permis à la Cour de confirmer la décision de la Chambre qui a refusé l’affichage public, mais permis le maintien du site Internet de l’Association.

Toutefois, la Cour a tenu à préciser qu’il n’y avait pas d’ambiguïté entre le maintien de l’existence de l’Association, son site Internet et l’interdiction de diffuser ses idées dans le domaine public. En effet, elle « estime qu’il y a lieu de distinguer entre le but de l’association et les moyens que cette dernière utilise pour y parvenir435 ». Il serait ainsi disproportionné d’interdire

l’Association ou son site Internet, mais « limiter la portée de la restriction incriminée au seul affichage sur le domaine public était ainsi une manière de réduire au minimum l’ingérence dans les droits de la requérante436 ». L’Association étant en mesure de maintenir la distribution de

tracts auprès du public et la diffusion de ses idées sur son site Internet, la mesure se trouve ici proportionnée. En définitive, le Cour distingue l’activité publique dans l’espace public « physique » – dont l’interdiction est justifiée – des activités de l’Association dans l’espace public « virtuel »437.

Le Comité des droits de l’homme a lui aussi reconnu, de manière parfois moins explicite, la nécessité du caractère public d’une mesure de moralité publique, par l’entremise de l’intérêt de la collectivité. En ce sens, la conclusion du Comité dans l’affaire Toonen c Australie est similaire à celle de la Cour européenne dans l’affaire Dudgeon. En effet, il a conclu qu’il n’y avait pas de motif raisonnable justifiant l’immixtion dans la vie privée du requérant, puisque les dispositions du Code pénal tasmanien interdisant les relations sexuelles entre hommes majeurs et consentants

434 Mouvement raëlien suisse c Suisse [GC], no 16354/06 (13 juillet 2012) au para 57. 435 Mouvement raëlien suisse c Suisse [GC], no 16354/06 (13 juillet 2012) au para 75. 436 Mouvement raëlien suisse c Suisse [GC], no 16354/06 (13 juillet 2012) au para 75. 437 Cette décision a été rendue à 10 contre 8. Les deux opinions dissidentes n’ont eu que peu de mots quant au but de protection de la moralité publique. Cependant, les juges Sajó, Lazarova Trajkovska et Vučinić ont offert une précision relative à la liberté d’expression et implicitement à la moralité publique, car il n’y aurait pas eu, selon eux, la démonstration claire de la part des autorités nationales d’un besoin social impérieux, qu’exige le test de nécessité.

s’attaquaient à des comportements strictement privés. Les dispositions tasmaniennes n’étaient par ailleurs plus appliquées. Ce qui se caractérise ici par le collectif ou le commun est généralement de facture publique438. Ainsi, dans l’affaire Levinov c Bélarus, le Comité a rappelé qu’il incombe à l’État de démontrer que non seulement l’ingérence est nécessaire, mais qu’« un régime d’autorisation destiné à instaurer un équilibre entre la liberté d’expression de chacun et le maintien de l’ordre public dans un espace donné » doit être fait « dans l’intérêt de la collectivité439 ». *** Au titre du test de proportionnalité, une ingérence qui vise des activités de nature strictement privée, réservée, individuelle ou personnelle n’a que peu de chance de succès. La Cour européenne comme le Comité des droits de l’homme, privilégient les limites aux activités à caractère public. Ce caractère s’évalue dans un continum de la nature plus ou moins publique des activités visées par l’ingérence.

b. La proportionnalité de l’ingérence : le moyen

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