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moralité publique par l’établissement d’un consensus européen L’argument du consensus européen s’exprime dans les affaires liées à la morale (1), mais peut

1. Le consensus européen et la morale

L’argument du consensus, ou plutôt son absence, a été soulevé dès l’affaire Handyside. En effet, la Cour a rappelé que les États « ont fixé chacun leur attitude à la lumière de la situation existant sur leurs territoires respectifs475 ». En ce sens, certains ont accepté de diffuser le livre

litigieux, alors que le Royaume-Uni avait le droit d’en empêcher la publication, et ce, dans le respect des conceptions de la morale.

Dans l’affaire Dudgeon, la Cour a précisé son étude du consentement et a affirmé clairement que lorsqu’une question morale est soulevée, les autorités nationales jouissent d’une large marge d’appréciation dans la mesure où un consensus européen ne saurait être dégagé. Par ailleurs, la Cour ne saurait ignorer un consensus bien établi :

Le Gouvernement signale d’abord ce qu’il qualifie de profonde différence d’attitude et d’opinion publique entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne quant aux questions de moralité. […] Nonobstant la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, il appartient à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs qu’elle a jugés pertinents étaient aussi suffisants, c’est-à-dire si l’ingérence incriminée était proportionnée au besoin social invoqué en sa faveur. […] En consacrant le droit que frappent les lois attaquées, la Convention entend sauvegarder une manifestation essentiellement privée de la personnalité humaine. […] On comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui : dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale ; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger.476 (Nous soulignons.)

L’interprétation consensuelle en matière de morale a été reconsidérée à l’arrêt A, B et C c

Irlande477 en 2010. Trois Irlandaises contestaient sous plusieurs dispositions de la CEDH

l’impossibilité de subir un avortement en Irlande. Sans pour autant considérer la moralité publique comme une limitation, la Cour européenne a tout de même affirmé que la morale et le consensus pouvaient constituer des variables conflictuelles le moment venu d’étudier la marge nationale d’appréciation :

475 Handyside c Royaume-Uni (1976), 24 CEDH (Sér A) 1, 1 EHRR 737 au para 57. 476 Dudgeon c Royaume-Uni (1981), 45 CEDH (Sér A) 2 aux para 56-61.

On ne saurait douter de l’extrême sensibilité des questions morales et éthiques soulevées par la question de l’avortement ni de l’importance de l’intérêt général en jeu. Il y a lieu par conséquent d’accorder en principe à l’Etat irlandais une ample marge d’appréciation pour déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, la protection de cet intérêt général, en particulier la protection en vertu du droit irlandais de la vie de l’enfant à naître, et, d’autre part, le droit concurrent des deux premières requérantes au respect de leur vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention.

Reste cependant à déterminer si cette ample marge d’appréciation était réduite par l’existence d’un consensus pertinent. Le consensus joue depuis longtemps un rôle dans le développement et l’évolution de la protection assurée par la Convention. Dès l’arrêt Tyrer c.

Royaume-Uni, la Cour avait qualifié la Convention d’« instrument vivant » à interpréter à la

lumière des conditions de vie actuelles. Le consensus a ainsi été invoqué pour justifier une interprétation dynamique de la Convention.

En l’espèce, la Cour estime qu’en réalité, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, on observe dans une majorité substantielle des Etats membres du Conseil de l’Europe une tendance en faveur de l’autorisation de l’avortement pour des motifs plus larges que ceux prévus par le droit irlandais. (…) Seuls trois Etats sont encore plus restrictifs que l’Irlande en matière d’accès à l’avortement, puisqu’ils interdisent toute interruption de grossesse quel que soit le risque pour la vie de la femme enceinte. Certains Etats ont élargi ces dernières années les motifs légaux d’avortement. L’Irlande est le seul Etat qui autorise l’avortement uniquement en cas de risque pour la vie de la future mère (y compris le risque de suicide).478 (Nous soulignons.)

Malgré ces constats pour le moins clairs en faveur d’un consensus européen, la Cour a estimé que dans ce cas précis il ne réduisait pas pour autant, de manière décisive, la marge nationale d’appréciation des autorités irlandaises479. Pour se justifier, elle s’est appuyée sur sa conclusion

quant à l’absence de consensus européen sur la définition scientifique et juridique du début de la vie, appliquant de ce fait une gradation ou une mise en balance des consensus ou de leur absence480. Or, il s’agit bien ici d’un détournement de la question posée à la Cour.

Les juges dissidents se sont attaqués à cette conclusion en affirmant qu’il existe un consensus européen écarté par la majorité sur la base de « valeurs morales profondes » :

6. Or, en l’occurrence, il existe bien un consensus européen – et un consensus très net. C’est sans doute l’une des rares fois dans sa jurisprudence que la Cour considère que le consensus en question ne restreint pas l’ample marge d’appréciation de l’Etat concerné. L’argument avancé par la majorité consiste à dire que la possibilité pour les requérantes, « sans enfreindre la loi, [d’]aller se faire avorter à l’étranger et obtenir à cet égard des informations et des soins médicaux adéquats en Irlande » suffit à justifier l’interdiction de l’avortement dans le pays pour des raisons de santé et de bien-être « sur la base des idées morales profondes du peuple irlandais concernant la nature de la vie ». 478 A, B et C c Irlande, no 25579/05, [2010] VI CEDH 285 aux para 233-35. 479 A, B et C c Irlande, no 25579/05, [2010] VI CEDH 285 au para 236. 480 A, B et C c Irlande, no 25579/05, [2010] VI CEDH 285 au para 237, où elle rappelle les conclusions de Vo c France, no 53924/00, [2004] VIII CEDH 1 au para 80.

7. Nous sommes en total désaccord avec cette conclusion. Indépendamment du fait, comme nous l’avons souligné ci-dessus, qu’une telle approche conduit à s’écarter du cœur de la question, qui est la mise en balance du droit à la vie du fœtus et du droit à la santé et au bien- être de la femme enceinte, et non les points de savoir quand commence la vie et de quelle marge d’appréciation les Etats disposent à cet égard, la majorité fonde son raisonnement sur deux prémisses discutables : premièrement, le fait que le droit irlandais autorise l’avortement aux femmes qui peuvent se rendre à l’étranger à cet effet suffirait à satisfaire aux exigences de la Convention concernant le droit des requérantes au respect de leur vie privée ; et, deuxièmement, le fait que les Irlandais ont des valeurs morales profondes quant à la nature de la vie aurait un impact sur le consensus européen et prendrait le pas sur lui, ce qui conférerait à l’Etat une ample marge d’appréciation. […]

9. Quant à la seconde prémisse, c’est la première fois que la Cour fait fi de l’existence d’un consensus européen au nom de « valeurs morales profondes ». A supposer même que ces valeurs morales profondes soient toujours enracinées dans la conscience de la majorité des Irlandais, considérer qu’elles peuvent prendre le pas sur le consensus européen, dont l’orientation est complètement différente, constitue un véritable tournant, dangereux, dans la jurisprudence de la Cour. Une jurisprudence qui, jusqu’à présent, ne distinguait pas entre les croyances morales et les autres pour la détermination de la marge d’appréciation à accorder aux Etats dans des situations où il existe un consensus européen.481 (Nous soulignons.) 481 A, B et C c Irlande, n° 25579/05, [2010] VI CEDH 285 aux para 6-7, 9 de la dissidence. L’affaire A, B et C c Irlande a refait surface à la décision Amanda Jane Mellet c Irlande, Déc CDH 2324/2013, 116e sess, Doc off

NU CCPR/C/116/D/2324/2013 (2016) du Comité des droits de l’homme, sans toutefois que la question relative au consensus ne soit résolue. La requérante comme l’État défendeur ont soumis des arguments liés au consensus interne, sans toutefois que le Comité ne s’y penche. Dans cette affaire, la requérante a subi une interruption de grossesse à l’étranger d’un fœtus mort-né. Elle avait été avisée, en cours de grossesse, que le fœtus pourrait mourir in utero ou qu’il ne pourrait survivre au-delà de la naissance et elle a souhaité interrompre sa grossesse. Puisqu’il s’agit d’une pratique illégale en Irlande, tous les intervenants lui ont parlé de la possibilité d’effectuer un « voyage », sans donner plus de détails. Elle s’est rendue à Liverpool pour y subir un avortement. Les séquelles psychologiques de ce voyage ont été telles que le Comité des droits de l’homme a conclu que les faits étaient « constitutifs d’un traitement cruel, inhumain et dégradant, en violation de l’article 7 du Pacte » (au para 7.6). Le fait de ne pas avoir fourni les services médicaux nécessaires à la requérante a été reconnu comme une violation de l’article 26 du PIDCP et consistait en une discrimination (au para 7.11). De plus, l’État s’est immiscé dans la vie privée de la requérante en violation de l’article 17 du Pacte (au para 7.7). Or, le Comité s’est gardé de se pencher sur la violation alléguée de l’article 19 du PIDCP et de la justification de la nécessité de protéger la moralité publique. Toutefois, l’État partie s’est largement défendu en s’appuyant sur sa législation nationale et sur la décision A, B et C c Irlande. Il a affirmé que l’article 40.3.3 de la Constitution irlandaise reflétait l’équilibre trouver entre les droits des fœtus et les droits des femmes : « l’État reconnaît le droit à la vie de l’enfant à naître et, compte dûment tenu du droit égal de la mère à la vie, s’engage à le respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à le protéger et à le défendre par ses lois » (tel que traduit par le Comité au para 7.2). Or, le Comité a rappelé que non seulement l’avortement est illégal et passible d’une peine d’emprisonnement, mais qu’il n’a été autorisé que si la vie, et non seulement la santé, de la mère est en danger. À aucun moment dans l’étude des arguments des parties, le Comité n’a soulevé la question du consensus en Irlande. Pourtant les parties au différend l’ont soulevé. En ce sens, la requérante a contesté la preuve de l’État qui s’est appuyé sur les référendums passés :

« Le 12 décembre 2014, l’auteure a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie. Elle conteste le tableau que celui-ci dresse de l’opinion du peuple irlandais concernant l’avortement et des “choix” qu’il a opérés quant aux cas dans lesquels l’avortement devrait être possible en Irlande. Depuis de nombreuses années, les sondages indiquent qu’une large majorité du peuple est en faveur de la légalisation

L’interprétation consensuelle a refait surface à l’arrêt de la Grande Chambre Parillo c Italie en matière de vie privée. La requérante alléguait son droit de donner ses embryons cryoconservés à la recherche scientifique en vertu de l’article 8 de la CEDH et de son droit à la vie privée et familiale. La Cour a d’abord affirmé que cette réclamation ne faisait pas partie du noyau dur des droits protégés par cette disposition « en ce qu’[elle] ne porte pas sur un aspect particulièrement important de l’existence de l’identité de l’intéressée482 ». Par conséquent, une large marge

d’appréciation a été accordée à l’État défendeur.

Plus encore, puisque « la question du don d’embryons non destinés à l’implantation suscite de toute évidence “des interrogations délicates d’ordre moral et éthique”483 », aucun consensus

européen n’a été dégagé en la matière. Par conséquent, la Cour a étudié les documents pertinents du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne, de l’UNESCO et des États membres, en plus de rappeler une décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme concernant le sens du mot « personne484 ». Ainsi, cette démarche est similaire à celle de l’arrêt Dudgeon et s’écarte de

l’affaire A, B et C c Irlande. Il importe de plus de souligner que la Cour a réalisé une réelle étude comparée afin d’appuyer sa décision, une démarche qui justifie la conclusion d’absence de violation des droits de la requérante.

de l’accès à l’avortement dans les cas de grossesses non viables et de malformations fœtales létales. Une majorité tout aussi large d’électeurs est en faveur de la légalisation de l’avortement lorsque la grossesse résulte d’un viol ou met la santé de la femme en péril. En outre, les résultats des référendums constitutionnels n’étayent pas la description que donne l’État partie du « choix moral » profond fait par le peuple irlandais. En effet, l’électorat irlandais n’a jamais eu la possibilité de se prononcer sur un projet visant à accroître le nombre des situations dans lesquelles l’accès à l’avortement est légal. Jamais il n’a eu l’occasion de s’exprimer sur le point de savoir si les femmes devraient être autorisées à avorter dans d’autres cas que ceux dans lesquels leur vie est menacée. De fait, deux projets soumis aux électeurs en 1992 et 2002, qui visaient à restreindre encore l’accès à l’avortement en le rendant illégal lorsqu’une femme risque de se suicider, ont été rejetés. De surcroît, lors des trois référendums constitutionnels sur la question de l’avortement, la proportion de l’électorat qui s’est prononcée pour ces restrictions n’a pas atteint 35 %. » (au para 5.1). Le Comité des droits de l’homme a statué dans le même sens dans une seconde communication Siobhán Whelan c Irlande, Déc CDH 2425/2014, 119e sess, Doc off NU CCPR/C/119/D/2425/2014 (2017). 482 Parrillo c Italie [GC], no 46470/11 (27 août 2015) au para 174. Comme la très grande majorité des arrêts étudiés, la Cour ne s’est pas prononcée longuement sur le but de l’ingérence. Elle a rapidement reconnu qu’elle était fondée sur une loi et qu’elle avait pour but la protection de la morale et des droits d’autrui, et ce, malgré l’absence de mention de la part du gouvernement italien dans ses observations écrites et orales. Voir le para 164. 483 Parrillo c Italie [GC], no 46470/11 (27 août 2015) au para 176.

484 Parrillo c Italie [GC], no 46470/11 (27 août 2015) aux para 54-76; Artavia Murillo et al (“in vitro

fertilization”) c Costa Rica (2012), Objections préliminaires, mérites, réparations et frais, Inter-Am Ct HR (Sér

La Grande Chambre de la Cour a réitéré cette démarche à l’arrêt Hämäläinen c Finlande. La requérante, sexuellement convertie, alléguait que son droit à la vie privée et familiale était enfreint par l’impossibilité d’« obtenir la pleine reconnaissance de son nouveau sexe sans transformer son mariage en un partenariat enregistré485 ». Elle n’a pu procéder au changement

complet de son état civil, car elle était mariée, ne souhaitait pas ni divorcer ni modifier son mariage en partenariat enregistré.

Le refus des autorités finlandaises de délivrer un nouveau numéro d’identification constituait une ingérence, prévue par la loi, dont le but était de protéger la santé et la morale, ainsi que les droits d’autrui que la Chambre a jugé proportionnée. En sus du choix réel d’une protection juridique similaire au mariage, elle s’est appuyée sur l’absence de consensus européen en matière de maintien du mariage lors de conversion sexuelle pour conclure à la non-violation de la vie privée de la requérante486. La Grande Chambre a fait sien l’argument de l’absence du consensus

européen, justifiant d’accorder une large marge d’appréciation aux autorités nationales. Elle a suivi la même méthode d’analyse retenue à l’arrêt Parillo c Italie. Ainsi, elle a comparé les législations nationales des États membres du Conseil de l’Europe au sujet de la possibilité du mariage gai, de la conversion sexuelle et du mariage, et de la reconnaissance du genre. Elle a finalement conclu que 10 pays membres autorisaient le mariage entre personnes de même sexe, trois États permettaient exceptionnellement de conserver les liens maritaux en cas de conversion sexuelle, alors que la situation n’était pas claire en raison de l’absence d’une législation en ce sens dans 24 pays. L’absence de consensus, la présence d’une question hautement morale et les possibilités offertes aux personnes ayant subi une conversion sexuelle, particulièrement l’existence du partenariat enregistré, ont fait pencher la Cour en faveur des autorités finlandaises.

2. Le choc des consensus interne

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