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La reconnaissance par les juges extérieurs à la Cour de cassation

Conclusion du Chapitre

Section 1. La reconnaissance par les juges extérieurs à la Cour de cassation

161. Définition. Les juges périphériques à la Cour de cassation sont tous les juges qui, ne faisant pas partie de la Cour de cassation, ont pourtant vocation à connaître ses décisions. Ainsi en est-il des juges de la Cour de justice de l’Union européenne, des juges du fond en France, des juges de la Cour européenne des droits de l’Homme et des juges du Conseil constitutionnel, qui, suite à l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, peut être assimilé à une juridiction. Tous ces juges reconnaissent à la Cour de cassation un pouvoir créateur, invitant à parler de rétroactivité et non de déclarativité.

162. La Cour de justice de l’Union européenne. S’agissant de la Cour de justice de l’Union européenne1 en premier lieu, il ne semble pas qu’elle ait eu l’occasion de reconnaître le pouvoir créateur des juges de la Cour de cassation. L’hypothèse d’une telle reconnaissance pourrait cependant exister. En effet, on sait que la Commission, comme un Etat membre, peut saisir la Cour de justice d’un recours en manquement, afin de voir constater la violation par un Etat du droit de l’Union. Ce manquement « peut résider dans une action, par exemple le fait d’adopter une loi contraire à une norme communautaire, mais également dans une abstention2. » Par ailleurs, si le manquement doit être imputable à l’Etat, il convient de préciser que « le principe d’unité de l’Etat, valable en droit de l’Union comme en droit international, a pour conséquences qu’est imputable à l’Etat toute action ou inaction de l’un de ses organes quel qu’il soit3. » Par conséquent, la jurisprudence d’un tribunal contraire au droit de l’Union pourrait parfaitement être assimilée à un manquement de l’Etat. La Cour de justice a ainsi affirmé que si une « disposition est en elle-même neutre au regard du droit communautaire […], sa portée doit être déterminée compte tenu de l'interprétation qu'en donnent les juridictions nationales. À cet égard, des décisions de justice isolées ou fortement minoritaires dans un contexte jurisprudentiel marqué par une autre orientation, ou

1 Il conviendrait plus précisément de parler de la Cour de justice, puisque selon l’art. 19 TUE, « la Cour de justice de

l'Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés. Elle assure le respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités. »

2 C. BLUMANN, L. DUBOUIS, Droit institutionnel de l’union européenne, LexisNexis, coll. Manuel, 5e éd., 2013, n°

942, p. 704.

3 C. BLUMANN, L. DUBOUIS, op. cit., n° 943, p. 704. Adde. CJUE, 30 sept. 2003, aff. C-224/01, Köbler c. Autriche, §

32 : « Si, dans l'ordre juridique international, l'Etat dont la responsabilité est engagée du fait de la violation d'un engagement international est considéré dans son unité, que la violation à l'origine du préjudice soit imputable au pouvoir législatif, judiciaire ou exécutif, il doit en être d'autant plus ainsi dans l'ordre juridique communautaire que toutes les instances de l'Etat, y compris le pouvoir législatif, sont tenues, dans l'accomplissement de leurs tâches, au respect des normes imposées par le droit communautaire et susceptibles de régir directement la situation des particuliers ».

encore une interprétation démentie par la juridiction suprême nationale, ne sauraient être prises en compte. Il n'en est pas de même d'une interprétation jurisprudentielle significative non démentie par ladite juridiction suprême, voire confirmée par celle-ci1. » La décision concernait l’Italie, et la formule sera reprise dans une décision concernant l’Espagne2. Or, ces deux pays appartiennent à la tradition romano-germaniques, et le rôle de la jurisprudence y est donc sensiblement le même qu’en France. Une transposition de ces solutions dans une éventuelle affaire impliquant la Cour de cassation n’est pas donc pas impossible. Toujours est-il qu’à notre connaissance la Cour de justice n’a pas encore eu l’occasion de sanctionner, et ainsi de reconnaître, la jurisprudence de la Cour de cassation.

163. Les juges du fond. En deuxième lieu, s’agissant des juges du fond, il existe des arrêts de cours d’appel qui mentionnent le phénomène jurisprudentiel. En matière de propriété intellectuelle par exemple, la cour d’appel de Paris a ainsi justifié une de ses solutions, en matière de refus de vente, en affirmant « que s’il est admis par la jurisprudence que ce droit [du propriétaire sur sa marque] est entier et se trouve protégé d’une action préjudiciable des tiers, nul ne pouvant, sans autorisation du propriétaire, utiliser cette marque ou la reproduire, il est incontestable que ce dernier n’en est pas moins soumis aux obligations de la réglementation économique3 ». Notons toutefois une prudence certaine de cette juridiction lorsqu’elle constate, quelques années plus tard, que s’il est reproché « au jugement critiqué de ne s’être pas conformé à la jurisprudence, en effet, dominante […] il en avait pourtant le droit, la jurisprudence la mieux assise étant dépourvue de tout effet général et réglementaire et se trouvant, au contraire, soumise au renouvellement d’une évolution nécessaire4 ». La jurisprudence est mentionnée mais elle ne paraît pouvoir être qu’une source matérielle du droit, en perpétuelle évolution.

Toutefois, les juges du fond ont pu reconnaître la création d’une règle par la Cour de cassation en choisissant de moduler la rétroactivité de cette règle. Un arrêt de la Cour d’appel de Douai du 24 janvier 20115 a ainsi refusé d’appliquer un

1 CJUE, 9 déc. 2003, aff. C-129/00, Commission c. Italie, § 31 et § 32.

2 CJUE, 12 nov. 2009, aff. C-154/08, Commission c. Espagne, § 126. Adde. CJUE, 30 sept. 2003, aff. C-224/01, Köbler c. Autriche, préc., § 33 et § 34, suite non pas à un recours en manquement mais à une question préjudicielle.

3 Paris, 7 février 1961, JCP 1961, II, 12052, R. PLAISANT. 4 Paris, 29 juin 1965, D.S., 1965, p. 567.

5 Douai, 24 janv. 2011, n° 09/09008 : « la jurisprudence issue de l'arrêt du 11 janvier 2005 a considérablement réduit

le délai de prescription qui était applicable à la date du décès de M. Jean V., bien que le délai ne fût pas expiré à cette date, puisque M. Christian V. disposait encore d'un délai jusqu'au 1er avril 2006 si l'on retient la date du décès, et jusqu'au 29 octobre 2006 si l'on retient sa lettre adressée au notaire, pour engager son action en nullité.

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revirement de la Cour de cassation raccourcissant un délai de prescription. Les juges du fond ont ainsi modulé dans le temps le revirement de la Cour de cassation1. Est-il possible d’affirmer que ce serait la jurisprudence des juges du fond qui est source du droit, et non celle de la Cour de cassation ? Absolument pas, puisque c’est la solution de la Cour de cassation qui est modulée, et non celle des juges du fond. Cet arrêt de la cour de Douai ne fait donc que renforcer l’idée que la Cour de cassation pose des règles de droit.

164. La Cour européenne des droits de l’Homme. S’agissant de la Cour européenne des droits de l’homme, en troisième lieu, sa réaction à la loi dite « anti-Perruche » du 4 mars 20022 manifeste une nette reconnaissance de la jurisprudence comme règle de droit3. Rappelons simplement que la loi avait vocation à lutter contre la solution posée par la Cour de cassation dans l’arrêt

Perruche du 17 novembre 20004, qui acceptait d’indemniser l’enfant né handicapé lorsque le médecin avait commis une faute, ayant pour conséquence d’empêcher la mère de recourir à une interruption volontaire de grossesse. Selon l’arrêt Maurice, qui condamne l’application de la loi du 4 mars 2002 aux litiges en cours, la Cour européenne des droits de l’Homme a estimé que « avant l’intervention de la loi litigieuse, les requérants détenaient une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, et donc un "bien" au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce5. » Autrement dit, l’état de la

Dans ces conditions, alors qu'il n'est pas démontré qu'il existe un impérieux motif d'intérêt général commandant l'application rétroactive du revirement de jurisprudence relatif à la durée de la prescription en matière de testament, il apparaît que les droits de M. Christian V. à un procès équitable, s'il était fait application de la prescription abrégée de cinq ans, seraient atteints par les effets de ce revirement en raison de la restriction ainsi instaurée de manière telle que, de fait, l'accès au juge lui serait interdit.

L'action doit être déclarée recevable comme n'étant pas prescrite, en vertu des dispositions de l'article 1304 du code civil telles qu'elles trouvaient à s'appliquer antérieurement à la jurisprudence qui a dit que les actions en nullité des testaments étaient également soumises à la règle de la prescription abrégée ».

1 V. déjà : CA Paris, 15 avr. 1964, RTD civ. 1964, p. 781, P. HEBRAUD : « Par ces motifs, […] dit que la partie civile

ayant engagé son action de bonne foi dans l’ignorance où elle se trouvait d’un revirement de jurisprudence, est dispensée des dépens qui seront supportés par le Trésor public. »

2 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002.

3 Adde. Ph. JESTAZ, J.-P. MARGUENAUD, C. JAMIN, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D. 2014, p. 2061

et s. qui prennent l’exemple de la condamnation de la France en matière de transsexualisme dans l’affaire B. c. France (CEDH, 25 mars 1992, n° 13343/87).

4 Cass. Ass. plén., 17 nov. 2000, n° 99-13.701, Bull. Ass. plén., n° 9 : « dès lors que les fautes commises par le

médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X... avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ».

5 CEDH, 6 oct. 2005, Maurice c. France, n° 11810/03 § 70. Adde. CEDH, 6 oct. 2005, Draon c. France, n° 1513/03, RTD civ. 2005, p. 743 et s., J.-P. MARGUENAUD. Pour la reprise de cette condamnation par la Cour de cassation et sa revanche envers la loi : Cass. 1re civ., 24 janvier 2006, 3 arrêts publiés, nos 01-16.684, 02-12.260, 02-13.775, Bull. civ. n°

jurisprudence avant la loi dite « anti-Perruche » permettait une meilleure indemnisation que celle prévue par la loi, et, par conséquent, l’intervention de la loi et son application aux instances en cours privait les requérants d’une partie des indemnités auxquelles ils avaient droit. L’état du droit positif avant la loi fut ainsi déterminé par la Cour européenne des droits de l’Homme selon la position de la jurisprudence de la Cour de cassation1.

165. Le Conseil constitutionnel. Pour le Conseil constitutionnel, en quatrième et dernier lieu, la jurisprudence de la Cour de cassation est sans grand doute possible une source du droit. Ayant eu, lui aussi, à examiner la loi « anti- Perruche », il condamna également sa rétroactivité2. Comme le relève alors Mme Malpel-Bouyjou, « l’assimilation de la norme jurisprudentielle à une règle de droit est ici patente3 », le Conseil constitutionnel rappelant que « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions4. » Or, en l’espèce, la seule règle de droit modifiée est celle issue de la jurisprudence Perruche.

Le contentieux concernant la transmission des interprétations jurisprudentielles fut également révélateur de ce que le Conseil constitutionnel reconnaissait le caractère créateur de la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, le Conseil constitutionnel, le 6 octobre 2010, en choisissant de considérer l’article 365 du Code civil « dans la portée que lui donne la jurisprudence

SIMON et Cass. 1re civ., 8 juillet 2008, n° 07-12.159, Bull. civ., n° 190 ; RDC 2008, p. 909 et s., A.MARAIS ; D. 2008, p. 2765 et s., S. PORCHY-SIMON.

1 La jurisprudence est reconnue sans problème lorsque la convention n’évoque pourtant que des ingérences prévues par

la « loi » : CEDH, 26 avr. 1979, n° 6538/74, Sunday Times c. Royaume-Uni, § 47. Toutefois, c’est un pays de Common

law qui était en cause. Peu importe pour la Cour : CEDH, 24 avr. 1990, n° 11801/85, Kruslin c. France, § 29 ; Grands arrêts de la CEDH, p. 47 et s. La jurisprudence est également prise en compte pour apprécier le principe de légalité en

matière pénale (Art. 7 Conv. EDH) : CEDH, 15 nov. 1996, n° 17862/91, Cantoni c. France, § 29. Pour une appréciation critique : C. GHICA-LEMARCHAND, « L’interprétation de la loi pénale par le juge », L’office du juge, Les colloques du Sénat, 2006, p. 204 « Cette atteinte directe au principe traditionnel de la légalité pénale semble incompatible avec la structure du droit français. La jurisprudence ne peut devenir l’égale ou l’alter ego de la loi. Incorporée aux sources du droit, elle permet à la loi de vivre et de se développer, mais ne peut la concurrencer ou lui faire ombrage. »

Pour la jurisprudence administrative : CEDH, 16 déc. 1992, n° 12964/87, Geouffre de la Pradelle, § 33 : « On ne peut cependant que relever, avec le requérant, l’extrême complexité́ du droit positif, telle qu’elle résulte de la combinaison de la législation relative à la protection des sites avec la jurisprudence concernant la catégorisation des actes administratifs. »

2 Cons. const, décision n° 2010-2 QPC, du 11 juin 2010.

3 C. MALPEL-BOUYJOU, L’office du juge judiciaire et la rétroactivité, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de thèses,

2014, n° 637 et s., p. 368 et s., spéc. n° 639, p. 369.

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constante de la Cour de cassation1 », montre son intention d’examiner la règle de droit telle qu’elle est effectivement appliquée. C’est reconnaître que la jurisprudence peut, plus ou moins, changer la portée ou le sens d’un texte.

166. Conclusion de la section. Force est donc de reconnaître que les décisions rendues par la Cour de cassation ont un effet sur les autres juges et sur l’état du droit positif. Cependant, tant qu’elle ne montre pas qu’elle se sent elle- même liée par ses propres décisions, on reste dans le schéma de l’anticipation, dans l’idée que le juge va se répéter parce qu’il est naturellement prudent. Cette idée de prudence se retrouve dans le phénomène de la reconnaissance indirecte.

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