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Conclusion du Chapitre

Section 2. Règle et décision

136. Présentation de la distinction entre les règles et les décisions. Convient-il d’aller plus loin, et de chercher à distinguer entre les règles et les décisions, pour savoir par la suite si la jurisprudence relèverait de l’un ou l’autre catégorie ? La distinction ressort des travaux de M. Mayer qui distingue, au sein des normes juridiques, les règles et les décisions. L’auteur propose d’identifier les décisions ainsi : « la structure de toute norme qui n’est pas une règle doit être conforme au schéma suivant : elle ordonne catégoriquement que tel effet juridique B se produise, ou ne se produise pas2. » Il existe des décisions collectives, générales, mais qui ne sont pas abstraites. Une norme qui imposerait « que les membres du parquet ne poursuivent pas les contraventions commises antérieurement au 20 juin 1969 » ne comporte pas d’hypothèse. La norme n’est pas hypothétique mais catégorique ; il s’agit d’une décision, non d’une règle. Il existe certes une condition : que la contravention ait été commise avant le 20 juin 1969 ; mais il n’y a pas d’hypothèse à proprement parler puisque le seul rôle de cette condition est de délimiter le champ de la décision, de préciser à quoi ou à qui elle

1 Ph. JESTAZ, « La sanction ou l’inconnue du droit », D. 1986, chron. p. 202. 2 P. MAYER, op. cit., n° 68, p. 48.

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s’applique. « Les obligations imposées sont déterminées à l’instant même de la promulgation de la norme. Elles ne dépendent pas de la survenance d’événements qui correspondent à une hypothèse prédéfinie1. » Autrement dit, il manque un présupposé abstrait qui empêche le renouvellement hypothétique de la norme.

137. Jurisprudence et mythe de Sisyphe. La distinction entre règle et décision a été utilisée par une partie de la doctrine pour nier la création de règles de droit par le juge. Pour M. Bach, il est évident que le jugement, c’est-à-dire le dispositif, ainsi que la norme qui se dégagerait du jugement, la jurisprudence donc, sont des décisions, car tous deux sont rétroactifs. Surtout, ils ne seraient que cela. « En effet, la disposition affectée de rétroactivité est formulée en vue de son application à des sujets de droit parfaitement individualisés ou aisément individualisables, car formant une catégorie close, un "cercle fermé dont ils ne peuvent plus sortir et dans lequel personne d’autre ne peut entrer", alors qu’une norme générale aurait pour destinataires une catégorie ouverte de sujets de droit déterminés par un ou plusieurs caractères définis de manière objective2. » Ainsi, le juge ne serait capable de regarder que vers le passé, et ne poserait jamais de règle pour l’avenir. « En réalité, la norme générale dont l’existence aura été présupposée disparaîtra après avoir joué son rôle, c’est-à-dire après avoir servi de fondement à la décision du juge. Il en résulte que lorsque celui-ci voudra appliquer de nouveau la même norme, il lui faudra, tel Sisyphe, hisser derechef, cette norme vers le sommet de la pyramide que constitue l’ordonnancement juridique, pour l’installer, virtuellement et durant un instant de raison, à la place qui eût été la sienne, réellement et de manière permanente, s’il s’était agi d’une norme juridique générale créée par voie de législation ou de coutume ; et tout en sachant que tout sera à refaire la prochaine fois puisqu’il lui est interdit de "prononcer par voie de disposition générale et réglementaire"3 ». Autrement dit, une fois la conclusion du syllogisme livrée, la majeure inventée par le juge disparaît.

138. Jurisprudence et mythe de Janus. C’est, semble-t-il, se méprendre sur l’intention du juge, et sur la réalité : il arrive que le juge hisse bel et bien une règle, et s’estime ensuite tenu par elle, dans une certaine mesure, pour l’avenir. La règle ne s’effondre pas une fois le jugement rendu. On peut citer à l’appui de cette affirmation un extrait du rapport annuel de la Cour de cassation manifestant cette

1 Ibid., n° 71, p. 76.

2 L. BACH, « La jurisprudence est-elle, oui ou non, une source du droit ? (tentative pour mettre fin à cette lancinante

interrogation !) », Mélanges dédiés à la mémoire du Doyen Jacques Héron, LGDJ – Lextenso, 2008, p. 56-57.

détermination. Selon les magistrats, « devant la multiplication des conflits liés à la recomposition du paysage syndical suite à la loi du 20 août 2008, la chambre sociale a estimé nécessaire d’énoncer, dans une seule formule normative, l’ensemble des règles permettant au juge de donner une solution à ces litiges complexes1 ». A quoi bon une telle précision, si le juge n’espérait pas poser cette règle également pour l’avenir ? M. Mayer le dit d’ailleurs clairement, en conférant à la jurisprudence le statut de règle, et non de décision : la jurisprudence est « un ensemble de règles [et non de décisions], puisque dire d’une solution qu’elle "fera jurisprudence" signifie qu’elle sera appliquée à l’avenir (permanence) aux conflits analogues qui opposeront d’autres individus non déterminés (généralité)2. » Dire que la jurisprudence est rétroactive ne signifie donc pas qu’elle ne soit que cela : elle s’applique aux situations passées, présentes et futures.

Au mythe de Sisyphe répond alors celui de Janus. Janus est, en effet, cette divinité romaine représentée par un homme avec deux visages, l’un tourné vers le passé, et l’autre vers le futur. Le juge, en posant une règle de droit, résout les litiges passés, et anticipe sur ceux à venir. Il faudrait donc à tout le moins retenir une conception dualiste de la règle posée par le juge : pour le passé, il ne poserait qu’une décision, pour l’avenir, une règle3.

139. Absence de pertinence de la distinction entre règle et décision au regard de l’office du juge. Ne faudrait-il pas plutôt admettre alors que le juge pose une règle de droit qui est rétroactive ? C’est que, en effet, la différence entre la règle et la décision ne semble pas pertinente concernant la jurisprudence. Prenons l’exemple d’une loi abrogée, par exemple prise en 1999 et régissant les faits survenus de 2000 à 2002, date de son abrogation. En 2002, le domaine de cette loi est circonscrit, on retrouve la figure du cercle fermé. La règle serait ainsi devenue une décision. Il faut bien se figurer, cependant, que pour le juge, cela ne change rien. Dans tous les cas, le juge vérifie bien que l’on est dans l’hypothèse pour en déduire le dispositif. En réalité, que le juge soit face à une règle ou à une décision, cela ne change rien à sa manière de procéder lorsqu’il lui est demandé de trancher un litige : il viendra toujours vérifier qu’une condition est remplie pour en déduire une conséquence. C’est pourquoi, lorsque l’on s’interroge sur le statut de

1 Rapport annuel 2010, p. 346.

2 P. MAYER, op. cit., n° 82, p. 56. M. Mayer distingue ainsi clairement le jugement, qui est une décision, de la

jurisprudence, qui est une règle : op. cit., n° 86, p. 59.

3 Ce qui est le cas pour la loi rétroactive : cf. J. HERON, « Etude structurale de l’application de la loi dans le temps (à

partir du droit civil) », RTD civ. 1985, n° 24, p. 294 : « l’application rétroactive de la loi nouvelle opère une mutation de la norme. Elle transforme la règle en décision dans la mesure de la rétroactivité, c’est-à-dire que la norme demeure une règle en ce qu’elle régit les faits postérieurs à son édiction. Ainsi se trouve réalisée la juxtaposition d’une règle et d’une décision ».

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la jurisprudence, il paraît inutile de distinguer la règle de la décision, et le juge peut dès lors tout à fait créer des règles de droit rétroactives1.

Il apparaît, in fine, inutile pour notre sujet de distinguer les règles des décisions ainsi entendues2 : il n’y a pas d’obstacles à ce que le juge pose de véritables règles de droit, et la distinction entre les décisions et les règles n’est pas forcément d’une grande pertinence ici.

1 En ce sens, cf. C. MALPEL-BOUYJOU, L’office du juge judiciaire et la rétroactivité, Dalloz, coll. Nouvelle

Bibliothèque de thèses, 2014, n° 670-671, p. 386-387.

2 Car il reste utile pour notre sujet de distinguer entre le jugement, la décision individuelle, et la jurisprudence, la

Conclusion du Chapitre

140. La règle de droit est composée de deux parties : un présupposé, et une conséquence qui lui est attachée. La structure de la règle de droit est donc bipartite, elle est formulable sous la forme « si – alors ». Le juge a pour vocation de s’insérer entre ces deux éléments afin de constater le présupposé et d’en tirer la conséquence.

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141. Poser la question de la jurisprudence source du droit invite à prendre position sur ce qu’est, ou n’est pas, une source du droit. S’interroger sur ce point nécessite de définir ce qu’est le droit, pour ensuite seulement pouvoir dire ce qu’est une règle de droit. Le critère retenu ici est celui de la justiciabilité. L’indice le plus fiable du phénomène juridique est le juge, et le droit naît de la résolution d’un conflit par ce tiers impartial. Par ailleurs, pour trancher un litige, le juge aura besoin de savoir quelles règles de droit il lui incombe de prendre en compte. Il sera guidé par les règles de reconnaissance. Rappelons que « la règle de reconnaissance n’existe que sous la forme d’une pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères. Son existence est une question de fait1 ».

Par ailleurs, le critère de la justiciabilité trouve un renfort dans la structure bipartite des règles, énonçables sous la forme « si – alors », le juge venant se placer entre les deux termes pour tirer, de la constatation du premier, la conséquence prévue par le second.

Nous voici arrivés au terme de la sélection de nos outils : est règle de droit la norme qui a vocation à être prise en compte par le juge pour trancher un litige. Une telle définition résulte de la notion même du phénomène « droit », qui apparaît lorsqu’un tiers impartial tranche un litige ayant une certaine portée sociale. Nous avons ici une définition que nous espérons suffisamment proche de la réalité pour convaincre. Reste à mettre en œuvre empiriquement ce critère : que disent les règles de reconnaissance au sujet la jurisprudence2 ?

1 H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Facultés universitaires Saint-Louis, 2e éd., 2005, p.

129.

2 Ce n’est ni plus ni moins que la méthode suivie par M. van de KERCHOVE que nous reprenons ici, malgré une amorce

différente. Cf. M. van de KERCHOVE, « Jurisprudence et rationalité juridique », APD, t. 30, Sirey, 1985, p. 207 et s. ; « La jurisprudence revisitée », Les sources du droit revisitées, vol. 2, normes internes infraconstitutionnelles, dir. I. HACHEZ et alii, Anthemis, 2012, p. 667 et s.

Gény posait le problème d’une manière un peu différente : « Il s’agit […] de savoir si la circonstance qu’une certaine interprétation juridique a prévalu, dans un jugement, ou mieux encore dans une série de jugements, qu’une règle de droit, plus ou moins douteuse, a été consacrée juridictionnellement […], un certain nombre de fois, confère à cette interprétation ou à cette règle, envisagées désormais sous une forme abstraite, et de par l’autorité dont elles émanent, la valeur de préceptes quasi législatifs qui, en tout cas, s’imposeraient désormais, en quelque mesure, à l’interprète ». F. GENY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, t. 2, LGDJ, 2e éd., 1919, rééd. 1954, n° 146, p. 34.

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A RECONNAISSANCE DE LA JURISPRUDENCE

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