• Aucun résultat trouvé

Partie II – Le fondement de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 3. La rétroactivité potentielle des revirements

207. Rétroactivité et effet immédiat. Est-il possible d’aller plus loin dans la réfutation de la thèse naturaliste, en affirmant que certains revirements de jurisprudence, règles de droit créées par le juge par excellence, ne seraient absolument pas rétroactifs ? Autrement dit, existerait-il des revirements, qui, en dehors de toute modulation, n’auraient qu’un effet immédiat, ou futur, et pas d’effet rétroactif ? La réponse semble devoir être négative puisque si effet immédiat il y a, il n’est que fortuit, il n’est pas recherché par le juge2. L’effet immédiat ne découle que de la date des faits qui vont donner lieu au litige, et non du choix du juge d’appliquer sa jurisprudence uniquement de manière immédiate. Par exemple, lorsque la Cour de cassation a posé l’exigence d’une contrepartie financière à l’insertion d’une clause de non-concurrence dans un contrat de travail3, il ne fait aucun doute que la solution a eu vocation à s’appliquer aux contrats en cours. Il y a donc bien eu un effet immédiat4. La solution n’était

1 En ce sens, voir l’avis du Premier avocat général sur ces affaires, M. de Gouttes, qui commence ainsi : « Les deux

présents pourvois posent, au-delà du problème de la recevabilité des moyens de cassation, la question de principe des effets dans le temps et du caractère éventuellement rétroactif des revirements de jurisprudence opérés par l’assemblée plénière de la cassation : doit-on admettre ou non la recevabilité du moyen invitant la Cour de cassation à revenir sur la doctrine de son premier arrêt lorsqu’une décision d’assemblée plénière postérieure au premier arrêt de cassation a procédé à un revirement de jurisprudence ? » Avis disponible sur le site de la Cour de cassation. M. de Gouttes s’y montre favorable à l’accueil du pourvoi dans l’affaire La Briocherie, et l’est également mais de manière plus nuancée pour l’affaire société Centéa.

2 Pour des exemples tirés du droit de la filiation, droit particulièrement propice pour générer des « situations en

cours » : T. BONNEAU, « Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement », D. 1995, chron. p. 24 et s. Adde. P. FLEURY-LE GROS, JCP E 2007, n° 1529, note sous Cass. Ass. plén, 21 déc. 2006, n° 05-11.966, Bull. Ass. plén., n° 14.

3 Cass. soc., 10 juill. 2002, n° 00-45.135, Bull. civ., n° 239, Rapport annuel 2002, p. 349.

4 Un auteur s’interroge sur la capacité des employeurs à modifier alors la clause afin de se conformer à la nouvelle

exigence jurisprudentielle : C. RADE, « De la rétroactivité des revirements de jurisprudence », D. 2005, p. 988 et s., spéc. n° 14, p. 992 ; « L'application rétroactive des nouvelles conditions de validité des clauses de non-concurrence », RDC 2003, p. 145 et s.

pourtant nullement privée d’un effet rétroactif pour les contrats déjà terminés1. L’application immédiate ou rétroactive d’un revirement ne dépend, selon nous et en principe, que de la situation du plaideur qui saisit le juge, et non de la volonté de ce dernier.

208. De la rétroactivité des revirements. Il paraît donc critiquable de dire que des revirements ne seraient, parfois, absolument pas rétroactif, hors les hypothèses de modulation. C’est ce que semble pourtant soutenir M. Fleury-Le Gros à partir d’un exemple que nous devons reprendre.

209. Exemple. L’article 26 de la loi « Murcef » du 11 décembre 20012 était venu expliciter les pouvoirs du juge saisi d'une demande de révision triennale d'un bail commercial, en venant modifier l’article L. 145-38 du Code de commerce. Etait ainsi remise en cause une jurisprudence « dont il résultait que le montant du loyer pouvait être révisé non seulement à la hausse, mais également à la baisse si la valeur locative avait baissé3. »

210. Un article interprétatif. La Cour de cassation considéra dans un premier temps que l’article 26 était une disposition interprétative et devait donc s’appliquer aux instances en cours lors de son entrée en vigueur4. Autrement dit, la loi était applicable aux demandes de révision précédant son adoption.

211. Une loi non rétroactive. Par un arrêt du 23 janvier 20045, l’Assemblée plénière abandonna cette solution. Selon la Cour de cassation, la loi Murcef ne répondant pas à d’impérieux motifs d’intérêt général elle ne saurait être rétroactive et elle n’est donc applicable que pour les demandes de révision formulées après sa date d’entrée en vigueur.

1 Cercle Montesquieu, Les revirements de jurisprudence. Rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy Canivet,

dir. N. MOLFESSIS, LexisNexis Litec, 2005, p. 166 : « Aujourd’hui commencent en plus "à fleurir" dans les entreprises (et bientôt dans les prétoires) des demandes de dommages et intérêts pour illicéité rétroactive de clauses de non- concurrence non assorties de contrepartie pécuniaire, pour des contrats dont il a été mis fin antérieurement au revirement évoqué (que ce soit par démission ou licenciement) ».

2 Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier. 3 D. LE PRADO, « Point de vue d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation », Repenser le droit transitoire,

dir. G. DRAGO, D. LE PRADO, B. SEILLER, Ph. THERY, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2010, p. 129.

4 Cass. 3e civ., 27 févr. 2002, deux arrêts, n° 00-18.241 et n° 00-17.902, Bull. civ., n° 50 et 53, RTD civ. 2002, p. 599

et s., N. MOLFESSIS ; GAJC, n° 9, p. 69 et s.

5 Cass. Ass. plén., 23 janv. 2004, n° 03-13.617, Bull. Ass. plén. n° 2, D. 2004, p. 1108 et s., P.-Y. GAUTIER ; RTD civ.

2004, p. 341 et s., Ph. THERY ; RTD civ. 2004, p. 371 et s., J. RAYNARD ; JCP 2004, II, 10030, M. BILLIAU ; RDC 2004, p. 791 et s., note A. MARAIS ; Def. 2004, art. 37917-1, p. 525 et s., L. RUET.

- 160 -

212. La rétroactivité du revirement. M. Fleury-Le Gros cherche alors à savoir si le revirement ainsi opéré est rétroactif. Sa méthode consiste à se demander comment la même opération aurait été qualifiée, si elle avait été le fait du législateur. Selon lui, « si le législateur avait ainsi réservé lui-même l’application de la loi aux seuls baux conclu postérieurement, en écartant par conséquent son application pour les baux en cours, il n’aurait pas mis en place une solution rétroactive ; il aurait en réalité appliqué la solution de survie de la loi ancienne1 ». Il faudrait en conclure que, par analogie, le revirement n’est pas rétroactif.

Pourtant, un tel raisonnement n’emporte pas la conviction. Il y a, semble-t- il, une confusion sur la règle à examiner. Certes, la solution est in fine la survie de la loi ancienne, mais cette solution est imposée rétroactivement. La question n’est pas de savoir si la loi est rétroactive ou non, mais de savoir si la règle posée par le juge, qui énonce que la loi n’est pas rétroactive, est rétroactive ou non. Et, faute de précision contraire en l’espèce, force est d’admettre que la règle posée par le juge est rétroactive : il faut considérer que depuis le début, la loi Murcef n’a pas à être appliquée aux demandes de révision antérieures. Autrement dit, « la norme dont on cherche à qualifier les effets dans le temps n’est pas la norme législative (ce travail était justement celui de la Cour de cassation) mais la norme jurisprudentielle. Or la solution ici n’est pas la survie de la jurisprudence ancienne2. » Le revirement

est donc bien rétroactif. Exceptés les cas de modulation, il ne semble pas que la jurisprudence puisse être totalement privée de rétroactivité.

213. Conclusion de la section. La rétroactivité n’est pas attachée naturellement à la jurisprudence, puisqu’il est possible de révéler l’existence de règles posées par le juge dénuées plus ou moins de rétroactivité. Pour autant, il convient de reconnaître qu’en-dehors des cas de modulation tout revirement peut être appliqué de manière rétroactive3.

1 P. FLEURY-LE GROS, « Les techniques d’application de la loi et de la jurisprudence dans le temps : unité ou

diversité ? », Le temps et le droit. Acte du colloque organisé à la faculté du Havre les 14 et 15 mai 2008, dir. P. FLEURY- LE GROS, LexisNexis Litec, coll. Colloques et débats, 2010, n° 18, p. 41. Adde. P. FLEURY-LE GROS, « De l’application de la loi dans le temps à l’application de la jurisprudence dans le temps : le paradoxe de l’échelle de verre », Mélanges

dédiés à la mémoire du Doyen Jacques Héron, LGDJ Lextenso éditions, 2008, p. 221 et s.

2 C. MALPEL-BOUYJOU, L’office du juge judiciaire et la rétroactivité, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de thèses,

2014, n° 700, p. 400.

3 L’affirmation concerne le revirement et plus largement l’hypothèse où le juge pose une règle instantanément,

hypothèse distincte de celle où la règle est élaborée de manière coutumière. Dans ce cas, il ne semble pas y avoir de rétroactivité à proprement parler, la règle ne s’élaborant qu’au fur et à mesure. Cf. infra, n° 279.

Conclusion du Chapitre

214. Force est de constater que la rétroactivité ne résulte pas de la nature de la jurisprudence. En effet, même sans rétroactivité, il est toujours fait mention de jurisprudence. Il faut rendre justice toutefois à la théorie naturaliste d’avoir fait ressortir deux éléments qui nous serons utile par la suite : la théorie de l’incorporation et l’absence de reconnaissance officielle du pouvoir créateur du juge. Si la théorie naturaliste doit être écartée dans ses grandes lignes, la théorie mécaniste doit l’être également.

- 162 -

Outline

Documents relatifs