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Partie II – Le fondement de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 1. La rétroactivité naturelle des règles de droit

185. L’incapacité du juge à fixer une date d’entrée en vigueur. Selon M. Hervieu, lorsqu’une règle de droit est créée, elle devrait être appliquée à toutes les situations, sans distinction. Naturellement, le principe d’application dans le temps d’une règle de droit, serait la rétroactivité1. Sans indication de date, la règle entrerait en vigueur « de façon indéfiniment anticipée2 ». A suivre la théorie de M. Hervieu, l’application naturelle de la règle de droit pourrait être symbolisée par la ligne droite, remontant infiniment dans le passé, et se prolongeant infiniment dans le futur. La figure de la règle de droit qui ne rétroagit pas serait assimilable à une demi-droite, laquelle, supposant un point de départ précis et dotée d’un commencement, n’existerait que par l’intervention d’une volonté.

Ainsi, la rétroactivité ne serait écartée que par une précision contraire. Or, le juge, à cause de l’article 5 du Code civil, ne peut pas, officiellement, créer du droit. Il n’a donc pas la capacité de fixer une date d’entrée en vigueur pour la norme qu’il crée. La jurisprudence est ainsi nécessairement rétroactive3. Le raisonnement relève du syllogisme suivant : sauf précision contraire, une règle est naturellement rétroactive ; or, le juge ne se voyant pas reconnaître par l’ordre

1 A. HERVIEU, « Observations sur l’insécurité de la règle jurisprudentielle », RRJ 1989, p. 257 et s. Comp. AUBRY (C.

) et RAU (C.-F.), Cours de droit civil français, t. 1, Marchal et Billard, 5e éd. par G. RAU, C. FALCIMAIGNE et M. GAULT, 1897, p. 98-99.

2 A. HERVIEU, « Observations sur l’insécurité de la règle jurisprudentielle », RRJ 1989, n° 25, p. 292-293. Adde., se

ralliant à la thèse de l’auteur, tout en s’appuyant semble-t-il sur la théorie de l’incorporation, F. MALHIERE, La brièveté

des décisions de justice (Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour de cassation). Contribution à l’étude des représentations de la justice, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2013, n° 89, p. 55-56. L’auteur se référera

également à ce que nous appelons la théorie mécaniste : n° 92, p. 58. Sur la théorie mécaniste, cf. infra, n° 216 et s.

3 A. HERVIEU, op. cit., loc. cit. Adde. S. FERRARI, La rétroactivité en droit public français, thèse dactyl., 2011, n° 425,

juridique un pouvoir créateur, il ne peut apporter une telle précision ; donc la règle créée par le juge est rétroactive.

Le lien fait par l’auteur entre l’absence de reconnaissance officielle du pouvoir créateur du juge et la rétroactivité de la jurisprudence mérite d’être conservé. Seule la majeure du syllogisme relative à la rétroactivité naturelle de la règle de droit nous paraît devoir être remise en cause.

186. La rétroactivité naturelle des règles de droit. Thèse. Que penser de l’idée qu’à défaut de volonté contraire, une norme s’applique indéfiniment dans le temps ? En réalité, il est impossible de dire si la règle, naturellement, ne doit s’appliquer qu’aux faits survenus après son entrée en vigueur ou non. La thèse de M. Hervieu semble devoir s’imposer si l’on s’attarde sur la règle substantielle, sur le message qui est transmis par la norme, isolé de tout environnement juridique extérieur à cette règle. Par exemple, si une loi était votée prévoyant que « les voitures doivent circuler sur la partie gauche de la chaussée », sans autres précisions, et sans que l’on puisse se reporter à une autre règle, il est possible de soutenir que, de tous temps, les voitures doivent rouler à gauche1. Il faudrait en quelque sorte appliquer l’adage ubi lex non distinguit, nec nos distinguere

debemus2 : sans précisions de la part d’une règle, il n’y a pas de raisons de distinguer avant ou après sa naissance. Peut-être la règle nouvelle, à l’image de notre règle de circulation, vient-elle même combler opportunément un vide et doit- elle s’appliquer ainsi aux faits antérieurs.

187. Antithèse. La rétroactivité naturelle de toute règle de droit permettrait, selon l’auteur, d’expliquer que la création d’un principe par le juge puisse s’appliquer indéfiniment et que l’interprétation d’une loi remonte à son entrée vigueur, mais pas au-delà3. L’absence de rétroactivité de la loi bloquerait la rétroactivité de la jurisprudence. On reconnaît alors ici quelque peu la théorie de l’incorporation, selon laquelle l’interprétation jurisprudentielle est forcément liée à une règle préexistante, le plus souvent légale, que le juge doit appliquer.

1 En réalité, un règlement suffirait. Pour le droit positif, v. art. R. 412-9 Code de la route.

2 H. ROLAND, L. BOYER, Adages du droit français, Litec, 4e éd., 1999, n° 453 : « où la loi ne distingue pas il ne faut

pas distinguer. » Pour des applications de cet adage par le juge, v. Rapport annuel 2012, p. 407 sous Cass. 1re civ., 7 nov.

2012, n° 11-23.396, Bull. civ., n° 237 ; Cass. 1re civ., 6 mars 2013, n° 11-26.728, Bull. civ., n° 36, RTD civ. 2013, p. 346

et s., J. HAUSER : « Et attendu que l'article 389-3 du code civil, qui permet au disposant, sans aucune distinction, de soustraire à l'administration légale des père et mère les biens qu'il donne ou lègue à un mineur, est une disposition générale qui ne comporte aucune exception pour la réserve héréditaire ».

3 Op. cit., n° 12, p. 273. L’auteur précise, p. 274, que la rétroactivité est également limitée par l’autorité de la chose

jugée de manière absolue pour la jurisprudence, à cause de l’article 1351 du C. civ. et de l’article 6 al. 1er CPP. V.

d’ailleurs en ce sens : Cass. 2e Civ., 5 févr. 2009, n° 08-10.679, Bull. civ., n° 33, D. 2009, p. 1060 et s., C. PAUL-

LOUBIERE, jugeant que l’autorité de chose jugée faisait obstacle à une nouvelle action fondée sur un revirement de jurisprudence.

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L’interprétation jurisprudentielle viendrait faire corps avec la loi, et en épouserait ainsi les limites temporelles. Force est de constater qu’il paraît très difficile de se passer de cette théorie dès qu’il convient de limiter dans le temps la rétroactivité jurisprudentielle. Il nous paraît cependant possible d’expliquer la rétroactivité jurisprudentielle par la théorie de l’incorporation uniquement, sans avoir besoin de recourir à l’idée que toute règle de droit est, par nature, rétroactive1. Le détour effectué par l’auteur ne paraît ainsi pas nécessaire. Puisque l’incorporation limite la rétroactivité, pourquoi ne permettrait-elle pas également d’expliquer son existence ?

Par ailleurs, la théorie de la rétroactivité naturelle de toute règle de droit paraît contestable. En effet, au-delà de la logique, existe le bon sens. Or, celui-ci inviterait plutôt à dire que toute règle de droit n’est pas rétroactive naturellement. Ainsi, l’article 2 du Code civil, prévoyant que la loi n’a point d’effet rétroactif, énonce une règle de bon sens. Le caractère choquant de la rétroactivité de la loi suffit à justifier qu’elle ne soit pas rétroactive. L’article 2 ne serait pas une garantie nécessaire, sans laquelle nous vivrions dans le chaos, mais un simple rappel à l’adresse du législateur. On a d’ailleurs pu affirmer, non sans lyrisme, que l’absence de rétroactivité de la loi est « une règle éternelle qui, quand elle ne serait écrite dans aucune loi, serait gravée dans tous les cœurs […] elle ne peut être considérée comme un précepte de morale mais c’est la morale de toute législation2 ». Ce serait l’absence de rétroactivité qui serait la plus naturelle, ainsi que la plus en conformité avec le bon sens. Pour sentir cela, il suffit de se demander concrètement ce qu’il adviendrait en cas de suppression de l’article 2 du Code civil. La suppression serait très certainement indolore, et l’article 1er du Code civil n’aurait pas besoin d’un grand renfort de justifications pour fixer, comme il le fait, l’entrée en vigueur de la loi après sa publication. Par conséquent, il paraît quelque peu déraisonnable d’imaginer qu’une règle de droit puisse être isolée de tout contexte, de toute considération chronologique, et d’en déduire qu’elle est

1 Sur la théorie de l’incorporation et sur sa pertinence, cf. infra, n° 234 et s.

2 A. REVERAND, Etude sur le principe de non rétroactivité des lois en matière civile, 1907, p. 147, cité par S. AMRANI-

MEKKI, Le temps et le procès civil, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de thèses, 2002, note 4, p. 374. Adde. A. CABANIS, « L’utilisation du temps par les rédacteurs du code civil », Mélanges offerts à P. Hébraud, Université des sciences sociales de Toulouse, 1981, p. 175 : « La non-rétroactivité de la loi apparaît dans le livre préliminaire du projet de code civil de l’an VIII. Malgré Portalis qui considère qu’un tel principe "ne peut être contesté", les membres du Tribunat le jugent déplacé : c’est un principe de droit ou de morale plus qu’un article de code, c’est une question qui ne regarde que le législateur et qui ne doit pas fournir au juge de prétexte pour ne pas exécuter la loi votée » ; H. DE PAGE, Traité

élémentaire de droit civil belge, t. 1, Bruylant, 3e éd., 1962, n° 227, p. 323 : « Ajoutons au surplus que, telle que nous

venons de la définir, la règle de la non-rétroactivité des lois n’est pas seulement une règle de droit ; c’est, essentiellement et surtout, une règle de bon sens. » ; V. MARCADE, Elémens du droit civil français, t. 1, Librairie de jurisprudence de Cotillon, 2e éd., 1844, p. 30-31 : « la proposition exprimée par notre art. 2 est impérieusement

demandée par la logique, elle est écrite dans la nature même des chose » ; J. CARBONNIER, « Caractères juridiques »,

Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 10e éd., 2001, p. 433, qui voit dans la non-rétroactivité

donc vouée à l’indétermination temporelle. Il faut se méfier ici d’un raisonnement trop désincarné, ne s’attachant qu’à la règle de droit en elle même, toute règle de droit étant inscrite dans un contexte.

188. L’application d’une règle de droit dans le temps : une question politique. Dès lors, il ne faut peut-être pas enfermer le débat dans une alternative binaire, relevant du choix entre rétroactivité naturelle ou absence naturelle de rétroactivité. La règle de droit, particulièrement dans sa dimension temporelle, est dotée d’un caractère politique. Dégager ce qui est de l’ordre du principe ou de l’exception en terme de rétroactivité dépend également de l’intention du Prince. De manière très sommaire, la rétroactivité pourra s’imposer pour provoquer de grands changements, imposer une tyrannie ou promouvoir une conception absolue de la justice : il faut, à tout prix, que la meilleure solution soit appliquée à toutes les situations1. L’absence de rétroactivité s’impose en revanche lorsque la sécurité juridique prend le pas sur la volonté de changement.

189. Conclusion de la section. En définitive, après examen de la théorie naturaliste, trois éléments doivent être retenus. Premièrement, il est contestable d’affirmer que toute règle de droit est par nature rétroactive, deuxièmement, une telle affirmation ne paraît pas nécessaire pour expliquer la rétroactivité de la jurisprudence, dès lors qu’il est par ailleurs fait appel plus ou moins explicitement à la théorie de l’incorporation, troisièmement, la rétroactivité pourrait être liée à l’absence de reconnaissance officielle du pouvoir créateur du juge. Il convient d’éprouver la première affirmation empiriquement en ce qui concerne la jurisprudence.

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