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Partie II – Le fondement de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 2 Le fondement de la rétroactivité juridictionnelle

222. La théorie mécaniste ne semble pas pouvoir expliquer la rétroactivité jurisprudentielle, étant impuissante à dire pourquoi cette dernière remonte à l’entrée en vigueur de la règle interprétée. Il convient d’aller plus loin afin de bien se rendre compte que c’est la rétroactivité jurisprudentielle qui provoque une rétroactivité juridictionnelle, et non l’inverse. Seront examinés successivement le choix du droit applicable par le juge (§ 1), puis la différence entre la rétroactivité et la rétrospectivité juridictionnelles (§ 2). Il sera alors possible de conclure que c’est la rétroactivité jurisprudentielle qui fonde la rétroactivité juridictionnelle.

§ 1. Le choix du droit applicable par le juge

223. Application par le juge de la loi en vigueur au moment des faits. L’objet des développements suivant est de montrer que l’office du juge consiste à toujours appliquer la règle de droit qui est en vigueur au jour où s’est constituée la situation litigieuse.

Il est nécessaire de bien se figurer, au préalable, le rôle du juge. Lors d’un litige, les parties engagent un procès afin que le juge y apporte une solution conforme au droit en vigueur à l’époque du litige. Autrement dit, « au juge, on demande de dire si tel fait, tel acte, qui se sont déroulés à un moment donné du passé, étaient, oui ou non, conformes au droit en vigueur à ce moment1. » La Cour de cassation ne fait preuve ici d’aucune particularité. Prenons un exemple. Les faits se produisent en 1990. Le juge du fond rend sa décision en 1992, selon une loi de 1989, applicable à l’espèce. En 1991 a été prise une loi, concernant le litige, entrant en vigueur au cours de l’année 1991. Le juge du fond, statuant sur une situation constituée en 1990, a eu raison d’appliquer la loi de 1989. Si la Cour de

1 F. OST, « L’heure du jugement. Sur la rétroactivité des décisions de justice. Vers un droit transitoire de la

modification des règles jurisprudentielles », Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, dir. OST, van HOECKE, Bruylant, 1998, p. 93. Adde. P. ROUBIER, Le droit transitoire. Conflits des lois dans le temps, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2008, p. 150.

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cassation ne retenait que la loi en vigueur au moment où elle-même statue, il faudrait appliquer la loi de 1991 qui pourtant n’a pas été pensée comme étant d’application rétroactive. La Cour de cassation doit donc exercer son contrôle au regard de la loi de 1989. Ainsi, tous les juges appliquent la règle de droit en vigueur au jour où la situation litigieuse a été constituée.

224. Absence de dérogation en cas de rétroactivité. Que faire en cas de loi rétroactive ? Si une loi rétroactive intervient entre la constitution de la situation et le jugement, alors le juge devra appliquer la loi puisque c’est effectivement la règle applicable à la situation1. Il convient ici de faire jouer pleinement la rétroactivité, qui a justement pour but de changer le droit en vigueur au moment où les faits donnant lieu au litige sont survenus.

Un tempérament est toutefois apporté en droit positif quand intervient une loi rétroactive et que le litige est devant la Cour de cassation. En principe, la Cour de cassation n’a pas à appliquer le texte rétroactif. Ainsi, si la loi prévoit seulement de s’appliquer « aux instances en cours qui n’ont pas donné lieu à une décision passée en force de chose jugée », la Cour de cassation n’a pas à en tenir compte. Pour qu’elle doive en tenir compte, il faut que le texte prévoie expressément son application aux litiges en cours devant la Cour de cassation, ou qu’il ait un caractère interprétatif, ou encore que le recours soit exceptionnellement suspensif, comme en matière de divorce2. Un tel état du droit ne paraît cependant pas dicté par la logique, comme le soulignent certains auteurs3. Selon eux, si la loi, par sa rétroactivité, doit s’appliquer à l’affaire, alors le juge de cassation, comme les autres, doit l’appliquer, sauf disposition contraire dans la loi.

L’immense mérite de cette vision est de simplifier le droit transitoire. Elle met fin à la différence qui est faite entre les juges du fond, sommés d’appliquer la loi rétroactive (notamment celle qui entre en vigueur au cours de l’instance), et la Cour de cassation qui n’est pas censée l’appliquer sauf exception tenant soit à la loi (interprétative e.g.), soit à la nature du recours (suspensif ou non). Une telle solution aurait en outre le mérite d’aligner le régime de la loi rétroactive sur celui de la nullité d’un texte : lorsqu’une disposition est annulée de manière rétroactive, la Cour de cassation ne peut pas casser une solution qui aurait violé le texte

1 Pour un exemple : Cass. 2e civ., 28 févr. 1974, n° 72-14.546, bull. civ. n° 82. Le texte était en l’espèce applicable aux

pourvois pendants devant la Cour de cassation.

2 Cf. J. BORE, L. BORE, La cassation en matière civile, Dalloz, coll. Dalloz action, 4e éd., 2008, n° 61.53, p. 257-258. 3 J. HERON, Droit judiciaire privé, Montchrestien, coll. Domat droit privé, 5e éd. par T. LE BARS, 2012, n° 824, p. 679-

annulé. Inversement, elle peut casser la décision qui a appliqué le texte annulé1. Il nous paraît logique en effet de tirer de la rétroactivité toutes ses conséquences.

225. Conclusion du paragraphe. Hormis ce détail relatif à l’application rétroactive de la loi devant la Cour de cassation, que faut-il retenir de ces développements ? Il convient de se rappeler que le juge a pour mission d’appliquer la règle de droit en vigueur au moment des faits. La règle peut exister avant les faits, c’est le cas normal, elle peut n’exister qu’après, mais être rétroactive, c’est l’exception. Par l’effet de la fiction de la rétroactivité, le juge applique toujours la règle de droit applicable au litige. Dans ce cas, ce n’est pas le juge qui rend la règle rétroactive : parce qu’elle est rétroactive, il doit l’appliquer rétroactivement. De cette application naît la rétroactivité juridictionnelle. Se dessine ainsi la distinction entre la rétrospectivité et la rétroactivité juridictionnelles.

§ 2. Rétrospectivité et rétroactivité juridictionnelles

226. Application d’une règle non rétroactive : rétrospectivité juridictionnelle. Il semble acquis que le juge doive en principe appliquer la règle de droit normalement applicable à la date où la situation a été constituée. Cela signifie que le moment d’intervention du juge est par hypothèse totalement indifférent. Que son intervention soit concomitante à la naissance du litige, ou reportée à des années plus tard, ne devrait pas avoir d’incidence sur le sens de la solution2. Un tel constat témoigne de ce que l’acte de juger est fondamentalement déclaratif3. Il n’est pas anodin que l’on parle de juris-dictio : le juge dit le droit. Ainsi, quand la règle à appliquer n’est pas rétroactive, il n’y a pas à proprement parler de rétroactivité juridictionnelle, la règle applicable étant celle qui existait à l’époque des faits. Où trouver une quelconque rétroactivité ? Il est plus correct alors de parler de rétrospectivité juridictionnelle, puisque, formé à partir des éléments retro et spect-, de spectare4, le terme évoque parfaitement le rôle du juge,

1 J. BORE, L. BORE, op. cit., n° 61.52, p. 257.

2 P. ROUBIER, Le droit transitoire. Conflits des lois dans le temps, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2008, p. 225-226. 3 Peu important ici que le jugement, ou plus précisément le dispositif, soit constitutif ou déclaratif. Cf. M. MERCIER, La rétroactivité (Essai d’une théorie générale), thèse dactyl., 2003, n° 223, p. 138 ; J. HERON, « L’application des jugements dans le temps », Le temps et le droit, Actes du 4e congrès international de l’association internationale de méthodologie juridique, dir. P.-A. COTE, J. FREMONT, éd. Yvon Blais, 1996, n° 12, p. 244 : « Le juge qui annule le contrat énonce par exemple le vice du consentement qu’il a constaté ; de la même façon, le juge du divorce déclare que l’un des époux a commis l’adultère, et le juge répressif déclare que le prévenu s’est rendu ou ne s’est pas rendu coupable des faits incriminés par la loi pénale. Tout jugement, quel qu’il soit, a un caractère déclaratif ».

4 O. BLOCH, W. von WARTBURG, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, coll. Quadrige-Dicos poche,

3e éd., 2008, v° Rétrospectif. « Rétrospectif, 1779. Formé artificiellement avec le préf. lat. retro « en arrière », […] et le

radical spect- de mots lat. tels que spectare « regarder », etc., cf. aussi respectif, perspective qui ont pu contribuer à la création de ce mot. » Le Littré signale ici un néologisme (Le nouveau Littré, Garnier, 2007, v° rétrospectif ). A titre de

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à savoir porter un regard sur le passé1. La rétrospectivité entraîne une pure déclarativité. Lorsque le juge applique une loi de 1990 à des faits survenus en 2000, par un jugement rendu en 2002, il n’y a aucune espèce de rétroactivité dans ce jugement.

227. Application d’une règle rétroactive : rétroactivité juridictionnelle. Dès lors, il n’est possible de parler de rétroactivité juridictionnelle que si la règle que le juge doit appliquer se présente comme étant rétroactive. Dans ce cas, l’application rétroactive de la règle se concrétisera dans l’application aux faits de l’espèce. Il est alors correct de parler de rétroactivité juridictionnelle.

228. La rétroactivité jurisprudentielle fonde la rétroactivité juridictionnelle. On voit ainsi très bien que c’est parce que la règle à appliquer est rétroactive, que le juge va l’appliquer de manière rétroactive. En effet, ce qui impose au juge d’appliquer la règle, légale ou jurisprudentielle, à des faits pourtant antérieure à sa création, est que ladite règle se présente comme étant rétroactive. Par conséquent, c’est parce que la jurisprudence est rétroactive qu’il existe une rétroactivité juridictionnelle. La rétroactivité juridictionnelle n’est donc qu’un morceau, qu’une partie, qu’une concrétisation, de la rétroactivité jurisprudentielle. L’explication mécaniste, en partant de la rétroactivité juridictionnelle, ne peut pas expliquer de manière satisfaisante la rétroactivité jurisprudentielle. La démarche doit donc être inversée : c’est la rétroactivité jurisprudentielle qui entraîne une rétroactivité juridictionnelle.

comparaison, le mot rétroactif est daté de 1534, rétroaction de 1762 et rétroactivité de 1812 (O. BLOCH, W. von WARTBURG, op. cit., v° rétroactif).

1 Le terme est d’ailleurs employé, à bon escient nous semble-t-il, par Rivero : J. RIVERO, « Le juge administratif, un

Conclusion du Chapitre

229. Fonder la rétroactivité de la jurisprudence sur une prétendue rétroactivité juridictionnelle ne permet pas de rendre compte de la réalité juridique. Si cette explication était la bonne, alors la rétroactivité jurisprudentielle ne remonterait que jusqu’à la date des faits qui ont donné lieu au litige qu’a eu à connaître le juge. Il convient de rendre justice à la théorie mécaniste d’avoir inclut dans son raisonnement la prohibition des arrêts de règlement pour fonder la rétroactivité juridictionnelle.

D’où provient alors l’erreur d’une telle théorie ? Il apparaît que le rôle du juge est uniquement d’appliquer la règle de droit applicable à l’époque de la constitution de la situation. Il est donc plus juste de parler, de manière générale, de rétrospectivité juridictionnelle. La véritable rétroactivité juridictionnelle n’existe que lorsque le juge doit appliquer une règle qui serait elle-même rétroactive, auquel cas cette rétroactivité s’exprime par le jugement. C’est alors bien plus la rétroactivité juridictionnelle qui découle de la rétroactivité jurisprudentielle que l’inverse. En partant d’un tel point de vue, il est aisé d’expliquer la rétroactivité jurisprudentielle, entraînant la rétroactivité juridictionnelle ; tandis que la théorie mécaniste, en partant de la rétroactivité juridictionnelle ne peut pas expliquer la rétroactivité jurisprudentielle. Reste cependant à trouver un fondement à la rétroactivité jurisprudentielle, indépendant de toute rétroactivité juridictionnelle.

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ONCLUSION DU

T

ITRE

230. La jurisprudence en tant que règle de droit émanant du juge ne peut être assimilée ni à la loi ni à la coutume. Pour autant, on ne peut en déduire que la rétroactivité participe de sa singularité, puisque l’on ne cesse de parler de jurisprudence quand bien même sa rétroactivité serait écartée. De même, il apparaît délicat de soutenir que la rétroactivité jurisprudentielle découle d’une prétendue rétroactivité juridictionnelle qui se révèle bien plus être la conséquence que la cause de la rétroactivité jurisprudentielle. Ainsi, les théories naturaliste et mécaniste doivent être écartées. Toutes deux mentionnant cependant l’interdiction pour le juge de créer des règles de droit, il convient de leur rendre hommage et de continuer dans cette direction.

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