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L’émergence de la prise en compte du pouvoir créateur du juge Le XIX e siècle Il est impossible de séparer cette évolution de la prise en compte

A. L’apparition de la rétroactivité jurisprudentielle

34. L’émergence de la prise en compte du pouvoir créateur du juge Le XIX e siècle Il est impossible de séparer cette évolution de la prise en compte

de la rétroactivité jurisprudentielle de l’évolution de l’office du juge. Encore une fois de manière très schématique, le juge est perçu au XIXe siècle comme le simple exécutant de la loi écrite : il ne fallait pas que, par ses audaces, le juge rompe la belle unité du droit civil instaurée par le Code civil. Les auteurs des traités du XIXe siècle n’abordent qu’exceptionnellement la question de la rétroactivité de la jurisprudence in se pour la simple raison que l’article 5 du Code civil leur paraît rendre impossible toute création de la part du juge qui puisse un jour avoir le statut de règle de droit à l’image de la loi, panacée de la règle de droit. Si la

1 Rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy Canivet, dir. N. MOLFESSIS, LexisNexis Litec, 2005.

2 Cf. not. Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n° 01-10.426, Bull. civ., n° 387, D. 2004, p. 2956 et s., C. BIGOT ; D. 2005, p. 247

et s., P. MORVAN ; RTD Civ. 2005, p. 176 et s., Ph. THERY ; Cass. Ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493, Bull. Ass. plén. n° 15, D. 2007. p. 835 et s., P. MORVAN ; RTD civ. 2007, p. 72 et s., P. DEUMIER, RTD civ. 2007, p. 168 et s., Ph. THERY ; JCP 2007, II, 10040, E. DREYER ; JCP 2007, II 10111, X. LAGARDE ; Cass. com. 13 nov. 2007, n° 05- 13.248, Bull. civ. n° 243, JCP 2008, II, 10009, D. CHOLET ; Def. 2008. 1223, note D. GIBIRILA.

V. déjà : CA Paris, 15 avr. 1964, RTD civ. 1964, p. 781, P. HEBRAUD. L’arrêt expose clairement l’atteinte faite à la rétroactivité d’un revirement : « Par ces motifs, […] dit que la partie civile ayant engagé son action de bonne foi dans l’ignorance où elle se trouvait d’un revirement de jurisprudence, est dispensée des dépens qui seront supportés par le Trésor public. »

En droit public le premier arrêt semble être CE, ass., 16 juill. 2007, n° 291545, Sté Tropic travaux signalisation,

GAJA, n° 113, p. 905 et s. ; puis CE, 6 juin 2008, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris. 3 D. de BECHILLON, « De la rétroactivité de la règle jurisprudentielle en matière de responsabilité », Mouvement du droit public. Du droit administratif au droit constitutionnel. Du droit français aux autres droits. Mélanges en l’honneur de F. Moderne, Dalloz, 2004, p. 8.

4 Cf. not. A. MARAIS, « Le temps, la loi et la jurisprudence : le bon, la brute et le truand », Au-delà des codes, mélanges en l’honneur de Marie-Stéphane Payet, Dalloz, 2011, p. 383 et s. ; F. ZENATI-CASTAING, « Pour un droit des revirements de jurisprudence », Le droit, entre autonomie et ouverture. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Bergel, Bruylant, 2013, p. 501 et s. ; P. DEUMIER, « La rétroactivité de la jurisprudence est-elle constitutionnelle ? », RTD civ. 2014, p. 71 et s.

5 . J.-P. VIENNOIS, « Réflexions sur un conflit : effet déclaratif de la jurisprudence et objectif d’accessibilité aux

normes. (A propos de l’arrêt rendu par la 1re chambre civile de la Cour de cassation le 9 octobre 2001) », RRJ 2002,

p. 2061 et s. ; F. ZENATI-CASTAING, « Pour un droit des revirements de jurisprudence », Le droit, entre autonomie et

ouverture. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Bergel, Bruylant, 2013, p. 501 et s. ; P. DEUMIER, « La rétroactivité de la jurisprudence est-elle constitutionnelle ? », RTD civ. 2014, p. 71 et s., commentant Cons. Const., 1er août 2013,

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jurisprudence est reconnue1, elle n’est pas véritablement une règle de droit, ou, pour le dire autrement, une source formelle du droit. Le juge peut toujours changer d’avis, puisqu’il est possible qu’une décision ultérieure contraire survienne. La jurisprudence, entendue alors comme un amas de décisions, pourrait donner lieu à une jurisprudence, c’est-à-dire à une règle de droit formée selon une voie proche de celle de la coutume, mais dont l’instabilité exclut tout parallèle avec la loi2. Quand bien même ce parallèle entre la jurisprudence et la loi semble effleuré, il n’est toujours pas question de rétroactivité. Assez révélateurs sont les propos de Laurent sur l’existence de la jurisprudence : « le code, en défendant au juge de référer au législateur, en lui faisant un devoir de juger, quand même il n’y aurait pas de loi, n’évite que l’un des inconvénients qui résultent de l’insuffisance de la législation : si le pouvoir législatif n’est pas constitué juge d’un procès, par contre le juge devient législateur3. » L’auteur atténue immédiatement la portée de son propos : « Il est vrai cette règle n’a de force que pour le jugement à l’occasion duquel elle est écrite4. » Par conséquent, il n’y a pas de véritable règle de droit à appliquer à un autre litige et, par conséquent, pas de rétroactivité.

Le juge ne pouvait donc pas créer une règle de droit générale à l’image de la loi et il était dans l’air du temps de considérer que la loi écrite devait suffire à tout. Telle est la vision, caricaturée toutefois5, de la méthode de l’exégèse. Au XIXe siècle, dans les amphithéâtres, le droit n’est pas enseigné par thème, mais suivant l’ordre des articles du Code, conformément à la loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804)6 et comme en témoigne l’œuvre de Flaubert1. La méthode de

1 C. DEMOLOMBE, Cours de Code Napoléon, A. Durand, L. Hachette et Cie, t. 1, 4e éd., 1869, p. III, qui affirme la

nécessité de présenter les textes avec le « dépôt de maximes et de décisions » qu’évoque Portalis : « A quels embarras, en effet, et à quelles méprises ne seraient pas exposés ceux qui voudraient étudier aujourd’hui le Code Napoléon, sans tenir compte de tous ces précédents, de toutes ces traditions ! ce serait là, je n’hésite pas à le dire, rétrograder d’un demi- siècle, et répudier, avec autant d’aveuglement et d’ingratitude, les illustres et précieux travaux du passé ».

2 T. HUC, Commentaire théorique & pratique du Code civil, t. 1, F. Pichon, 1892, n° 184, p. 170 : « Sans doute, les

juges peuvent avoir et ont ordinairement, sur les questions qui reviennent le plus souvent devant eux, ce qu’on appelle une jurisprudence, c’est-à-dire, une certaine manière d’envisager ces questions. Mais ils peuvent à chaque instant modifier ou changer cette jurisprudence. » ; V. MARCADE, Elémens du droit civil français, t. 1, Librairie de jurisprudence de Cotillon, 2e éd., 1844, p. 31-32 ; F. GENY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif,

A. Chevalir-Marescq & Cie, 1899, n° 148, p. 434, « Du moment qu’il s’agirait d’ériger la jurisprudence en source

formelle positive, je ne puis oublier qu’elle reste sujette à variations et à contradictions, sans offrir, par sa constitution même, les garanties nécessaires à toute création juridique. »

3 F. LAURENT, op. cit., n° 257, p. 329.

4 F. LAURENT, op. cit., n° 257, p. 330. Adde. V. MARCADE, Elémens du droit civil français, t. 1, Librairie de

jurisprudence de Cotillon, 2e éd., 1844, p. 32 ; G. BAUDRY-LACANTINERIE, Précis de droit civil, t. 1, L. Larose et Forcel,

1882 ; J.-J. DELSOL, Explication élémentaire du Code civil mise en rapport avec la doctrine et la jurisprudence, A. Cotillon & Cie, 3e éd. 1878, n° 53, p. 30 ; C. AUBRY et C.-F. RAU, Cours de droit civil français, t. 1, 5e éd. par G.

RAU, C. FALCIMAIGNE et M. GAULT, Marchal et Billard, 1897, § 39 bis, p. 192.

5 Cf. Ph. REMY, « Eloge de l’exégèse », Droits, n° 1, PUF, 1985, p. 115 et s. ; Ph. JESTAZ, C. JAMIN, La doctrine,

Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2004, p. 71 et s. ; D. BUREAU, « Les regards doctrinaux sur le Code civil », 1804-2004.

Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 171 et s, spéc. p. 191 et s.

6 Cf. J.-L. HALPERIN, « Exégèse école de l' », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté sur

l’exégèse est ainsi décrite par Marcadé : « dans la méthode exégétique […] on suit le texte pas à pas ; on dissèque chacun des articles pour l’expliquer phrase par phrase, mot par mot ; on précise, par ce qui précède et par ce qui suit, le sens et la portée de chaque proposition, de chaque terme, et l’on en fait remarquer la justesse ou l’inexactitude, l’utilité ou l’insignifiance ; puis, quand on a compris cet article en lui-même, on étudie son harmonie ou sa discordance avec les autres articles qui s’y réfèrent, on en déduit les conséquences, on en signale les lacunes2. » Cette méthode, jointe à celle de la synthèse, se comprend aisément eu égard au contexte des auteurs de l’époque. Après 1804, il fallait comprendre et développer le droit tel que prévu par le Code civil, récemment entrée en vigueur : « l’exploration du Code civil est une priorité absolue, qui doit en révéler les arcanes à des praticiens désorientés par la nouveauté3. » Difficile d’accorder une place conséquente à la jurisprudence, de l’imaginer sœur jumelle de la loi. Ainsi, le parallèle de la jurisprudence avec la loi étant trop inconvenant, la rétroactivité de la première était inenvisageable. On pourrait légitimement rendre hommage aux exégètes qui distinguaient opportunément la jurisprudence de la loi, n’attribuant pas les mêmes caractères à ces deux phénomènes bien distincts.

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