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Conclusion du Chapitre

Chapitre 3. La force de la reconnaissance populaire

176. Affirmation du rôle de la reconnaissance populaire. Il a été dit précédemment que le simple fait que les personnes fondent leurs espérances sur l’attitude du juge pour l’avenir, ne suffisait pas à ériger la jurisprudence en source du droit1. Il ne s’agissait pas d’affirmer que l’attitude des simples particuliers ne joue aucun rôle, mais de constater qu’une répétition de décisions convergentes peut fonder des prévisions, sans que cela vaille attribution de juridicité.

La reconnaissance par les justiciables a bien un rôle à jouer, qu’il convient de préciser. Si l’on accepte de retenir la définition de la règle de reconnaissance que donne Hart2, il faut admettre que les simples particuliers peuvent avoir une influence sur l’inclusion ou l’exclusion de la jurisprudence au sein des sources du droit. De plus, cette prise en compte de l’opinion publique, de la réception par les citoyens de la jurisprudence, a pu être érigée par certains auteurs comme critère pour que la jurisprudence soit une source du droit, et il convient de prendre en compte cet élément3. Précisons que cette reconnaissance populaire passe avant tout par celle des juristes, des praticiens.

177. Importance de la reconnaissance populaire. Quelle importance donner alors à la reconnaissance populaire ? Elle nous semble relativement faible, en comparaison de l’importance à donner à la vision que le juge peut avoir de ses propres décisions. L’exemple de la décision Chronopost4 de 1996 est en ce domaine riche d’enseignements. Comme l’a remarqué M. Molfessis, malgré la sanction de la Cour de cassation, la société mise en cause n’a absolument pas changé ses clauses5. Faut-il en déduire, comme le fait l’auteur, que « l'attitude de la société Chronopost traduit […] remarquablement l'absence, en l'état actuel, de jurisprudence Chronopost [et que] par sa résistance passive, elle montre qu'elle ne croit pas à son existence, en même temps que, ce faisant, elle contribue à son empêchement : le refus de suivre la solution a en effet ceci de remarquable qu'il est à la fois conséquence et cause de l'inexistence de la règle

1 Cf. supra, n° 60 et s.

2 H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Facultés universitaires Saint-Louis, 2e éd., 2005, p.

129 : « pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères ».

3 Cf. not. Ph. JESTAZ, « La jurisprudence : réflexions sur un malentendu », D. 1987, p. 11 et s. ; J. MAURY,

« Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », Le droit privé français au milieu du XXe siècle. Etudes

offertes à Georges Ripert, LGDJ, 1950, t. 1, spéc. p. 43 et s.

4 Cass. com., 22 oct. 1996, n° 93-18.632, Bull. civ., n° 261, GAJC n° 157, p. 111 et s.

5 N. MOLFESSIS, « Remarques sur l’efficacité des décisions de justice. (A propos des effets de l’arrêt Chronopost.) », RTD civ. 1998, p. 213 et s.

jurisprudentielle1 » ? La conclusion retenue par l’auteur ne semble pas devoir s’imposer. En effet, le juge pourrait très bien voir dans l’arrêt Chronopost une règle par laquelle il se sentirait tenu, et alors le lien fait entre existence et effectivité de la norme, qui peut être tout à fait légitime, comme en matière de droit spontané2, n’a plus vraiment d’importance concernant la jurisprudence. L’absence de prise en compte des décisions du juge ne saurait empêcher l’apparition d’une règle de droit si ce dernier est prêt à réitérer tant qu’il le faudra sa solution : la règle existerait, bien qu’étant privée d’une bonne part d’effectivité3. La jurisprudence, pour exister, ne semble pas nécessiter l’assentiment des justiciables, elle n’est pas une simple coutume, mais un « phénomène d’autorité4 ».

178. La reconnaissance populaire comme élément de stabilisation de la jurisprudence. En réalité, l’élément de reconnaissance populaire interviendra selon nous à la marge, mais de façon déterminante, puisque lorsque les justiciables se sont fondés sur ce qu’ils estiment être une règle jurisprudentielle, il devient profondément dangereux pour la Cour de cassation de procéder à un revirement de jurisprudence. M. van de Kerchove reconnaît en ce sens que l’adhésion des citoyens intervient indirectement pour la stabilité de la jurisprudence5. C’est ce qui a pu faire dire également à Boulanger qu’un « revirement peut même devenir impossible, parce que la jurisprudence s’est à ce point solidifiée, qu’elle a été constitutive de coutume6. » La Cour européenne des droits de l’Homme semble

1 N. MOLFESSIS, art. préc., p. 215, c’est nous qui soulignons.

2 Qui peut être défini ainsi : « règle dégagée par la répétition constante et générale d’un comportement juridique

adopté par les intéressés pour répondre à leurs besoins ». Définition donnée par P. DEUMIER, Le droit spontané.

Contribution à l’étude des sources du droit, Economica, coll. Recherches juridiques, 2002, n° 199, p. 179.

3 Comp. M. van de KERCHOVE, « La jurisprudence revisitée », Les sources du droit revisitées, vol. 2, normes internes

infraconstitutionnelles, dir. I. Hachez et alii, Anthemis, 2012, p. 684 : « si l’on excepte l’hypothèse fort improbable d’une résistance massive de la part des citoyens à l’égard des règles jurisprudentielles, qui témoignerait de leur part un refus manifeste de l’exercice d’une certaine forme générale de "gouvernement des juges" et aboutirait à la paralysie effective de celui-ci, il semble que la reconnaissance positive, par les citoyens de ce mode de création du droit ne soit pas une condition de son aptitude à créer des normes juridiques obligatoires. »

4 GAJC, n° 10, § 7, p. 83 ; P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », Mélanges P. Couzinet, Univ. sc. soc.

Toulouse, 1974, p. 333 : le juge « est le serviteur du droit ; mais dans la mesure où l’application effective de celui-ci relève toujours, directement ou indirectement, de son contrôle, et où il exerce cette fonction avec une entière autonomie, il dispose d’un pouvoir de maîtrise qui donne […] à la jurisprudence, le fondement et la force de son autorité. » Adde. F. KERNALEGUEN, L’extension du rôle des juges de cassation, thèse dactyl., 1979, n° 27, p. 56 et s. Contra : J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », Le droit privé français au milieu du XXe siècle. Etudes

offertes à Georges Ripert, t. 1, LGDJ, 1950, p. 43 ; Ph. JESTAZ, « La jurisprudence : réflexions sur un malentendu », D. 1987, chron. p. 11 et s. Adde. sur ces différentes positions doctrinales : F. ZENATI, La jurisprudence, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 1991, p. 121 et s.

5 Cf. M. van de KERCHOVE, « Jurisprudence et rationalité juridique », APD, t. 30, Sirey, 1985, p. 220. L’affirmation

vient après l’explication de l’absence de rôle de la reconnaissance populaire dans la création de la règle jurisprudentielle : « il semble que la reconnaissance positive, par les citoyens, de ce mode de création du droit ne soit pas une condition de son aptitude à créer des normes juridiques obligatoires » (op. cit., loc. cit.). Cela s’explique par le fait que la jurisprudence, à la différence de la coutume privée, ne se forme pas par la participation directe des citoyens.

6 J. BOULANGER, « Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile », RTD civ. 1961, n° 19, p. 427. Adde.

G. MARTY, P. RAYNAUD, Droit Civil. Introduction générale au droit, t. 1, Sirey, 2e éd., 1972, n° 120, p. 219 : « On peut considérer que la règle jurisprudentielle se parfait et se consolide lorsque la solution est acceptée par les usagers, c’est-à-

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d’ailleurs parfois prendre en compte cet élément1. La reconnaissance populaire est donc un facteur important de stabilisation de la jurisprudence.

dire avant tout par les juristes et que la question "ne se plaide plus" comme disent les praticiens, la jurisprudence devient constante. » Adde. infra, n° 456.

1 CEDH, 16 déc. 1997, n° 143/1996/762/963, Eglise catholique de la Canée c. Grèce, § 40 : « La Cour ne peut

souscrire à l'argument du Gouvernement selon lequel l'église requérante aurait dû accomplir les formalités nécessaires pour acquérir l'une ou l'autre forme de la personnalité morale prévue dans le code civil, car rien ne laissait présager qu'un jour elle se trouverait privée de l'accès à un tribunal pour défendre ses droits de caractère civil. Une jurisprudence et une pratique administrative constantes avaient créé, au fil des années, une sécurité juridique, tant en matière patrimoniale qu'en ce qui concerne la question de la représentation en justice des différentes églises paroissiales catholiques, et à laquelle l'église requérante pouvait légitimement se fier. »

Tel ne semble pas être toujours le cas de la Cour de cassation. Cf. L. CHARBONNIER, concl. sous l’arrêt Desmares, Cass. 2e civ., 21 juill. 1982, D. 1982, p. 449 : « puisqu’en l’occurrence le principe [de la réduction de l’indemnisation en

cas de faute de la victime] est jurisprudentiel, puisque c’est vous qui l’avez posé, vous en êtes maîtres et vous pouvez le changer. »

Conclusion du Chapitre

179. La reconnaissance populaire joue un rôle secondaire pour savoir si la jurisprudence est source du droit ou non. Il semble que la reconnaissance populaire ait surtout vocation à figer définitivement une jurisprudence, à la cristalliser, en lui conférant, finalement, la même certitude que la règle légale.

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C

ONCLUSION DU

T

ITRE

180. La règle jurisprudentielle est-elle reconnue dans notre système juridique ? La pratique de la Cour de cassation montre que celle-ci peut se sentir tenue par ses propres créations, ne serait-ce qu’en modulant la portée temporelle de la nouvelle solution qu’elle consacre. La jurisprudence est consacrée source du droit par cette règle de reconnaissance, c’est-à-dire par le fait que les juges s’estiment tenus par leur création, et voient ainsi dans leur jurisprudence une règle qu’ils doivent appliquer pour trancher les litiges. Pour autant, le phénomène de la jurisprudence n’est pas inconnu du législateur et des sujets de droit. Dès lors, reconnue par le législateur, le juge et le peuple, la jurisprudence peut être une règle de droit créée par le juge. La déclarativité cède alors le pas à la rétroactivité.

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