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Conclusion du Chapitre

Section 2. L’existence d’une reconnaissance tacite par le législateur

B. La préservation de la jurisprudence

154. Le renvoi de la loi au droit international privé établi par la jurisprudence. Plutôt que de lutter contre la jurisprudence, il est possible que le législateur y renvoie implicitement, préférant s’appuyer sur elle. Le résultat est le même : la création du juge est reconnue en étant au contraire préservée. Maury cite un exemple de loi qui renvoie à tout un droit élaboré par les juges, celui du droit international privé4. En effet, la loi du 24 juillet 1921 « prévenant et réglant les conflits entre la loi française et la loi locale d’Alsace et Lorraine5 en matière de droit privé », décide, au 1er alinéa de l’article 15, que les dispositions de la loi « seront, au besoin, complétées par les règles de droit international privé admises en France ». L’alinéa 2 poursuit : « Les conflits entre ces lois et les lois étrangères sont régis par l'article 3 du Code civil et par le système général du droit international privé admis en France. » Or, le droit international privé étant

travail agréés en vertu de l'article 16 de la loi n° 75-535 [du 30 juin 1975] relative aux institutions sociales et médico- sociales, en tant que leur montant serait contesté par le moyen tiré de l'absence de validité desdites clauses. »

1 Selon les termes de la cour d’appel de Paris, 27 juin 2000, citée par CEDH, 9 janv. 2007, n° 31501/03, Aubert et a. c. France, § 56. L’arrêt de la Cour de cassation mentionné est Cass. soc., 29 juin 1999, Bull. civ., n° 307.

2 M. van de KERCHOVE, « La jurisprudence revisitée », Les sources du droit revisitées, vol. 2, normes internes

infraconstitutionnelles, dir. I. HACHEZ et alii, Anthemis, 2012, p. 685. Adde. T. REVET, « La légisprudence », Mélanges

offerts à Philippe Malaurie, Defrénois, 2005, n°2, p. 378.

3 V. encore la réaction du législateur suite à l’interprétation faite de l’article 221 du Code civil concernant la

présomption de pouvoir posée par cet article après la dissolution du mariage. Selon Messieurs Flour et Champenois, « avant même que la controverse jurisprudentielle fût close, le législateur voulut briser la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation. » En fait de jurisprudence il s’agissait d’une unique décision (Cass. com. 5 févr. 1980, Bull. civ., n° 62) remise plus ou moins en cause par un arrêt d’Assemblée plénière (Cass. Ass. plén., 4 juill. 1985).

Cf. J. FLOUR, G. CHAMPENOIS, Les régimes matrimoniaux, A. Colin, coll. U, 2e éd., 2001, n° 121, p. 110-111. Adde. not. B. BEIGNIER, S. TORRICELLI-CHRIFI, Régimes matrimoniaux, Pacs, Concubinage, LGDJ, Lextenso éditions, coll. Cours, 2014, n° 21-3, p. 37 parlant de bris de jurisprudence.

4 Pour une critique de ce traitement des conflits entre loi locale et loi française par le recours aux méthodes du droit

international privé, cf. N. BALAT, Essai sur le droit commun, thèse dactyl., 2014, n° 450 et s., p. 263 et s.

5 Il convient de parler cependant de l’Alsace-Moselle, car seuls trois départements sont concernés : le Haut-Rhin et le

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principalement élaboré par les juges, les règles auxquelles renvoie l’article 15 « ne peuvent être que des normes jurisprudentielles dont l’existence est ainsi affirmée par le législateur, celui-ci y renvoyant, ne les consacrant pas1. »

155. Le renvoi de la loi à la jurisprudence en cas de loi de validation. La loi a encore pu prendre en compte de manière tacite la jurisprudence dans l’affaire « du tableau d’amortissement ». A l’origine de cette affaire existait un flou législatif concernant le contenu des échéanciers d’amortissement en matière de prêt immobilier. En effet, l’article L. 312-8 du Code de la consommation n’exigeait pas des banques de préciser, pour chaque échéance, la répartition du remboursement entre le capital et les intérêts. La pratique des banques était donc de ne pas effectuer cette précision. La Cour de cassation vint poser l’exigence contraire le 16 mars 19942, à peine de déchéance des intérêts pour le prêteur et de nullité du prêt3. Fut alors votée la loi du 12 avril 19964 pour venir limiter cette jurisprudence et valider ainsi la pratique des banques. L’article 87-I de la loi disposait que « sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les offres de prêts mentionnées à l'article L. 312-7 du code de la consommation et émises avant le 31 décembre 1994 sont réputées régulières ». La jurisprudence est donc à nouveau prise en compte pour être combattue ; la loi vient valider la pratique des banques.

L’affaire des tableaux d’amortissement a toutefois un autre intérêt. La loi de 1996, d’un côté, valide les offres faites par les banques avant le 31 décembre 1994. D’un autre côté, la loi modifie l’article L. 312-8, en reprenant l’exigence posée par la jurisprudence. Or, le nouvel article L. 312-8 ne rentrait en vigueur qu’à partir du 14 avril 19965. Il faut en déduire que, entre temps, c’est-à-dire pour les offres faites après le 31 décembre 1994 et avant le 14 avril 1996, les banques devaient se soumettre à la jurisprudence de la Cour de cassation qui était censée être connue6. Le législateur n’eut cependant pas l’audace, ou l’humilité, de renvoyer directement au droit tel qu’établi par la jurisprudence. Ainsi, le

1 J. MAURY, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », Le droit privé français au milieu du XXe

siècle. Etudes offertes à Georges Ripert, LGDJ, 1950, t. 1, p. 30. Il pourrait s’agir également de règles coutumières : cf.

C. GAVALDA, Les conflits dans le temps en droit international privé, Sirey, 1955, n° 153, p. 198-199.

2 Cass. 1re Civ., 16 mars 1994, n° 92-12.239, Bull. civ., n° 100 ; Cass. 1re Civ., 20 juillet 1994, n° 92-19.187, Bull. civ.,

n° 262, Def. 1995, art. 36024, p. 350 et s., D. MAZEAUD.

3 Cass. 1re Civ., 20 juillet 1994, préc.

4 Loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier.

5 A Paris du moins, en application de l’ancien art. 1er C. civ. et du décret du 5 nov. 1870, la loi ne comportant pas,

concernant cette disposition, de mesure transitoire. Pour le reste de la France, « le délai est d’un jour franc après celui où le numéro du Journal officiel qui contient le texte est arrivé au chef-lieu de l’arrondissement. » (G. MARTY, P. RAYNAUD, Droit Civil. Introduction générale au droit, t. 1, Sirey, 2e éd., 1972, n° 85, p. 160).

6 Cf. P. MORVAN, « En droit, la jurisprudence est une source du droit », RRJ 2001, p. 95, n° 37 : la loi « sanctionne les

sujets de droit qui ne se sont pas inclinés devant l’autorité normative de la Cour de cassation à une époque où sa jurisprudence était suffisamment assise et connue. »

législateur valida la pratique des banques, puis, à partir du moment où la solution jurisprudentielle était censée être connue1, consacrait la solution jurisprudentielle, l’enregistrant par ailleurs dans la loi pour l’avenir. Ce faisant, le législateur semblait répondre au vœu émis par un auteur en 1982 : « Il faudrait peut-être considérer que seul le législateur est en mesure d’aménager les répercussions des revirements de jurisprudence : entériner la modification apportée et organiser son application dans le temps2. » Précisons toutefois que la France fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme estimant la validation opérée contraire à l’article 1er du protocole additionnel n° 13.

156. La pusillanimité du législateur face à la jurisprudence. La préservation de la jurisprudence a pu être encore plus explicite. Il a pu apparaître que le législateur, face un revirement, ne décide pas de le combattre mais, au contraire, de changer la réforme qui était en cours de préparation. Ainsi, « lors de l’adoption de la loi n° 2010-1609 du 22 décembre 2010 relative à l’exécution des décisions de justice, aux conditions d’exercice de certaines professions réglementaires et aux experts judiciaires (dite loi Béteille), les parlementaires ont renoncé à une réforme inscrite au projet de loi, en raison d’un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation4. » L’attitude du législateur est ici sans ambiguïté : la jurisprudence est bien perçue comme étant une règle de droit, au point qu’il s’estime, étrangement, tenu par elle.

157. La prise en compte de l’abandon d’une jurisprudence. Enfin, il est arrivé que le législateur vienne directement ressusciter une solution jurisprudentielle que les juges avaient voulu abandonner. On peut penser ainsi à l’abandon par la Cour de cassation de la théorie de l’acceptation des risques en matière de responsabilité délictuelle par la Cour de cassation5, qui entraîna le vote de l’article 1er de la loi n° 2012-348 du 12 mars 2012, créant l’article L. 321-3- 1 du Code du sport6. Rappelons que l’acceptation des risques conduisait, en

1 A partir du 31 décembre 1994 donc, l’arrêt ayant été rendu le 16 mars 1994. 2 D. LANDRAUD, « A propos des revirements de jurisprudence », JCP 1982, I, 3093.

3 CEDH, 14 févr. 2006, n° 67847/01, Lecarpentier et autre c. France, RTD civ. 2006, p. 261 et s., J.-P.

MARGUENAUD ; RDC 2006, p. 289 et s., T. REVET.

4 B. BEIGNIER, C. BLERY, A.-L. THOMAT-RAYNAUD, Introduction au droit, Montchrestien, Lextenso, coll. Cours, 3e

éd., 2011, n° 147, p. 167. Les auteurs citent le rapporteur du Sénat pour étayer leurs propos : la soumission du législateur ne fait donc aucun doute. Cf. Rapport n° 129 (2010-2011), fait au nom de la commission des lois, déposé le 24 novembre 2010, p. 25.L’arrêt est Cass. 2e civ., 18 juin 2009, n° 08-10.843, Bull. civ., n° 165.

5 Cass. 2e civ., 4 nov. 2010, n° 09-65.947, Bull. civ. n° 176, Rapport annuel 2010, p. 394-395.

6 « Les pratiquants ne peuvent être tenus pour responsables des dommages matériels causés à un autre pratiquant par le

fait d'une chose qu'ils ont sous leur garde, au sens du premier alinéa de l'article 1384 du code civil, à l'occasion de l'exercice d'une pratique sportive au cours d'une manifestation sportive ou d'un entraînement en vue de cette manifestation sportive sur un lieu réservé de manière permanente ou temporaire à cette pratique. »

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matière de responsabilité pour faute, « à ne retenir que la faute caractérisée d’un compétiteur. En matière de responsabilité du fait des choses, cette théorie empêchait la victime d’agir sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1er à raison de son acceptation des risques normaux1. » Le lien entre l’abandon de cette création prétorienne qu’est l’acceptation des risques et la création de l’article L. 321-3-1 relatif à la responsabilité du fait des choses ne fait aucun doute2. L’intervention de la source législative vient ici pallier le tarissement de la source jurisprudentielle.

Le législateur n’est donc pas ignorant de l’activité créatrice de la jurisprudence, qu’il lui arrive de combattre ou, au contraire, de consacrer. Il ne semble pourtant pas que cela soit suffisant pour pouvoir affirmer que le juge pose des règles de droit.

§ 2. Une reconnaissance insuffisante

158. Un constat nuancé. Ces différents exemples, loi combattant la jurisprudence, loi renvoyant implicitement à l’état du droit tel qu’il est ou qu’il fut déterminé par la jurisprudence, montrent suffisamment que le législateur reconnaît le pouvoir créateur du juge. Ainsi, le législateur n’ignore pas la portée normative de la jurisprudence : en fait de déclarativité, il faudrait donc parler de rétroactivité.

Il faut cependant nuancer le propos : il est possible de soutenir que le législateur ne lutte que contre un phantasme, contre un amas de décisions particulières qui n’auraient pas la généralité de la règle jurisprudentielle. Il faut en effet remarquer que le législateur intervient en pensant que le juge va suivre la solution qu’il a posée. Or, ce dernier n’est nullement tenu par le précédent. Par ailleurs, notons que le législateur ne nomme jamais le phénomène jurisprudentiel, comme il peut le faire pour les usages3. S’il peut le faire pour les usages, il pourrait le faire pour la jurisprudence : son silence serait donc à interpréter comme le refus d’une reconnaissance.

1 N. BLANC, JCP 2012, doctr. 779, n° 20.

2 V. not. Rapport n° 372 (2011-2012) de M. J.-J. LOZACH, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et

de la communication, déposé le 15 février 2012 : « Le présent article vise à introduire un nouvel article L. 321-3-1 dans le code du sport afin de remédier à certaines difficultés nées d'un arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 novembre 2010 relatif à l'application du régime de responsabilité civile du fait des choses dans le cadre d'une activité sportive. » Rapport disponible sur http://www.senat.fr/rap/l11-372/l11-372.html.

3 Art. 389-3 (cas où l’usage autorise les mineurs à agir eux-mêmes) ; art. 663 (clôture forcée) ; art. 671 (distance des

plantations, qui évoque les usages « constants et reconnus ») ; art. 674 (distance entre les constructions) ; art. 1587 (vente de biens devant être goûtés et agréés). Sur l’emploi du mot « usage » plutôt que de celui de coutume et la réalité à laquelle ce terme renvoie dans le contexte de l’élaboration du Code civil, cf. F. ZENATI-CASTAING, « Le Code civil et la coutume », Libres propos sur les sources du droit. Mélanges en l’honneur de Ph. Jestaz, Dalloz, 2006, p. 607 et s., spéc. p. 614 et s.

C’est pourquoi, en l’absence de système du précédent, c’est la reconnaissance faite par le juge de sa propre création qui est la plus importante. Certes, elle n’est pas la seule qui compte, et la reconnaissance faite par le législateur peut tout à fait être pertinente, mais cette reconnaissance législative est loin d’être suffisante. En définitive, on pourrait soutenir qu’il y a une règle de reconnaissance tacite, déduite du comportement du législateur, mais dont l’importance est relativement faible. Précisons que cette double reconnaissance, par le législateur et par les juges, n’est pas impossible. Ainsi, dans l’exemple précité de la loi de validation en matière de rémunérations des heures de permanence nocturnes1, la Cour de cassation reconnut elle-même l’existence d’une jurisprudence. L’Assemblée plénière estima en effet le 24 janvier 20032 que la loi de validation, venant combattre la jurisprudence, répondait à d’impérieux motifs d’intérêt général et la Cour de cassation reconnut, dans son rapport annuel, que « le législateur ne pouvait pas […] se montrer indifférent aux conséquences de cette jurisprudence sur l’équilibre financier des établissements, compte tenu de leur rôle essentiel dans le fonctionnement du service public de la santé et de la protection sociale. Aussi son intervention répondait-elle à un motif impérieux d’intérêt général3. » La Cour de cassation admet ainsi que la loi puisse venir de manière légitime limiter les effets de l’un de ses revirements. Elle ne fut toutefois pas suivie par la Cour européenne des droits de l’Homme qui condamna la France en 2007, estimant cette disposition de la loi de 2001 contraire à l’article 1er du protocole additionnel n° 14.

1 Cf. supra, n° 153.

2 Cass. Ass. plén., 24 janv. 2003, n° 01-40.967 et n° 01-41.757, Bull. Ass. plén., n° 2 et 3, Rapport annuel 2003, p. 192

et s. ; D. 2003, p. 1648 et s., S. PARICARD-PIOUX ; GAJC, n° 8, p. 57 et s.

3 Cass. Ass. plén., 24 janv. 2003, préc.

4 CEDH, 9 janv. 2007, n° 31501/03, Aubert et a. c. France ; CEDH, 9 janv. 2007, n° 20127/03, Arnolin et a. c. France.

Il est intéressant de noter que le fondement de la décision est la privation indue d’un bien. Or, ce bien, qui est une espérance légitime de créance, n’existait pas au moment des faits, il n’a été constitué que suite à la décisions de la Cour de cassation, donc rétroactivement : la Cour européenne des droits de l’Homme sanctionne ici la privation rétroactive d’une espérance légitime de créance qui a pu être rétroactivement constituée.

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Conclusion du Chapitre

159. Il n’y a pas, à notre connaissance, de texte qui reconnaisse explicitement la jurisprudence comme étant une source du droit. Cela n’empêche de voir dans l’attitude du législateur, condamnant ou approuvant une jurisprudence, une reconnaissance tacite de celle-ci. Toutefois, une telle attitude paraît insuffisante pour affirmer avec certitude que le juge crée des règles de droit : le législateur ne fait-il pas que lutter contre des prévisions, et non contre une véritable règle de droit ? La reconnaissance de la jurisprudence par les juges eux-mêmes est donc primordiale pour accorder à la jurisprudence le statut de source du droit.

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