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Partie I – Les présupposés de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 1. Le rejet du positivisme kelsénien et du normativisme

68. Il faut prendre pour point départ de notre recherche la théorie de Kelsen2 parce qu’elle est emblématique et imprègne toujours, plus ou moins consciemment, les conceptions contemporaines du droit. Qui, à la fin du premier semestre de la première année de ses études de droit, n’a pas entendu parler de la pyramide des normes ? Le postulat de la théorie de Kelsen sera ainsi brièvement présentée (§ 1) avant d’être critiquée pour son manque de réalisme (§ 2).

§ 1. Le postulat

69. Présentation. La théorie de Kelsen est foncièrement positiviste, au sens où, selon elle, le droit réside uniquement dans ce qui va être posé, dit, énoncé. En effet, la norme y est définie comme étant la signification objective d’un acte de volonté3. A l’origine de la norme se trouve donc avant tout un acte de volonté ; le droit n’existe pas naturellement, il est posé.

Par ailleurs, pour Kelsen, la validité d’une norme ne peut dépendre que d’une autre norme. Autrement dit, une norme ne peut être juridique que parce qu’une autre norme juridique l’institue. Une telle affirmation est la conséquence d’une séparation très nette entre l’être et le devoir être : le sein (être, en allemand),

1 M. TROPER, « Pour une définition stipulative du Droit », Droits, n° 10, PUF, 1989, p. 102 : « On est ainsi conduit à

rechercher une définition exclusivement stipulative, qui ne sera ni vraie, ni fausse, mais seulement opératoire pour un problème spécifique. »

2 Hans KELSEN, †1973.

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ne peut pas conduire à la normativité, le sollen (devoir être), selon la lecture faite par Kelsen de la loi de Hume1. D’un fait, il n’est pas possible de tirer une obligation, dès lors, la règle de droit posant un devoir ne peut provenir que d’une autre règle de droit. Le monde du sein est coupé du monde du sollen. Les normes produites les unes par rapport aux autres sont alors hiérarchisables eu égard à leur validité et forment une pyramide : sera en haut celle qui confère la normativité, ou plus précisément la validité, à une autre et ainsi de suite2. Il y a un enchaînement fluide de normes : une chaîne, peut-être plus qu’une pyramide.

Nous avons ainsi une théorie extrêmement rationnelle, qui se veut science du droit, détachée du contenu de celui-ci et visant à présenter théoriquement ce qu’est un système juridique. Il ne s’agit pas de décrire naïvement le droit, mais de l’ordonner de façon à satisfaire la raison, tout comme la physique ne décrit pas la nature, mais recherche derrière les phénomènes naturels des explications cohérentes.

On voit ainsi que l’objectif même de Kelsen diffère sensiblement du nôtre, qui est de décrire la réalité3. Au-delà de cette divergence, la théorie du maître autrichien sera écartée à cause de son postulat.

§ 2. La critique du postulat

70. La rançon de la pureté de la théorie : l’impasse de la norme fondamentale. Modèle de cohérence et de logique, la Théorie pure du droit ne semble critiquable que par son postulat. En effet, le point de départ même de la théorie est extrêmement contestable : à trop vouloir séparer le sein du sollen, l’être du devoir être, Kelsen est obligé d’introduire la norme fondamentale. Rappelons que toute la démonstration repose sur l’idée qu’une règle de droit ne peut provenir que d’une autre règle de droit, la juridicité d’une norme ne peut lui être conféré que par une autre norme juridique. Cependant, il est impossible

1 Ibid., p. 14. Sur cette loi, cf. supra, n° 65. Adde. A. SERIAUX, Le droit naturel, PUF, coll. Que sais-je ?, 2e éd., 1999,

p. 7 et s.

2 H. KELSEN, op. cit., p. 224 : « une norme est valable si et parce qu’elle a été créée d’une certaine façon, celle que

détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la relation en question, on peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie […]. La norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses dispositions est la norme inférieure. L’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques. »

La notion de validité semble se confondre avec l’existence de la norme chez Kelsen, avec le fait qu’une proposition soit normative. V. cependant les profondes remarques de M. VIRALLY, « Notes sur la validité du droit et son fondement (Norme fondamentale hypothétique et droit international) », Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Cujas, 1975, p. 453 et s., spéc. p. 455 et s.

3 Comp. la démarche de A. KOJEVE, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, spéc. p. 9-11 et p. 17,

démarche que l’on pourrait qualifier en partie de réaliste en ce qu’elle part de l’expérience et s’efforce de trouver une définition du droit permettant de décrire les situations qui sont habituellement perçues comme telles.

d’échapper à la régression infinie1, sauf par l’introduction d’un élément qui ne soit pas une règle de droit. C’est ce que Kelsen fait en demandant de « supposer que l’on doit se comporter conformément à cette Constitution2 », la Constitution étant la première norme, de laquelle découleront toutes les autres. Ce devoir d’obéir à la Constitution correspond à la norme fondamentale. Ce devoir n’émane pourtant d’aucune règle juridique, bien que Kelsen précise qu’il serait lui-même une norme3. Dès lors, soit il convient de revoir le postulat selon lequel une norme ne peut provenir que d’une norme, soit il convient de voir dans la norme fondamentale une fiction. Dans le premier cas, la théorie de Kelsen paraît devoir être sérieusement amendée, au point, certainement, de la dénaturer. Dans le second cas, il convient d’observer que, fondée sur une fiction, cette théorie ne saurait nous être d’un grand secours pour essayer de décrire ce qu’est réellement une règle de droit.

71. La production naturelle du droit. La critique de la norme fondamentale est-elle pertinente ? M. le Bars4 présente une objection au raisonnement qui vient d’être fait. Selon lui, la critique relative à la fictivité de la norme fondamentale « est plus qu’agaçante5 ». A le suivre, faire reposer une théorie sur une fiction n’est pas gênant puisque le droit est une fiction toute entière. L’auteur dira que le droit « tout entier n’est qu’une gigantesque fiction6 » en affirmant que dans la nature « rien n’est obligatoire, ni permis, ni interdit7. » Dans la nature, entendue peut-être restrictivement, au sens écologique, pourquoi pas, mais dans la réalité, champ dans lequel nous nous situons, puisque c’est à cela que la fiction s’oppose, force est de constater que les interdictions existent : toute

1 O. PFERSMANN, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC 2002, note 80, p.

832 : l’auteur souligne que la normativité dans la théorie pure du droit dépend des autres normes : [Nk = f (Nk-1)]. C’est

une définition récursive : la normativité de la norme de rang k est fonction de la normativité de la norme de rang k-1. Commentaire de M. Pfersmann : « Il apparaît difficile de définir la spécificité du droit uniquement par l’héritage récursif de propriétés qui demeureraient inexpliquées ». Adde. M. VIRALLY, La pensée juridique, éd. Panthéon Assas, LGDJ, coll. Les introuvables, 2010, note 12, p. XIII.

2 H. KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., p. 201.

3 Ibid., p. 200 : « Il faut de toute nécessité que cette hypothèse soit une norme, puisque seule une norme peut être le

fondement de la validité d’une autre norme : mais elle ne sera pas une norme posée par une autorité juridique, mais une norme supposée ».

4 T. LE BARS, « Positivisme, dogmatisme, réalisme et dérive de la Cour de cassation », Mélanges dédiés à la mémoire du Doyen Jacques Héron, LGDJ Lextenso éditions, 2008, p. 297 et s.

5 Op. cit., p. 302.

6 T. LE BARS, « La perte de fondement juridique en droit judiciaire privé », Le nouveau Code de procédure civile (1975-2005), dir. J. FOYER, C. PUIGELIER, Economica, coll. Etudes juridiques, 2006, note 1, p. 279. Rappr. C. PUIGELIER, « La maxime "nul n’est censé ignorer la loi" », La loi. Bilan et perspectives, dir. C. PUIGELIER, Economica, coll. Etudes juridiques, 2005, n° 54, p. 384 : « Le droit n’est-il pas que fiction, opération intellectuelle ayant pour but de régir la réalité ? Certainement. Parce qu’il a vocation à régir le passé tout en prévoyant l’avenir, le droit n’est que fiction, enveloppe conceptuelle d’une réalité passée pour régir le présent, le futur. »

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société humaine se dote de règles pour assurer son maintien1. Pour être conceptuel ou immatériel ou encore psychologique, le droit n’est pas fictif.

Peut-être l’erreur vient-elle d’une vision dichotomique de la nature : ne serait naturel, et donc non fictif, que ce qui ne serait pas fait par l’homme. Autrement dit est naturel ce qui survient indépendamment de toute action humaine. Par conséquent est fictif, ou artificiel, ce qui résulte de l’action humaine. L’argument du droit comme fiction est alors le suivant : puisque le droit résulte de l’activité humaine, qu’il est créé par l’humain, il est fictif.

Il est possible de répondre à cet argument en précisant ce qu’il convient d’entendre par nature. La distinction entre le naturel et l’artificiel doit être précisée, pour inclure une troisième catégorie. Il existe des choses qui sont faites naturellement par l’homme, mais pas à dessein. L’homme peut agir, mais naturellement, et pas seulement pour construire quelque chose d’artificiel, qui n’aurait d’autre fondement que sa volonté. Se nourrir, se reproduire, penser, discuter sont des activités humaines, qui n’ont rien d’artificiel. Ainsi, le droit, selon l’adage ubi societas ibi jus2, semble être produit naturellement par l’homme : le phénomène juridique n’est pas issu d’un acte délibéré de sa volonté. A cet égard, on a pu parler de la vie sociale comme étant une « nécessité ontique naturelle donnée3 », et ainsi en irait-il du droit. L’affirmation de Mme Schnapper est à cet égard aussi simple que lumineuse : « la normativité fait partie de la condition humaine4. »

On pourrait opposer à ce propos la vision d’Aristote à celle des penseurs du contrat social5. Aristote voyait dans l’homme un être naturellement social, politique, d’où dériverait, certes par un acte humain, le phénomène juridique. En revanche, pour les tenants du contrat social l’homme est parfaitement isolé à

1 F. TERRE, « Le peuple seul créateur de la norme », Le peuple et l’idée de norme, dir. P. MAZEAUD, C. PUIGELIER,

Editions Panthéon-Assas, coll. Académie, 2012, p. 23 : « Si rudimentaires que puissent être les normes, [le juriste] observe qu’il n’existe pas de société sans normes, si informulées – règles ou jugements – et si mélangées soient-elles dans l’inconscient du groupe. »

2 « Pas de société sans droit. » Cf. H. ROLAND,L.BOYER,Adages du droit français, Litec, 4e éd., 1999, n° 454, p. 921

et s.

3 G. KALINOWSKI, « Théorie, métathéorie ou philosophie du droit », APD, t. 15, 1970, p. 183. Selon le même auteur,

« l’homme ne s’est pas fait être social, il est ainsi fait », op. cit., loc. cit. Rappr. F. A. HAYEK, « Le résultat de l’action humaine mais non d’un dessein humain », Essais de philosophie, de science politique et d’économie, trad. C. Piton, Les belles lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, 2007, p. 170 : « Les positivistes ne comprenaient plus qu’une chose pouvait être donnée objectivement bien qu’elle ne fît pas partie de la nature matérielle, mais qu’elle était le résultat de l’action des hommes ; ni que le droit pouvait être un objet de science uniquement dans la mesure où au moins une de ses parties était donnée indépendamment de la moindre volonté humaine. » – R. LIBCHABER, L’ordre juridique et

le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, Lextenso éditions, 2013, n° 148, p. 194 :

« Car à la lettre, l’ordre juridique n’est ni naturel ni artificiel. Il n’est pas naturel car il a évidemment été créé par l’homme, sans exister au préalable dans la nature : les institutions comme les fictions qui le constituent sont humaines, et il n’est pas possible de penser que l’ordre ait pu préexister au développement social. Mais s’il n’est pas naturel, il n’est pas davantage artificiel au sens où il n’a pas été conçu en suivant une idée directrice qui ait guidé son épanouissement. »

4 D. SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, Gallimard, coll. nrf essais, 2014, p. 236. 5 On pense ici en particulier à Thomas HOBBES (†1679) et à Jean-Jacques ROUSSEAU (†1778).

l’origine : pour Hobbes, « l’homme est par nature aussi sauvage que les animaux les plus farouches1. » Ainsi, c’est à dessein, motivé il est vrai par l’instinct de conservation, que l’homme serait passé de l’état de nature à l’état social. Ce passage est effectué par une convention : le contrat social. La vision du Stagirite paraît bien plus conforme à la réalité en ce qui concerne l’apparition du droit, qui, s’il est un phénomène proprement humain, à l’instar du langage, n’en devient pas une fiction pour autant.

72. La fictivité du droit conçu comme émanant d’une volonté. C’est dire que l’idée d’un droit créé à dessein, c’est-à-dire l’idée d’un droit résultant d’un projet et d’une volonté, nous paraît critiquable, car peu conforme à la réalité2. Il semble en effet difficile de soutenir que le droit est né du cerveau d’un inventeur génial. La théorie de Kelsen paraît tomber sous le coup de cette incrimination. Comme le relève M. Libchaber, « il reste que la Théorie pure du droit est une construction intellectuelle, un modèle qui ne peut prétendre rendre compte du réel. Sa grandeur conceptuelle, qui constitue aussi bien sa limite, consiste à essayer de penser le droit dans son entier, comme s’il était organisé par une volonté centrale. Or celle-ci n’existe pas dans l’édiction du droit, et aucun organe de contrôle ne peut tenter de s’y substituer, si haut placé soit-il3. »

Par conséquent, le droit n’est pas une fiction et la critique relative à la norme fondamentale peut apparaître pertinente4.

1 E. BREHIER, Histoire de la philosophie, PUF, coll. Quadrige manuels, 2e éd., 2012, p. 848.

2 Pour un développement de ces critiques : cf. X. DIJON, « Le regard du jusnaturaliste : la nature humaine, source du

droit », Les sources du droit revisitées, vol. 4, théorie des sources du droit, dir. I. HACHEZ et alii, Facultés universitaires Saint Louis, 2012, p. 828 et s., spéc. p. 834-835 : « En sa "naissance", en effet, l’être humain n’est pas cet individu asocial qui devrait défendre ses droits personnels contre les présences plus ou moins menaçantes d’autrui, il est cet enfant né d’un lien naturel entre l’homme et la femme, et qui se prolonge dans le rapport noué avec les autres descendants de ce couple. Cette fraternité première montre que d’emblée, l’homme est lié à l’homme. Dès lors, il ne doit pas inventer de toutes pièces dans un quelconque artifice contractuel ce lien social qui constituera la source du droit (ubi

societas, ibi jus) ; ce lien est déjà là, non seulement comme ce qui est, mais encore comme ce doit être. Alors que contrat

social et Grundnorm ont soigneusement dissocié les deux registres du Sein et du Sollen pour que le droit soit pur acte de la volonté autonome, l’attention aux naissances (et à la fraternité qu’elles impliquent) place d’emblée le droit (naturel) en-deçà de cette dichotomie : la fraternité qui doit être s’impose à partir de ce qui est. »

3 R. LIBCHABER, « L’impossible rationalité de l’ordre juridique », Etudes à la mémoire du professeur Bruno Oppetit,

LexisNexis, 2010, p. 519. Adde. F. A. HAYEK, Droit, législation et liberté, trad. R. Audouin revue par Ph. Nemo, PUF, coll. Quadrige-Grands textes, 2007, note 1, p. 420 : « La "pure théorie du droit" est ainsi l’une de ces pseudo-sciences comme le marxisme ou le freudisme, que l’on représente comme irréfutables parce que toutes leurs affirmations sont vraies à raison des définitions posées, mais ne nous disent rien de ce qui est de fait. » ; M. VIRALLY, « Notes sur la validité du droit et son fondement (Norme fondamentale hypothétique et droit international) », Recueil d’études en

hommage à Charles Eisenmann, Cujas, 1975, p. 453 et s., not. p. 459 : « Sans entrer dans une critique détaillée du

concept même de "norme hypothétique" comme fondement de la validité du droit positif, force est de constater qu’il n’y a guère plus ici qu’une explication purement verbale d’un phénomène incompréhensible pour qui pose en axiome la séparation radicale du Sein et du Sollen, puisque le mécanisme de la coutume semble faire jaillir le droit de simples faits. La norme "supposée" vient, à point nommé et sous forme d’hypothèse indémontrable, sauver la théorie menacée par ce que révèle l’observation. »

4 Précisons que les propos tenus ne valent que pour l’existence du droit, voire pour l’existence des règles de droit. La

question du contenu, librement déterminable ou non, de la règle de droit est différente. Comp. M. VIRALLY, « Notes sur la validité du droit et son fondement (Norme fondamentale hypothétique et droit international) », op. cit, loc. cit. Sur la

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73. Conclusion de la section. La théorie de Kelsen est donc visiblement fondée sur une fiction qu’est la norme fondamentale. Puisque nous cherchons à décrire la règle de droit en tant que phénomène, et que le droit ne nous paraît pas être totalement une fiction, il est évident que s’appuyer sur une fiction ne paraît pas être de bonne méthode. Le normativisme kelsénien ne cherchant pas à décrire la réalité, il doit être écarté. C’est pourquoi il convient de se tourner vers les théories soucieuses de réalisme.

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