• Aucun résultat trouvé

Partie I – Les présupposés de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 3. Le choix du critère de la justiciabilité

B. Objection quant au rôle du juge

125. Présentation de l’objection. Après avoir envisagé l’objection tenant à l’absence de juge, il faut envisager celle relative à la toute puissance du juge. En effet, faire de la justiciabilité le critère de la juridicité ne revient-il pas à concentrer les sources du droit entre les mains du juge ? On pourrait alors reprocher à la justiciabilité de réduire le droit à un droit judiciaire, de n’élaborer qu’une variété de réalisme juridique. Si l’on voulait être cohérent avec le critère de la justiciabilité, ne faudrait-il pas admettre que si le juge est le critère du droit, alors dès que le juge refuserait d’appliquer une règle, elle ne serait pas juridique ?

La question qui est posée est donc la suivante : peut-on affirmer, comme nous le pensons, que l’intervention du juge est bien le critère de la juridicité, sans pour autant être obligé d’en déduire qu’il n’est de droit que ce que dira le juge ? La réponse est déterminante, en ce qu’elle nous permettra d’élaborer une méthode afin de pouvoir dire si, aujourd’hui, en France, la jurisprudence est source du droit ou non.

126. Confusion du juge et de la jurisprudence. Il est possible, tout d’abord, de répondre que l’objection faite confond en réalité deux choses. Elle confond la place du juge, que nous avons érigé en marqueur de la juridicité, et la place des sources du droit au sein d’un système juridique donné. Ainsi, dire que le phénomène juridique apparaît avec l’intervention du juge, ne revient absolument pas à dire que la seule règle de droit alors envisageable soit jurisprudentielle. Si toute règle de droit a vocation à être utilisée par un tiers impartial pour trancher un litige, cela ne signifie pas que seul ce qui est énoncé par ce tiers est juridique. Si le

1 Sur la question, cf., P. DEUMIER, « Incompatibilité entre loi antérieure et Constitution : conflit hiérarchique ou

conflit chronologique ? », RTD civ. 2006, p. 75 et s. Le Conseil d’Etat a procédé à une telle abrogation, la Cour de cassation a refusé.

juge est l’essence du phénomène juridique, l’existence de ce phénomène ne se limite pas au juge.

Autrement dit, l’intervention du juge ne suffit pas à transformer toutes les règles de droit en jurisprudence (lorsque le juge applique la loi, elle reste une loi) ; tout comme le refus du juge d’appliquer la loi, par exemple, ne suffit pas à disqualifier celle-ci, à la bouter hors du champ du juridique. Comment est-ce possible ? Quel est le lien entre le juge et les différentes règles de droit qu’il devrait appliquer ?

127. Normes primaires et normes secondaires. Le lien entre le juge et les sources du droit doit être approfondi en développant les propos des professeurs Ost et van de Kerchove qui envisagent précisément l’objection1. Les deux auteurs belges s’appuient, pour y répondre, sur les travaux d’un philosophe du droit anglais déjà mentionné, Hart2. Ils rappellent à cet effet que le juge, lorsqu’il cherche à résoudre un litige, est guidé par divers critères préétablis, relevant de ce que Hart a appelé une « règle de reconnaissance ». Il importe de justifier le recours à ces règles de reconnaissance avant d’en préciser le contenu.

Dans son ouvrage relatif au concept de droit3, Hart distingue les normes primaires des normes secondaires. Les normes primaires sont des ordres, elles posent des devoirs : ce sont de purs commandements. Les normes primaires « prescrivent à des êtres humains d’accomplir ou de s’abstenir de certains comportements, qu’ils le veuillent ou non4. » Or, un système constitué uniquement de normes primaires est affecté de trois défauts : il est incertain, statique et inefficace5. En l’absence de normes secondaires, comment savoir que ce qui a été dit par une personne est bien un ordre à respecter ? Comment changer cet ordre ? Comment faire respecter l’ordre donné ? Par exemple, le commandement qui impose de ne pas traverser lorsque le feu est rouge, peut être adressé par un parent à son enfant. Comment savoir alors si l’ordre a vocation à devenir un ordre concernant l’ensemble des citoyens ? De plus, comment modifier cet ordre pour finalement décider que ce n’est pas au rouge mais au bleu indigo qu’il ne faut pas traverser ? Enfin, ne serait-il pas plus efficace de dire qu’en cas de traversée interdite, une sanction pécuniaire s’appliquera ?

1 F. OST, M. van de KERCHOVE, « "juris-dictio" et définition du droit », Droits, n° 10, PUF, 1989, p. 53 et s., spéc. p.

56 et s.

2 Herbert Lionel Adolphus HART, †1992.

3 H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Facultés universitaires Saint-Louis, 2e éd., 2005. 4 H. L. A. HART, Le concept de droit, op. cit., p. 101.

- 96 -

C’est pour répondre à ces questions qu’existent dans un système juridique des règles secondaires. Comme l’explique Bobbio, les normes secondaires « sont introduites pour porter remède à un ordre primitif et pré-juridique incertain, statique, et inefficace, composé uniquement de normes primaires1 ». Pour remédier au caractère incertain, sont introduites des règles de reconnaissance. Pour pallier le caractère statique, sont introduites des règles de changement. Pour obvier à l’inefficacité, sont introduites des règles de décision, dites également de sanction.

La règle de reconnaissance intervient donc pour obvier à l’incertitude d’un système qui ne connaîtrait que des règles primaires : la règle de reconnaissance « déterminera un ou plusieurs traits qui peuvent être considérés comme indiquant d’une manière positive et décisive que la règle visée qui les possède, constitue bien une règle du groupe, et qu’elle devra être soutenue par la pression sociale exercée par ce groupe2. » Ainsi, dans notre exemple, c’est la règle de reconnaissance qui permet de dire si l’interdiction de traverser au rouge est une règle de droit ou un simple conseil donné par un parent à son enfant.

128. Compatibilité de l’existence des normes secondaires et du critère de la justiciabilité. Un système, que l’on voudrait juridique, doit-il nécessairement être doté de normes secondaires ? La réponse se révèle affirmative. La distinction entre les règles primaires et secondaires invite à distinguer les systèmes simples des systèmes complexes. Les systèmes simples sont composés uniquement de normes primaires. Dans les systèmes complexes, existent en plus des normes sur les sanctions et sur la production juridique3 : qui peut poser des règles de droit, comment etc. Or, l’ordre juridique est un système complexe typique4. Comme le précisent MM. Ost et van de Kerchove, « l’indice le plus sûr de juridicité d’un système normatif est l’apparition en son sein de normes "secondaires" – règles de reconnaissance, de changement et de sanction – supposant nécessairement la mise en place d’un dispositif institutionnel et notamment judiciaire5 ». Il n’y a donc rien d’artificiel à faire appel à ces règles de reconnaissance6 et la théorie de Hart n’entre nullement en contradiction avec ce qui a pu être dit du juge, essence du phénomène juridique.

1 N. BOBBIO, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et secondaires », La règle de droit, Etudes publiées par

Ch. Perelman, Travaux du centre national de recherches de logique, Bruylant, 1971, p. 109.

2 H. L. A. HART, op. cit., p. 114. 3 N. BOBBIO, op. cit., p 115, n° 6. 4 Ibid., p. 119, n° 8.

5 F. OST, M. van de KERCHOVE, « "Juris-dictio" et droit », Droits, n° 10, PUF, 1989, p. 56 :

6 MM. Hart et Bobbio font appel à ce concept pour montrer comment un ordre juridique tient à garder son efficacité.

Précisons que vouloir un système efficace ne revient pas à dire que la condition d’existence d’un de ses éléments soit l’efficacité.

129. Concept de règle de reconnaissance. Dès lors, en quoi consiste plus précisément le concept de règle de reconnaissance ? L’idée est la suivante : le juge n’est pas isolé, il fait partie d’un système. Par conséquent, qui décide qu’une règle est juridique ou non, qu’une règle a vocation à trancher des litiges ou non ? La question posée est celle de la reconnaissance des règles de droit. Or, il apparaît que, au quotidien, dans la manière dont le système juridique fonctionne, le juge n’est pas le seul à pouvoir décider qu’une règle a vocation ou non à trancher des litiges.

Selon Hart, « la règle de reconnaissance n’existe que sous la forme d’une pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères. Son existence est une question de fait1 ». Comme l’explique Oppetit, la règle de reconnaissance repose « sur un fait empirique, le consensus normatif, en quelque sorte, des destinataires de la norme primaire2. » Autrement dit, pour savoir si une règle a vocation ou non à être utilisée par le juge, il convient de regarder ce qu’en pensent les tribunaux, mais également les fonctionnaires et les simples particuliers.

Une règle de reconnaissance actuelle, et évidente, pourrait être formulée de la sorte : « ce que le Parlement français édicte constitue du droit ». En effet, la règle qui a fait l’objet d’un vote du Parlement, et qui est par la suite promulguée et publiée, mérite d’être respectée par tous. Il n’est en effet pas niable qu’un consensus existe concernant la loi en France. Dès lors, si l’ensemble, ou du moins une grande partie, des personnes intéressées (tribunaux, membres des administrations, simples particuliers) estime qu’une règle précise est juridique, qu’elle doit être appliquée pour trancher un litige, alors elle est juridique, quand bien même le juge refuserait de l’appliquer. Ainsi, en s’appuyant sur le critère de la justiciabilité et sur les règles de reconnaissance, il est possible de dire que la règle de droit est la règle qui a vocation à être appliquée par le juge pour trancher un litige.

130. Exemple de l’abrogation par désuétude. Si la reconnaissance est évidente pour la loi en principe, il n’en est pas forcément de même pour la loi

1 H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Facultés universitaires Saint-Louis, 2e éd., 2005, p.

129.

2 B. OPPETIT, Philosophie du droit, Dalloz, coll. Précis, 1re éd., 1999, n° 43, p. 64. Adde. pour un approfondissement

de la notion, notamment au regard du soft law : Ph. GERARD, « Les règles de reconnaissance et l’identification des normes juridiques valides », Les sources du droit revisitées, vol. 4, théorie des sources du droit, dir. I. HACHEZ et alii, Facultés universitaires Saint Louis, 2012, p. 19 et s.

- 98 -

désuète, pour la coutume ou pour la jurisprudence. En ce domaine de la juridicité, tout est question de degrés. C’est pourquoi Hart, à propos des règles de reconnaissance, parle de « pratique complexe, mais habituellement concordante ». Si un unique juge refuse une seule fois d’appliquer une règle que tout le monde considère comme juridique, alors elle le demeure. En revanche, si les membres des administrations, les justiciables et les juges voient dans une loi, lato sensu, une règle désuète, alors il devient difficile d’y voir une règle juridique. On peut se souvenir à ce titre de l’ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800) qui « visait avant tout à limiter l'accès des femmes à certaines fonctions ou métiers en les empêchant de se parer à l'image des hommes1 », c’est-à-dire de porter un pantalon. Il n’a pas même été jugé utile, par le législateur, d’abroger le texte tant sa désuétude et son absence de conformité au principe d’égalité entre les hommes et les femmes sont patentes2.

131. Une méthode pour apprécier la juridicité d’une règle. L’existence des règles de reconnaissance permet de répondre à la question posée par Mme Deumier, qui s’interroge sur la pertinence du critère de la justiciabilité. En effet, selon l’auteur, la justiciabilité « ne fait finalement que renvoyer à la question, non résolue, entre les mains du juge : selon quels critères devra-t-il, à son tour, identifier une règle positive3 ? »

1 Réponse du Ministère des droits des femmes publiée dans le JO du Sénat du 31/01/2013, p. 339. 2 Cf. Réponse du Ministères des droits de femmes préc.

Pour un exemple « d’entrée » puis de « sortie » d’une règle de l’ordre juridique, on peut se rapporter à l’exemple de la

Common law fédérale aux Etats-Unis. Cf. Cour suprême des Etats-Unis, 25 avr. 1938, Erie Railroad Co. v. Tompkins ; E.

ZOLLER, Les grands arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, Dalloz, coll. Grands arrêts, 1re éd., 2010, n° 16 ; A. TUNC, « L’application du droit des Etats par les juridictions fédérales des Etats-Unis (Erie Railroad Co. v. Tompkins) »,

RIDC 1951, vol. 3, p. 5 et s. ; R. DAVID,C. JAUFFRET-SPINOSI, Les grands systèmes de droit contemporain, Dalloz, coll. Précis, 11e éd., 2002, n° 330 et s., p. 313 et s.

Pour un exemple d’entrée progressive de règles dans notre ordre juridique, voir la jurisprudence relative à la Convention de New-York du 26 janvier 1990. Cf. Cass. 1re civ., 10 mars 1993, Bull. civ., n° 103 ; 2 juin 1993, Bull. civ.

n° 195 et 15 juill. 1993, Bull. civ. n° 259, refusant d’accorder un effet direct à cette convention, puis Cass. 1re civ., 18

mai 2005, Bull civ. n° 212 et 14 juin 2005, Bull. civ. n° 245 revenant sur ce point. Selon le Rapport annuel de 2005, p. 415 : « Pour majeur qu’il puisse paraître, le revirement opéré par la première chambre civile ne concerne que deux des dispositions de la Convention. Il consacre le respect du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit être une considération primordiale (article 3.1), ainsi que la possibilité qui lui est donnée d’exprimer librement son opinion dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant (article 12.2). » En plus de ces deux articles, la Cour de cassation accorderait un effet direct aux articles 6, 7, 19, 20.3, 29 et 40 (A. BATTEUR (dir.), Les grandes décisions du

droit des personnes et de la famille, dir., LGDJ, Lextenso éditions, 2012, n° 56, p. 78). Pour une explication quant au

refus de faire produire effet à la Convention de New-York en 1993 : G. CANIVET, « Activisme judiciaire et prudence interprétative », APD, t. 50, Dalloz, 2007, p. 13 : « Il peut arriver que le refus de reconnaître un effet utile à un texte soit paradoxalement inspiré par la volonté de ceux qui l’ont rédigé. Par exemple, lorsque la Cour de cassation a jugé, dans une première série d’arrêts, que la Convention de New-York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l’enfant n’avait pas effet direct, elle savait, selon plusieurs délégations gouvernementales ayant participé à la rédaction de ce texte, que les Etats parties s’étaient accordé pour considérer que celui-ci ne serait pas une source de droits subjectifs au profit des particuliers. »

3 P. DEUMIER, Le droit spontané. Contribution à l’étude des sources du droit, Economica, coll. Recherches juridiques,

On sait désormais que, pour savoir si une règle est juridique ou non, ce qui revient à se demander si elle a vocation à servir de fondement à la décision d’un juge, il convient de regarder ce qu’en dit l’ensemble des acteurs mentionnés ci- dessus : les fonctionnaires, les tribunaux et les simples particuliers. Pour simplifier, afin de savoir si une règle doit être appliquée ou non par le juge, il conviendrait de regarder comment se comportent le législateur, les juges et les justiciables à l’égard de cette règle. C’est à ce travail que nous nous livrerons concernant la jurisprudence, afin de savoir si elle est source du droit ou non, une fois précisé le concept de règle.

- 100 -

Outline

Documents relatifs