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Présentation de la théorie réaliste de l’interprétation 85 Comme son nom l’indique, la théorie réaliste de l’interprétation est

Partie I – Les présupposés de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 2. Le rejet des théories réalistes

A. Présentation de la théorie réaliste de l’interprétation 85 Comme son nom l’indique, la théorie réaliste de l’interprétation est

une théorie réaliste (1), et une théorie de l’interprétation (2).

1. Une théorie réaliste

86. Réalisme juridique et sources du droit. La théorie réaliste de l’interprétation est avant tout une théorie réaliste. Il convient de préciser ce qui est désormais entendu par ces termes1. Le réalisme juridique est couramment résumé à la phrase du juge fédéral Holmes2 : « la prévision de ce que les juges feront en fait, c’est ce que j’entends par droit, et rien d’autre ». Puisque c’est le juge qui décide en dernier recours, seule sa parole importe ; il est la bouche non de la loi, mais de tout le droit, et lui seul a voix au chapitre. Il existe un lien entre le réalisme et les

1 Comp. les différents courants rangés par Roubier sous le titre consacrés aux principaux courants réalistes au XIXe

siècle : P. ROUBIER, Théorie générale du droit, op. cit., n° 18, p. 149 et s.

2 « The propheties of what the courts will do in fact and nothing more pretentious are what I mean by the law ».

Collected Legal Papers, 1920, p.173. Cité, entre autres, par J. CARBONNIER, Sociologie juridique, PUF, coll. Quadrige, 2e éd., 2004, p. 328. On ne saurait imputer cependant à Holmes une quelconque parenté avec la théorie réaliste de

l’interprétation puisque selon E. LAMBERT, Le gouvernement des juges, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2005, p. 64 : « les protestations réitérées du juge Holmes, contre la tendance trop marquée du judiciaire à substituer ses vues de politiques sociale et économique à celles du législateur, ont exercé quelque influence sur la jurisprudence de la Cour suprême fédérale et réussi à y provoquer au moins quelque flottement. »

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théories historique et du droit libre, outre leur volonté de décrire un phénomène et de rendre compte de la réalité : c’est le problème de la distinction entre ce qui persuade le juge et ce qu’il doit prendre en compte, de la différence entre les sources formelles et les sources matérielles.

87. Exemple : l’influence du droit comparé. Il importe de revenir, via un exemple, sur cette distinction afin d’éclairer le rapport qu’entretient le réalisme avec les sources du droit et le pouvoir des juges. Pour les réalistes, tout ce qui influence le juge est du droit, mais seul ce qui influence le juge est du droit. L’enjeu attaché à la distinction entre les sources formelles et les sources matérielles est parfaitement mis en lumière par le débat concernant le rôle du droit comparé aux Etats-Unis. La Cour suprême a utilisé le droit comparé, d’abord dans les notes, puis dans les arrêts1 où les éléments de droit étranger sont passés dans le texte. Les partisans du droit comparé « soulignent que le droit étranger est utilisé comme source d’inspiration, et non pas comme source formelle du droit2 ». Ce à quoi les opposants au droit comparé répondent que l’« inspiration ne peut pas être distinguée nettement des sources du droit propre : si les juges reconnaissent une valeur persuasive aux décisions étrangères, ils leur donnent la force d’une source de droit effective3 ». Or, les tribunaux étrangers n’ont pas de légitimité à l’égard du peuple américain4. Il conviendrait donc que le juge ne face aucune référence, ni même aucune recherche concernant l’état du droit à l’étranger sur la question qui lui est posée, sous peine d’être influencé.

Le débat n’est d’ailleurs pas ignoré en France, le doyen Vedel ayant pu fustiger la tentation comparatiste de la sorte : « Que le droit comparé soit invoqué au secours de la supraconstitutionnalité ne doit pas ébranler la conviction qui, jusqu’ici, a été celle du Conseil constitutionnel pour qui le législateur ne peut être approuvé ou censuré en droit que par référence à une disposition constitutionnelle écrite. Il faut se défaire de l’idée que telle ou telle théorie, telle ou telle pratique adoptée par une Cour constitutionnelle étrangère dans une démocratie parfois

1 Pour un exemple en droit français de motivation (au sens large) en grande partie fondée sur le droit comparé, v. Rapport annuel 2006, p. 411, sous Cass. Ass. plén., 7 juill. 2006, Bull. Ass. plén., n° 8 (Cesareo). On y apprend que les

juges se sont inspirés des modèles espagnol et anglais, au détriment des droits allemands et italiens, mais on ne sait pas pourquoi.

2 Cf. R. MICHAELS, « Sources du droit contemporaines aux Etats-Unis », Les sources du droit - Aspects contemporains,

Société de législation comparée, 2007, p. 105-106.

3 Ibid.

4 Sur ce débat, adde. J. ALLARD, L. VAN DEN EYNDE, « Le dialogue des jurisprudences comme source du droit.

Arguments entre idéalisation et scepticisme », Les sources du droit revisitées, vol. 3, normativités concurrentes, dir. I. HACHEZ et alii, Anthemis, 2012, p. 285 et s., spéc. p. 304 et s.

juvénile s’impose comme le dernier cri de la mode féminine lancé dans les collections de printemps1 ».

Les opposants à l’utilisation du droit comparé semblent s’inscrire dans la veine réaliste : ils contestent l’érection du droit comparé en source du droit, au seul prétexte que celui-ci est pris en compte par le juge pour fonder sa décision. Par cette seule prise en compte, le droit comparé deviendrait une source du droit national, alors qu’il s’agit évidemment de règles étrangères. La notion de source du droit est, ainsi, à la fois élargie et atrophiée. La notion de source du droit est élargie, tout d’abord, car elle intègre tout ce que va prendre en compte le juge. A tel point que « le Congrès [des Etats-Unis d’Amérique] alla même jusqu’à voter une résolution interdisant en principe aux tribunaux de fonder leurs décisions sur le droit de pays étrangers ou sur le droit international2 ». La résolution faisait suite, notamment, à une décision de la Cour suprême de 2003 s’appuyant sur la Convention européenne des droits de l’Homme pour invalider une loi texane faisant en toutes circonstances de l’homosexualité un crime.

La notion de source du droit est atrophiée ensuite, car n’est source du droit que ce que le juge prend en compte, et la décision qui en émane. Les règles élaborées en dehors, comme la loi, ne sont d’aucune utilité particulière au juge, qui se laissera guidé par sa conscience, dans le meilleur des cas. Tous les faits pouvant conduire le juge à sa décision deviennent des sources dérivées du droit, la seule source, la source originale, étant le juge.

2. Une théorie de l’interprétation

88. L’origine kelsénienne de la théorie réaliste de l’interprétation. Le courant qui incarne actuellement le mieux la pensée réaliste est la controversée3 théorie réaliste de l’interprétation4. C’est par sa vision de l’interprétation que cette

1 G. VEDEL, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, 1993/67, p. 96, cité par J. ALLARD, L. VAN DEN

EYNDE, art. préc., p. 306. Comp. CANIVET (G.), « L’influence de la comparaison des droits dans l’élaboration de la jurisprudence », Etudes offertes au professeur Philippe Malinvaud, Litec, 2007, p. 133 et s.

2 G. GUILLAUME, « L’autorité du juge en démocratie », Commentaire, n° 143, automne 2013, p. 632, 2e col.

3 Cette théorie a notamment donné lieu à un débat entre MM. Pfersmann et Troper à la RFDC. O. PFERSMANN,

« Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC 2002, p. 279 et s. (republié p. 789 et s.). Réplique de M. TROPER, « Réplique à Otto Pfersmann », RFDC 2002, p. 335 et s. Puis à nouveau O. PFERSMANN, « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à Michel Troper », RFDC 2002, p. 758 et s. La défense n’aura pas eu le dernier mot, ce qui sera à nouveau le cas lors du colloque organisé au sénat en 2006 sur l’office du juge : M. TROPER, « La liberté de l’interprète », L’office du juge, Les colloques du Sénat, 2006, p. 28 et s. puis E.PICARD, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation juridique », L’office du juge, Les colloques du Sénat, 2006, p. 42 et s.

Adde. D. de BECHILLON, « Comment traiter le pouvoir normatif du juge ? », Libres propos sur les sources du droit.

Mélanges en l’honneur de Ph. Jestaz, Dalloz, 2006, p. 29 et s.

4 Nous passons sur les courants plus modérés, comme ceux présentés dans les contributions réunies par M. Perelman

sous le titre La règle de droit, aux éditions Bruylant. Voir, en particulier, celle de M. Silance qui affirme que « la loi comporte presque toujours une règle de droit. Cependant, cette règle peut n’être révélée que par l’application qu’en fait le juge, et la règle de droit ne sera dans ce cas pas véritablement légale mais jurisprudentielle » : L. SILANCE, « La règle

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théorie se distingue des autres théories réalistes. Le point de départ de cette théorie est la critique de l’analyse kelsénienne de l’interprétation.

A propos de l’interprétation, la question que se pose Kelsen est celle de savoir si l’interprétation d’une norme est un acte de connaissance ou de volonté. En effet, chez Kelsen, la norme est la signification d’un énoncé. Dès lors, pour établir cette signification, l’interprète cherche-t-il le sens de l’énoncé, ou bien est- il libre de lui donner le sens qu’il souhaite ? S’agit-il de connaître le sens de l’énoncé, ou d’en décider le contenu ? Selon la réponse apportée à ces questions, il est possible de dire si l’organe qui doit appliquer la norme crée du droit ou non. Si, par exemple, le juge ne fait que connaître ce que veut le législateur en interprétant l’énoncé, il ne crée pas de signification, et donc, ne crée pas de norme. En revanche, s’il a ne serait-ce qu’une once de liberté, alors il a un choix, et ce choix aboutit à une part de création.

Kelsen, selon nous, reste modéré : il affirme qu’il y a un cadre1 dans lequel peut s’exercer la volonté : « dans l’application du droit par un organe juridique, l’interprétation du droit à appliquer, par une opération de connaissance, s’unit à un acte de volonté par lequel l’organe applicateur de droit fait un choix entre les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance2. » Le dernier interprète, celui dont l’interprétation ne peut être remise en cause, est l’interprète authentique. Puisque son interprétation a une part de liberté et qu’elle ne peut faire l’objet d’un recours, « l’interprétation par l’organe d’application du droit a toujours caractère authentique : elle crée du droit3 » et elle « peut aboutir à la création de normes qui sont tout à fait en dehors du cadre que constituent les normes à appliquer4. » La norme n’en sera pas moins valide, du moment que la norme supérieure qui l’habilite ne prévoit pas comme condition de validité – d’existence – une exigence de conformité.

89. Le dépassement de la pensée de Kelsen. Les tenants de la théorie réaliste de l’interprétation estiment que Kelsen n’est pas allé au bout de son

de droit dans le temps », La règle de droit, Etudes publiées par Ch. PERELMAN, Travaux du centre national de recherches de logique, Bruylant, 1971, p. 50 et s., spéc. n° 2, d. Pour une critique de l’ouvrage cf. Ch. GRZEGORCZYK, « Observations sur "La règle de droit" », APD, t. 17, Sirey, 1972, p. 437 et s. qui conclut ainsi, p. 442 : « Les théories qui se basent sur la notion d’adhésion des juges s’approchent trop du réalisme américain qui, depuis les années 40 déjà, se trouvent pratiquement rejeté dans la théorie du droit. »

1 H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, LGDJ, Bruylant, coll. La pensée juridique, 1999., p. 340 : «

La création de l’acte de droit à l’intérieur du cadre de la norme juridique à appliquer est libre, c’est-à-dire placée dans le pouvoir discrétionnaire de l’organe appelé à faire l’acte. » C’est nous qui soulignons.

2 Ibid. 3 Ibid.

raisonnement. L’interprétation authentique étant insusceptible de recours, la liberté de l’organe est totale. Son interprétation est purement un acte de volonté, elle ne saurait être un acte de connaissance. L’interprète est donc le véritable auteur de la norme.

Par ailleurs, le raisonnement se fonde également sur la définition de la norme donnée par Kelsen. La norme étant la signification objective d’un acte de volonté, « on ne saurait donc interpréter une norme, parce qu’on ne peut déterminer la signification d’une signification1. » A suivre les réalistes, il existerait donc un texte, un énoncé, qui est une sorte de coquille vide, qu’il appartient de remplir en lui donnant une signification. Seule cette signification mérite le titre de norme. Ce qu’il est impossible de faire, c’est de donner une signification à cette signification. Autrement dit, il est impossible d’interpréter une interprétation. Par conséquent, comme les interprétations ne peuvent pas s’accumuler, seul celui qui a le dernier mot crée la norme. Dès lors, « déterminer la signification de ces énoncés, c’est donc […] déterminer les normes qu’ils sont supposés exprimer. On revient ainsi à la théorie réaliste : c’est l’interprète qui est le véritable auteur de la loi2. » Voilà en substance le postulat de la théorie réaliste de l’interprétation. Elle a par la suite été perfectionnée.

B. Le perfectionnement de la théorie réaliste de

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