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L’obéissance aux règles de droit De manière générale, il est permis de penser la chose suivante : que les théories réalistes, y compris la théorie des

Partie I – Les présupposés de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 2. Le rejet des théories réalistes

C. Les excès de la théorie réaliste de l’interprétation

98. L’obéissance aux règles de droit De manière générale, il est permis de penser la chose suivante : que les théories réalistes, y compris la théorie des

trois plans, expliquent les dysfonctionnements de l’ordre juridique, tant mieux ; qu’elles en fassent leur fondement, c’est plus contestable. Comme a pu le souligner Cardozo, « le Droit et l’obéissance au Droit sont des faits dont nous éprouvons tous, par notre expérience quotidienne, qu’ils existent. Si le résultat d’une définition est de les faire apparaître comme une illusion, tant pis pour la définition ; nous devons l’élargir jusqu’à ce qu’elle permette de rendre compte de la réalité. […] Il existe sans aucun doute un champ dans lequel le jugement judiciaire n’est pas entravé par des principes fixes. […] Mais il ne faut pas que ces exemples occasionnels et relativement rares occultent les cas innombrables où il n’existe ni obscurité, ni conflit de règles, ni occasion pour un conflit de sentences1. » Il serait possible de multiplier les exemples d’allégeance à la loi des différentes juridictions françaises. Ainsi, le fait même que la Cour de cassation formule dans ses rapports annuels des suggestions de réformes de la loi manifeste qu’elle se sent liée par la législation : si tel n’était pas le cas, elle opérerait ces changements elle-même2.

1 Cf. B. N. CARDOZO, La nature de la décision judiciaire, trad. G. Calvès, Dalloz, coll. Rivages du droit, 2011, p. 85-

86. Adde. R. LIBCHABER, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, Lextenso éditions, 2013, n° 65, p. 75 : « le réalisme laisse d’autant plus incertain qu’on ne jurerait pas que le juge se sente aussi souverain que la théorie le présente. Pour être plus précis, il convient de dissiper une ambiguïté de cette vision du réalisme : s’il examinait le travail concret du juge, il serait un sociologisme davantage qu’une théorie du droit. S’il prétend l’être, c’est parce qu’il raisonne à partir des besoins et de l’activité d’un juge abstrait, sans trop se préoccuper de savoir ce qui se passe dans la réalité. Singulier réalisme que cette indifférence aux réalités, que cet irréalisme ! » ; G. DEDEURWAERDER, Théorie de l’interprétation et droit fiscal, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de thèses, 2010, n° 7, p. 8 et n° 89 et s., p. 87 et s.

2 Il faut concéder que si le législateur reste trop longtemps sourd à la suggestion, alors la Cour de cassation opère elle-

même le changement. Cf. Ph. MALAURIE, P. MORVAN, Introduction au droit, Defrénois, Lextenso éditions, 5e éd., 2014, n° 395, p. 324-325.

Sur le refus de prendre en compte la désuétude de la loi : Cass. civ. 25 janv. 1841, S. 1841, 1, 105 ; Cass. req. 16 nov. 1841, S. 1842, 1, 128, cités par A. Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé, LGDJ, 1932, n° 316, p. 337. Comp. P. DEUMIER, « Les règles de droit obsolètes et le juge », RTD civ. 2005, p. 78 et s., qui distingue désuétude et obsolescence et cite Cass. civ., 7 mai 1839, S. 1839, 1, 353 comme arrêt manifestant le choix d’appliquer la loi, même désuète. Adde. Cass. civ. 20 févr. 1838, Bull. civ. n° 30, cité par F. BERENGER, La motivation des arrêts de la Cour de

cassation – De L’utilisation d’un savoir à l’exercice d’un pouvoir, PUAM, 2003, note 2, p. 12 : « il n’appartient pas aux

tribunaux, dont le devoir est de veiller à la conservation des droits des mineurs, comme d’appliquer religieusement les lois, de chercher à corriger les prétendus inconvénients qui découleraient, selon eux, de leur exacte application ». V. encore : Rapport annuel 2002, p. 404 ; Rapport annuel 2010, p. 371. V. égal. les nombreux exemples donnés par O. SALVAT, Le revirement de jurisprudence. Etude comparée de droit français et de droit anglais, thèse dactyl., 1983, qui relèvent les cas où les juges refusent d’opérer un revirement de jurisprudence, reconnaissant que la modification incombe au législateur. V. encore M. SALUDEN, Le phénomène de la jurisprudence : Etude sociologique, thèse dactyl., 1983, p. 87 et s. et p. 118 et s., où l’enquête sociologique révèle le respect des juges envers la loi, qu’ils soient du fond ou de cassation.

Pour le Conseil constitutionnel : Décision n° 2010-39 QPC du 06 oct. 2010 (adoption au sein du couple homosexuel au regard de l’article 365 du Code civil) ; Décision n° 2010-92 QPC du 28 janv. 2011 (mariage homosexuel), avec son corollaire en matière de contrôle a priori : décision n° 2013-669 du 17 mai 2013 (not. considérant n° 22). Dans ces

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99. L’existence du droit en dehors du juge. Rappelons enfin que ce n’est pas parce que le juge, ou l’interprète authentique, ne s’est pas prononcé, qu’il n’y a pas de droit sur la question1. La règle de droit qui serait appliquée spontanément par les citoyens n’en demeure pas moins une règle de droit. Peu importe alors que l’on considère que c’est une règle inutile ou au contraire que l’on y voie une règle parfaite, car acceptée par tous.

Ainsi, la théorie réaliste de l’interprétation, en se focalisant sur le juge, ne semble pas à même de pouvoir rendre compte du fonctionnement normal du système juridique, sauf à introduire les contraintes juridiques qui permettent en effet de resituer le juge dans son environnement. Un défaut demeure cependant : tout comme les courants historiques et sociologiques, cette théorie ne semble pas à même de renseigner sur ce qu’est le droit.

2. Une théorie inutile

100. L’interprétation authentique. La théorie réaliste paraît en outre être inutile, dans la mesure où elle ne peut renseigner sur la spécificité du droit. En effet, selon cette théorie, deux critères sont nécessaires pour qu’une interprétation soit authentique : il faut qu’elle provienne d’un organe d’application et que l’acte d’interprétation entraîne des effets dans l’ordre juridique2. Ces deux critères doivent être examinés.

101. L’organe d’application. En premier lieu, on ne trouve pas de définition de ce qu’est un organe d’application. La théorie réaliste renvoie à des données intuitives, l’organe d’application serait autopoïetique3. Le problème est

décisions, il est rappelé qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur Adde. pour un renvoi similaire au législateur en matière d’expertise génétique post-mortem : Cons. const., décision n° 2011-73 QPC du 30 sept. 2011.

Sur la distinction entre désuétude et obsolescence, adde. D. GUTMANN, Dictionnaire de la culture juridique, dir. D. ALLAND, S. RIALS, Lamy, PUF, 2003, v° Temps.

1 E. PICARD, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation juridique », L’office du juge, Les colloques du Sénat, 2006,

p. 71 : « S’il n’y a pas de norme avant la commission d’une infraction parce que la loi qui la prévoit n’aura pas encore été interprétée-édictée pour le cas donné, faudra-t-il condamner la personne qui l’a enfreinte et violer par le fait même le principe nullum crimen sine lege (ou l’interpréter librement d’une façon telle qu’il n’apparaisse pas violé) ou faudra-t-il, pour le respecter, ne plus condamner personne parce que, selon la théorie, la norme qui devait incriminer n’a pas encore été arrêtée ? » Adde. B. N. CARDOZO, La nature de la décision judiciaire, trad. G. Calvès, Dalloz, coll. Rivages du droit, 2011, p. 85.

2 M. TROPER, « Pour une théorie juridique de l’Etat », PUF, coll. Léviathan, 1994 p. 305 et s. Une disposition « ne

saurait avoir la signification objective d’une norme que si l’ordre juridique attache à sa violation certaines conséquences de droit. Or c’est précisément l’interprétation qu’en donneront les organes d’interprétation qui permettra de déterminer s’il y a ou non violation et s’il y a lieu par conséquent d’appliquer les actes prévus en pareil cas ». Cité par O. PFERSMANN, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation. », op. cit., note 79, p. 831.

alors qu’il peut y avoir autant de normes posées que d’organes1. « Tout le monde peut juridiquement être auteur de tout, pourvu qu’il ait le pouvoir effectif2 ». C’est à nouveau la loi du plus fort qui triomphe.

102. Les effets dans l’ordre juridique. En second lieu, rappelons que selon M. Troper, un énoncé est normatif car il produit des effets dans l’ordre juridique. M. Pfersmann pose alors la question : qu’est-ce que l’ordre juridique ? Comment le déterminer, où le trouver, si l’ordre juridique ne se distingue en rien de la factualité des rapports de pouvoir ? D’après M. Troper, l’ordre juridique est constitué par le résultat des interprétations authentiques3. Mais, selon le même auteur, dans le même article, c’est l’ordre juridique qui permet de dire si l’interprétation est authentique ou non4. Comment l’authenticité d’une interprétation peut-elle dériver de l’ordre juridique qui constitue lui-même le résultat des interprétations authentiques ? Cela est impossible5, sauf à considérer que ce sont deux choses identiques. L’ordre juridique serait alors équivalent à l’ensemble des interprétations authentiques. Mais comment identifier alors l’ordre juridique sans recourir à l’authenticité puisque les deux seraient synonymes ? La théorie réaliste ne semble pas à même de répondre. Elle est, en ce sens, inutile : elle ne permet pas de renseigner sur ce que sont le droit et la règle de droit.

103. Conclusion de la section. Par conséquent, l’ensemble des théories cherchant à rendre compte du phénomène juridique à travers le prisme de l’effectivité, écoles historiques, sociologiques, théorie réaliste de l’interprétation, diluent tellement le droit dans le fait qu’il devient impossible semble-t-il d’en extraire la particularité. Un autre critère de la juridicité doit être recherché.

1 Ibid., p. 833.

2 E. PICARD, « Contre la théorie réaliste de l’interprétation juridique », L’office du juge, Les colloques du Sénat, 2006,

p. 61.

3 M. TROPER, « Réplique à Otto Pfersmann », RFDC, 2002 p. 337, proposition e) « Au nombre des normes ainsi créées

par les interprètes figurent celles qui fondent leur compétence. Ils sont donc les maîtres de leurs propres compétences ».

4 Ibid., proposition b) : « L’ordre juridique attache à certaines interprétations, auxquelles on donne le nom

d’ "authentiques", certains effets, notamment que le texte doit être réputé avoir la signification qui lui a été attribuée, quelle que soit cette signification, même si celle-ci est très éloignée de celle qu’on pourrait lui attribuer par ailleurs, au vu du langage employé par le texte, de ce qu’on peut connaître de l’intention de l’auteur initial du texte ou d’une donnée quelconque ».

5 O. PFERSMANN, « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie – En réponse à Michel Troper », op. cit., p.

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