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Partie I – Les présupposés de la rétroactivité jurisprudentielle

B. Une question de fait et non de droit

55. La jurisprudence source du droit en fait et non en droit. Le recours incessant, tant des praticiens que des professeurs, à la jurisprudence, devrait donc, selon certains, inciter à reconnaître en elle une création du juge. La jurisprudence

1 Ph. JESTAZ, « La jurisprudence : réflexions sur un malentendu », D. 1987, chron. p. 12, 1re col. Adde. R. LIBCHABER,

« Les articles 4 et 5 du code civil ou les devoirs contradictoires du juge civil », Le Titre préliminaire du Code civil, dir. G. FAURE et G. KOUBI, coll. Etudes juridiques, 2003, p. 155.

2 R. DAVID, C. JAUFFRET-SPINOSI, Les grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, coll. Précis, 11e éd., 2002, n°

99, p. 106 : « il faut pour avoir une vue juste de la question, s’attacher à un autre facteur, qui est l’existence et le développement des recueils ou répertoires de jurisprudence. [Ils sont] faits à l’usage des juristes de la pratique, ils ne s’expliquent que si la jurisprudence est, au sens vrai de cette expression, une source du droit ». La seule existence de ces recueils serait toutefois insuffisante : Ph. JESTAZ, « Les sources du droit : le déplacement d’un pôle à un autre », RTD

civ. 1996, p. 303 : « Certes les recueils d’arrêts foisonnent, mais [au XVe siècle] les arrêts ne sont pas motivés et du coup

ils ne sont pas commentés non plus. Il n’y a donc pas grand chose à en tirer ni pour la science juridique, ni pour une éventuelle création prétorienne, qui de fait n’aura pas lieu ou presque pas. »

3 Ph. MALAURIE, « La jurisprudence parmi les sources du droit », Def. 2006, art. 38352, p. 478.

4 S. GERRY-VERNIERES, Les « petites » sources du droit. A propos des sources étatiques non contraignantes,

Economica, coll. Recherches juridiques, 2012, n° 44, p. 52.

5 E. FISCHER-ACHOURA, « La consécration d’une conception réaliste de la norme », RRJ 2013, n° 14, p. 559.

6 H. BATIFFOL, « La règle de droit en droit international privé », La règle de droit, Etudes publiées par Ch. PERELMAN,

Travaux du centre national de recherches de logique, Bruylant, 1971, p. 215 et s., qui reconnaît que cela n’explique rien quant au statut de la jurisprudence, p. 222. Cf. égal. J. BOULANGER, « Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile », RTD civ. 1961, n° 18, p. 426.

serait ainsi, en fait, une source du droit. L’unanimité n’étant malgré tout pas acquise en doctrine1, une sorte de règle de conflit a été apportée par certains auteurs, amenés à présenter le thème de la jurisprudence de manière dichotomique. En droit, le juge ne créerait pas de règles de droit, mais, en fait, il le ferait. Pour reprendre des termes plus usités, en droit la jurisprudence ne serait pas une source du droit, en fait, elle le serait2. Esmein a ainsi soutenu que « ce débat [de la jurisprudence source du droit ou non] est sans issue, car il faut répondre non et oui, suivant qu’on se place dans le champ des idées pures ou qu’on considère la réalité des faits3. »

56. Restauration de la distinction du droit et du fait. L’opposition entre le droit et le fait est-elle insurmontable, et mérite-t-elle d’être maintenue en ces termes ? La réponse paraît devoir être négative. En effet, dire que la jurisprudence serait, selon que l’on se place du point de vue du fait ou du droit, une source du droit ou non, ne paraît pas convaincant. Ce serait un peu comme soutenir que personne ne roule à plus de cinquante kilomètres par heure en ville, puisque c’est interdit4. Si l’on veut conserver à la distinction du droit et du fait sa pertinence et sa cohérence, il serait plus juste de conclure que le juge crée des règles de droit en fait, mais que cela lui est interdit en droit. La distinction ainsi présentée permet de résoudre une contradiction qui n’est qu’apparente.

57. Exemple : l’absence de cassation pour violation de la jurisprudence. Raisonner de la sorte invite à relativiser les arguments tirés du droit positif pour savoir si le juge crée effectivement du droit ou non5. Affirmer que l’autorité de chose jugée6 et la prohibition des arrêts de règlement7 empêchent

1 Cf. L. BACH, Rép. civ. Dalloz, v° Jurisprudence, n° 45 et 46 pour voir la liste des auteurs pro et contra, M. BACH y

voyant lui-même une autorité de fait, n° 225.

2 V. par ex. : H. ROLAND, L. BOYER, Introduction au droit, Traités, Jurisclasseur, Litec, 2002, n° 987 et s.

3 P. ESMEIN, « La jurisprudence et la loi », RTD civ. 1952, p. 19. Comp. H. LANGLOIS, Essai sur le pouvoir prétorien de la jurisprudence en droit français, thèse dactyl., 1897, p. 30-31 : « Non, l’autorité judiciaire n’a aucune influence sur

l’œuvre législative ; elle n’a, d’après la constitution, aucun rôle dans la confection des lois, et les précautions sont bien prises pour qu’elle ne puisse exercer sur le droit une action indirecte, analogue à celle du magistrat romain ou des anciens Parlements. Telle est la théorie, tel est le droit : la réalité des faits répond-elle exactement à la rigueur de ce principe ? Nous ne le pensons pas, et nous espérons le démontrer dans le cours de ce travail. D’abord, il est incontestable que la jurisprudence, même dépouillée de tout droit de réglementation, constitue une puissance de fait avec laquelle il faut compter. »

4 Art. R. 413-3 Code de la route.

5 En ce sens : D. DELON, La jurisprudence source de droit, thèse dactyl., 1980, p. 18-19, qui consacre ensuite sa

première Partie à « la règle jurisprudentielle réalité de fait ».

6 Art. 1351 C. civ. : « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. »

7 Ar. 5 C. civ. : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes

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toute création jurisprudentielle peut paraître non seulement erroné en droit1, mais, en outre, n’est qu’assez peu pertinent pour savoir si, de fait, le juge crée des règles de droit. On a ainsi pu dénier tout pouvoir de création au juge, au prétexte que la Cour de cassation ne se fonde jamais sur sa propre jurisprudence pour justifier ses décisions2. En effet, l’article 604 du Code de procédure civile3 dispose depuis le 1er janvier 19804 que « le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit ». Dès lors, si la jurisprudence était une règle de droit, le juge de cassation la prendrait en compte pour fonder ses décisions5.

Peut-on pour autant déduire de ce refus l’exclusion de la jurisprudence du domaine des règles de droit ? La négative s’impose. En effet, la distinction entre les règles de droit relevant de l’article 604 ou non relève bien plus de la politique de la Cour de cassation que de la nature des choses6, et « ce n’est pas parce que la Cour de cassation accepte ou refuse de contrôler une notion que celle-ci est pour autant de droit ou de fait. La Haute Juridiction n’a pas plus le pouvoir de transformer le droit en fait que celui de muer le vin en eau7. » La question de la juridicité de la jurisprudence ne saurait donc dépendre uniquement de ce qu’affirment la loi ou la Cour de cassation.

58. Exemple : le droit étranger. Ainsi, il est possible de soutenir que la règle de droit d’un pays étranger est bien juridique, sans pour autant qu’elle soit appliquée par la Cour de cassation : la règle étrangère paraît bien juridique, quoique n’étant pas de droit positif en France. Ce n’est pas parce que le juge français n’est pas lié par la règle étrangère que celle-ci serait dépourvue de toute

1 Cf. infra, n° 274 et s.

2 V. Cass. req. 21 décembre 1891, D.P. 1892, 1, 543 : le moyen pris de la violation de la jurisprudence ne peut, à lui

seul donner ouverture à cassation ; Cass. soc. 17 mai 1958, Bull. civ., n° 595.

3 Ainsi que l’art. 1020 CPC depuis le décret n° 2008-484 du 22 mai 2008, entré en vigueur le 25 mai 2008 : « L'arrêt

vise la règle de droit sur laquelle la cassation est fondée. »

4 Date d’entrée en vigueur du décret n° 79-941 du 9 novembre 1979.

5 La chose n’est bien évidemment pas impossible. Cf. en droit japonais N. KANAYAMA, « Les sources du droit au

Japon : aspects contemporains », Les sources du droit : Aspects contemporains, Société de législation comparée, 2007, p. 58 : les « arrêts qui ne se conforment pas à la jurisprudence peuvent certes motiver un pourvoi en cassation en matière civile (art. 318, al. 2 CPC), mais l’admission d’un pourvoi de cette nature est soumise au pouvoir discrétionnaire de la Cour suprême qui apprécie souverainement l’opportunité de recevoir un tel pourvoi et éventuellement de rendre une décision en l’espèce. En matière criminelle, par contre, l’arrêt d’une instance inférieure rendu en contradiction avec la jurisprudence constitue de plein droit un motif de pourvoi en cassation (article 405, 2° et 3° du Code de procédure criminelle). » Un auteur Français pose la question : « Pourrait-on encore nier à la Cour de cassation la possibilité de viser ses propres arrêts, puisqu'aussi bien "le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non- conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit" (art. 604 NCPC) ? ». N. MOLFESSIS, « La portée des revirements de jurisprudence », RTD Civ. 1998 p. 212.

6 Cf. J. BORE, « La Cour de cassation, juge du droit », L’image doctrinale de la Cour de cassation, actes du colloque

des 10 et 11 décembre 1993, La Documentations française, 1994, p. 54-55.

7 T. LE BARS, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, LGDJ, t. 270, cité par J. BUFFET, « Le contrôle de la

Cour de cassation et le pouvoir souverain », La Cour de cassation et l’élaboration du droit, dir. N. MOLFESSIS, Economica, coll. Etudes juridiques, 2004, n° 11, p. 116.

juridicité. Comme on l’a merveilleusement écrit, « c’est une question d’opposabilité, non de nature1. » Ainsi, on le voit, la question de ce qu’est une règle de droit ne saurait dépendre uniquement du traitement qui lui est réservé par certaines institutions.

Savoir si le juge crée ou non des règles de droit relève donc uniquement du plan factuel et non juridique, du plan de l’être et non du devoir-être2 ; ce qui invite toutefois à regarder ce que disent les règles de droit, puisqu’elles sont des éléments de la réalité, puisqu’elles existent. En cela, l’argument sociologique, qui s’attache à la pratique plutôt qu’aux textes, semble plutôt pertinent. Toutefois, il ne paraît pas suffisant.

C. L’insuffisance de l’argument purement sociologique

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