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Partie II – Le fondement de la rétroactivité jurisprudentielle

Section 1 Les lacunes de la théorie mécaniste

216. Rétroactivité jurisprudentielle et rétroactivité juridictionnelle. Afin de comprendre la théorie mécaniste, il convient de distinguer au préalable la rétroactivité jurisprudentielle de la rétroactivité juridictionnelle. Hébraud, dans un célèbre article publié en 1974, mit en évidence deux sortes de rétroactivité1. L’une, la rétroactivité juridictionnelle, est qualifiée d’essentielle en ce quelle est propre à l’activité juridictionnelle. Elle réside simplement dans le fait que le juge tranche un litige antérieur à son intervention. La rétroactivité juridictionnelle ne concerne donc que les parties au litige. L’autre rétroactivité est qualifiée de jurisprudentielle. Elle correspond à la rétroactivité des règles posées par le juge et qui rayonnent en dehors du cas tranché. Il s’agit de la rétroactivité jurisprudentielle au sens commun du terme. La théorie mécaniste semble établir un lien entre ces deux rétroactivités, faisant découler la rétroactivité jurisprudentielle de la rétroactivité juridictionnelle.

217. Présentation. La théorie mécaniste est l’explication de la rétroactivité jurisprudentielle retenue par Rivero2, reprise à son compte notamment par le groupe de travail dirigé par M. Molfessis3. Elle part du constat que le juge statue sur des faits passés. L’arrêt de règlement étant prohibé, le juge qui voudrait créer une règle est tenu de la créer à l’occasion d’un litige, et de l’appliquer à celui-ci. La règle nouvelle va donc s’appliquer non à partir de la date du jugement mais dès la date de la situation de fait qui donne lieu à son application. Ainsi, une règle

1 P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », Mélanges P. Couzinet, Univ. sc. soc. Toulouse, 1974, p. 366 et s. 2 J. RIVERO, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA 1968, p. 15, 2e col.

3 « Rapport général », Les revirements de jurisprudence, Rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy Canivet,

dir. N. MOLFESSIS, LexisNexis Litec, 2005, p. 8-9. Adde. D. CONNIL, L’office du juge administratif et le temps, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2012, n° 1295 et s., p. 452 et s.

créée par une décision datant de 2002, sera appliquée à des faits survenus en 2000. La règle est bien rétroactive, permettant de résoudre un litige précédant son édiction. Il y a donc bien rétroactivité, au moins en ce qui concerne l’affaire jugée : il y a une rétroactivité juridictionnelle. De manière synthétique il est enseigné que « les arrêts de règlement étant interdits, le juge ne peut faire naître une règle qu’à travers la décision même qui statue sur des faits antérieurs. La formation de la règle est ainsi inséparable de son application à l’espèce. En énonçant la règle, le juge l’applique nécessairement de façon rétroactive1. »

Les partisans de la théorie mécaniste vont plus loin. Rivero affirme que la règle est rétroactive « non seulement à l’égard des données du litige à propos duquel elle a été élaborée, mais encore, dans la mesure où le juge s’en tiendra à la règle nouvelle, à l’égard de tous les litiges semblables dont il a été saisi avant la décision qui fait jurisprudence, et qui seront tranchées postérieurement à celle- ci2. » Il existe donc en plus de la rétroactivité juridictionnelle, une rétroactivité jurisprudentielle.

218. Lacune quant à la date limite de la rétroactivité. L’explication paraît insuffisante pour rendre compte précisément de la rétroactivité jurisprudentielle. En effet, si la rétroactivité juridictionnelle conditionnait réellement la rétroactivité jurisprudentielle, alors cette dernière ne devrait pas remonter au-delà de la date des faits de l’espèce ayant donné lieu à l’édiction de la règle3. De fait, si le juge qui crée une règle est obligé de l’appliquer au litige, alors la rétroactivité est limitée à la date de ce litige. Si le juge crée une règle en 2002, et l’applique à des faits survenus le 15 novembre 2000, alors la règle voit sa rétroactivité limitée au 15 novembre 2000 et on ne voit pas pourquoi il en irait autrement.

On pourrait tenter de l’expliquer en soutenant que lors d’une décision postérieure, disons en 2004 pour des faits survenus le 15 novembre 1999, le juge cherche toujours à masquer la création de la règle créée en 2002 : il l’appliquera

1 J. GHESTIN, G. GOUBEAUX, M. FABRE-MAGNAN, Introduction générale. Traité de droit civil, dir. J. GHESTIN, LGDJ,

4e éd., 1994, n° 516, p. 480. En ce sens : S. MARGUERY, Contradiction et continuité dans la jurisprudence de la Cour de cassation, thèse dactyl., 1984, n° 457, p. 778 ; P. HEBRAUD, « Le juge et la jurisprudence », Mélanges offerts à Paul

Couzinet, 1974, p. 366 ; H. LE BERRE, « La jurisprudence et le temps », Droits, n° 30, 2000, p. 76 ; P.-Y. GAUTIER, RTD

Civ. 2005, p. 159 et s. ; V. DELAPORTE, « Les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation », L’image doctrinale

de la Cour de cassation, actes du colloque des 10 et 11 décembre 1993, La Documentation française, 1994, p. 165 ; A.

LACABARATS, « La genèse d’un revirement de jurisprudence », Justice & Cassation 2012, p. 57. Contra : A. HERVIEU, « Observations sur l’insécurité de la règle jurisprudentielle », RRJ 1989, n° 25, p. 291 et s. ; T. BONNEAU, « Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement », D. 1995, n° 7, p. 26.

2 J. RIVERO, op. cit, loc. cit. Egalement en ce sens semble-t-il, C. MALPEL-BOUYJOU, L’office du juge judiciaire et la rétroactivité, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de thèses, 2014, n° 560-561, p. 310. L’effet plus largement rétroactif

de la jurisprudence est ensuite lié au caractère abstrait de la règle (n° 566, p. 315).

3 En ce sens, cf. A. MARAIS, « Le temps, la loi et la jurisprudence : le bon, la brute et le truand », Au-delà des codes. Mélanges en l’honneur de Marie-Stéphane Payet, Dalloz, 2011, n° 49 et s., p. 421 et s.

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donc sans considération de la date des faits, pour laisser croire que la règle a toujours existé. Une telle précision ne permet pas cependant pas de dire pourquoi la règle posée sera appliquée rétroactivement jusqu’à l’entrée en vigueur de la norme ayant fait l’objet de deux interprétations successives et incompatibles (on vise ici l’hypothèse du revirement), comme l’affirme pourtant la Cour de cassation1.

219. Lacune quant à la portée de la rétroactivité. En outre, comment se fait-il que la règle créée, dont on dit qu’elle doit être appliquée au litige à cause de la prohibition des arrêts de règlement, doive également être appliquée à tous les autres litiges ? Comment expliquer que la rétroactivité juridictionnelle, cantonnée au litige, puisse rayonner ensuite en dehors du litige, au point que la règle jurisprudentielle s’applique à des faits antérieurs à ceux qui se sont vus appliquer pour la première fois cette règle ? La théorie mécaniste ne semble pas à même de pouvoir répondre à cette question2.

220. Lacune en l’absence de rétroactivité juridictionnelle. Par ailleurs, il est des décisions qui ne bénéficient d’aucune application aux faits de l’espèce, à l’image des arrêts rendus suite à un pourvoi dans l’intérêt de la loi. Dans ces hypothèses, le juge peut parfaitement créer une nouvelle règle, qui ne sera pas appliquée aux faits de l’espèce. Pour autant, faut-il penser que la solution dégagée ne vaut que pour l’avenir ? Assurément non, et il ne fait aucun doute que l’interdiction des mères porteuses affirmée en 1991 par l’Assemblée plénière, suite à un pourvoi dans l’intérêt de la loi, était bien une solution jurisprudentielle rétroactive3. Le raisonnement est le même concernant un obiter dictum, cette règle de droit affirmée en passant, qui n’a pas de lien avec le litige. Puisque la règle n’est pas appliquée, ne bénéficie d’aucune rétroactivité juridictionnelle, faudrait-il en déduire qu’elle n’est pas rétroactive du tout ? Cela ne semble pas être le cas, et comme toute règle jurisprudentielle, du moins en principe, l’obiter dictum est rétroactif.

221. Conclusion de la section. Retenons, au crédit de la théorie mécaniste, qu’à l’instar de la théorie naturaliste, elle effectue un rapprochement entre la

1 Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14.564, Bull. civ., n° 249, D. 2001, p. 3470 et s., rapp. SARGOS, p. 3474 et s., D.

THOUVENIN ; JCP 2002, II, 10045, O. CACHARD ; RTD civ. 2002, p. 176 et s., R. LIBCHABER, GAJC, n° 11, p. 85 et s.

2 Cf. T. BONNEAU, « Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de

revirement », D. 1995, n° 7, p. 26. La difficulté semble avoir été relativement perçue par F. KERNALEGUEN, L’extension

du rôle des juges de cassation, thèse dactyl., 1979, n° 102, p. 227-228. 3 Cass. Ass. plén., 31 mai 1991, GAJC, n° 50, p. 351 et s.

rétroactivité et l’interdiction faite au juge de créer des règles de droit. Cependant, la théorie mécaniste semble inapte à expliquer le passage de la rétroactivité juridictionnelle à la rétroactivité jurisprudentielle. C’est qu’en réalité, le mouvement est inverse. Il faut partir de la rétroactivité jurisprudentielle pour expliquer la rétroactivité juridictionnelle.

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