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La réponse à la diminution de la diversité linguistique en contexte scolaire par les professeurs de français et d’allemand en Grèce

4 La néolibéralisation de la Grèce et l’hégémonie de la langue anglaise dans l’enseignement-apprentissage des langues

4.3 La réponse à la diminution de la diversité linguistique en contexte scolaire par les professeurs de français et d’allemand en Grèce

Dans une lettre datée du 15 avril 2015 (voir bibliographie), adressée aux ministres grecs de la Culture, de l’Éducation nationale et des Affaires religieuses, les trois associations des professeurs de français (l’APF, le PASYKAGA et l’APLF) et l’association des professeurs d’allemand (le PEKAGEPE) ont émis 27 propositions en faveur de l’apprentissage d’une pluralité de langues étrangères en Grèce, et à plus forte raison en période de crise, à tous les niveaux du système scolaire. La question suivante, très pertinente à notre sens, y est posée :

Comment est-il possible que dans un pays en crise économique — et donc avec des problèmes sociaux, un problème démographique [une forte hausse des Grecs en migration vers d’autres pays], avec des secteurs de dévelop- pement limités, ou qui sont clairement en période de ralentissement — on ne poursuive pas de manière claire et distincte l’investissement évident et

1. D’après les statistiques officielles du ministère grec de l’Éducation pour l’année scolaire 2012-2013, 421 220 étudiants dans le pays entier étaient inscrits aux cours d’anglais dans des centres de langues, contre 24 557 étudiants aux cours d’allemand et 16 739 aux cours de français. L’italien, l’espagnol et la catégorie « autre langue » ne rassemblaient respectivement que 5 076, 3 001 et 1 830 étudiants (République hellénique, ministère de l’Éducation grec).

incontestable dans les ressources humaines — dans les jeunes — qui sont, peut-être, le seul espoir de guérison? Et cela dans un secteur tel que les langues étrangères, un secteur qui est, dans son essence, à la fois un sujet indépendant et une action horizontale, comme levier de communication par le biais duquel on peut acquérir des connaissances et effectuer l’apprentissage d’autres domaines de connaissance tout au long de la vie. Dans un secteur qui, selon les textes officiels européens, constitue une priorité politique et stratégique? (traduction personnelle)

Parmi les 27 propositions présentées, les professeurs réclament :

— l’enseignement de la deuxième langue étrangère à partir de la qua- trième année de l’école primaire;

— l’attribution de postes permanents pour les professeurs de français et d’allemand dans les écoles;

— la continuité de l’enseignement de la deuxième langue étrangère pen- dant les trois niveaux du primaire et secondaire (primaire, collège, lycée);

— l’augmentation des heures de cours de la deuxième langue étrangère au collège;

— la coordination de l’enseignement des langues dans l’école publique avec la certification du niveau A2/B1 (selon le Cadre européen com- mun de référence pour les langues) après 6 ans d’études au primaire et au collège, et avec la certification du niveau B1/B2 au lycée; — l’apprentissage obligatoire de deux langues étrangères au lycée; — l’intégration des langues étrangères à l’examen Panellinies (le « bacca-

lauréat » grec), comme cours optionnel, pour l’admission universitaire; — la nomination de tous les candidats admis par l’ΑSEP (le Conseil suprême de sélection du personnel, autorité grecque chargée du recru- tement du personnel dans le secteur public) dans les domaines du français et de l’allemand, afin de combler les lacunes d’enseignants. En attendant une réponse à leurs réclamations, les professeurs ne restent pas inactifs. Dans le cas des professeurs de français, on assiste aujourd’hui au développement de nombreuses initiatives autogérées, dans l’espoir de renouveler l’intérêt des élèves pour la langue française. Des animations culturelles auprès des enfants et des adultes, des ateliers d’éveil à la langue française destinés aux élèves de l’école primaire, des cours bénévoles ainsi que d’autres activités culturelles et éducatives fournissent l’occasion aux élèves (et à leurs parents) de goûter à la langue et à la culture françaises1.

1. À travers ces initiatives, les professeurs de français souhaitent promouvoir non seulement la langue et la culture françaises, mais aussi les valeurs qu’elles véhiculent. La langue française, hier comme aujourd’hui, est perçue comme porteuse de valeurs humanistes et capable de

Le combat des professeurs de français et d’allemand pour conserver au moins une partie de la diversité linguistique dans les écoles grecques est d’autant plus pertinent aujourd’hui, dans notre ère mondiale d’homogé- néisation politico-économique nocive. Maintenant, plus que jamais, nous avons un besoin criant d’autres visions et d’autres voies dans lesquelles pourrait s’engager l’Humanité. Néanmoins, Chrysanthi Inachoglou, la vice- présidente de l’APLF (l’Association des professeurs de langue et littérature françaises diplômés de l’Université), dans un entretien personnel accordé en mai 2013, anticipe, à contrecœur, l’évolution plus ou moins rapide vers le monolinguisme centré sur l’anglais dans le dispositif d’enseignement- apprentissage de langues étrangères du système scolaire grec.

Conclusion

Force est de constater que la domination politique et économique des États- Unis, établie depuis la seconde moitié du xxesiècle, n’a cessé de s’étendre

depuis, et en raison de l’adhésion d’autres communautés à ce modèle (telle l’Union européenne, une aire plurilingue), on peut désormais qualifier ce phénomène de domination du système néolibéral. Ce nivellement politico- économique a pour conséquence non seulement la perte de souveraineté des États (soumis à la volonté du marché et aux caprices des grandes entreprises transnationales), mais aussi la dégradation des patrimoines linguistiques et culturels des communautés de notre monde.

Bien que l’histoire des langues soit d’une richesse étonnante — à commen- cer par leur origine, marquée d’une très probable hétérogénéité, jusqu’à nos jours où entre 6 000 et 7 000 langues sont parlées dans le monde —, nous constatons aujourd’hui une réduction inquiétante de la diversité linguis- tique. L’hégémonie sans précédent dont jouit la langue anglaise, véhicule du néolibéralisme mondialisé, ne met pas directement en péril les langues dites minoritaires ou régionales qui sont actuellement en danger de disparition, dans les pays non-anglophones. Ce sont les langues dominantes de l’État (avec leurs statuts privilégiés et leurs fonctions de langues véhiculaires natio- nales ou interrégionales) qui s’installent petit à petit en tant que langues vernaculaires, entraînant la disparition des langues à faible transmission intergénérationnelle.

Or, si l’anglais ne constitue pas une menace immédiate pour la plupart des quelques 3 000 langues dont la vitalité n’est plus assurée, certains signes

stimuler le sens de l’esthétique. Autant de valeurs et de qualités qui font défaut de nos jours, où règne la logique marchande néolibérale, centrée sur la seule « valeur » de maximisation des profits.

montrent que le processus de conversion linguistique, en faveur de l’anglais, s’esquisse déjà à un niveau supra-étatique, et, par voie de conséquence, au sein des États mêmes. Les langues officielles des pays non-anglophones perdent peu à peu leur statut sur le plan international, et nous voyons donc de plus en plus de pays — s’inquiétant pour leur compétitivité, et, en fin de compte, pour leur survie économique —, se tourner vers la langue anglaise dans les divers secteurs de leurs sociétés (l’école, le travail, la culture...). Ce « partage » linguistique, en apparence anodin, risque de basculer rapidement vers un bilinguisme soustractif, — c’est à dire que la langue du groupe opprimant, bénéficiant d’une représentation plus prestigieuse, compromet la structure, la valeur et l’usage de la langue de l’État, et peut mener, tôt ou tard, à l’abandon de cette langue en faveur de l’anglais. Il s’agit peu ou prou du même mécanisme à l’œuvre dans la formation de l’État-nation, voire lors d’une colonisation, mais appliqué, cette fois, à une échelle mondiale.

Le système scolaire est probablement le secteur qui, en se pliant à la domination de l’anglais, produira les conséquences les plus importantes en matière de diversité linguistique. En effet, c’est notamment à l’école que l’on transmet nos valeurs aux nouvelles générations et c’est également là que leurs esprits sont formés. De plus en plus de pays adoptent l’anglais comme seconde langue à l’école, tout en négligeant les autres langues étrangères, et certains vont même jusqu’à l’imposer en tant que langue de scolarisation. Dans le cas de la Grèce, sous l’emprise du système néolibéral, on assiste à la réduction des choix de langues étrangères, en raison des difficultés financières du pays. Contraints à réduire leurs dépenses, l’État, ainsi que les individus, se tournent vers un monolinguisme centré sur l’anglais. Cette « anglicisation » dans le contexte scolaire se développe en dépit du fait que la Grèce ait officiellement adopté la politique linguistique européenne du plurilinguisme1(qui en Europe même semble se dissoudre face aux « dérives

croissantes des institutions bruxelloises vers le tout en anglais2»).

1. D’après le « Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe », publié par le Conseil de l’Europe en 2003 et puis en 2007, « les réponses politiques à la question du multilinguisme se situent entre les deux extrémités d’une suite continue de positions et d’orientations : d’un côté, les politiques de réduction de la diversité et, de l’autre, le maintien et le développement de la diversité » (Beacco et Byram, 2007 : 7). Bien que les deux politiques prétendent, l’une et l’autre, contribuer à « l’amélioration potentielle de la mobilité internationale, de l’intercompréhension et du développement économique » (Ibid. : 7), le Conseil de l’Europe et ses États membres ont opté pour le deuxième cas de figure, la valorisation de la diversité, « qui sera donc l’objectif des politiques linguistiques éducatives » (Ibid. : 7). Cette décision de valoriser la diversité a été prise, en premier lieu, dans le cadre de la Convention culturelle européenne, en 1954, ratifiée par 49 États (Conseil de l’Europe, 1954), dont la Grèce (10 janvier 1962).

2. Cf. ASSEMBLÉE NATIONALE, 22 janvier 2014, « Rapport d’information no1723 sur

la Francophonie : action culturelle, éducative et économique », www.assemblee-nationale.fr/14/ rap-info/i1723.asp.

Si les prochaines générations de la société mondiale sont bilingues — parlant couramment l’anglais et leur langue maternelle —, et si les individus ne se soucient pas d’apprendre d’autres langues ni de s’intéresser à d’autres cultures, dans combien de générations considérera-t-on qu’une seule langue suffit? Pendant combien de temps encore les parents continueront-ils de transmettre leur langue maternelle à leurs enfants? Si les parents trans- mettent la langue qui a la capacité d’assurer la réussite sociale et profes- sionnelle, et donc la survie, de leur progéniture, dans un contexte mondial hypothétique — mais qui semble déjà se concrétiser — où nos sociétés sont dirigées au moyen d’une seule langue-culture et où toutes les économies ne fonctionnent plus qu’en anglais, n’est-il pas possible d’émettre la conjecture que l’anglais deviendra la langue mondiale unique?

Or, la diversité est l’état naturel des langues humaines, et la pluralité primordiale dans n’importe quel domaine. Il s’agit tout d’abord d’éviter l’uniformisation au sein de nos sociétés (où l’on ne pratiquerait qu’une seule langue, qu’une seule culture, et qu’un seul mode de pensée — les trois entités étant inséparables), mais aussi d’assurer un équilibre des pouvoirs à l’échelle mondiale pour éviter les grandes injustices que provoque un système qu’on peut facilement caractériser de totalitaire tant sur le plan politico-économique que sur le plan linguistique, culturel et intellectuel.

Afin de s’éloigner du système néolibéral et de garantir une pensée critique (et ce sont là les critères fondamentaux de notre survie), il nous semble qu’il est indispensable de promouvoir la diversité des langues, des cultures, et donc des modes de pensée, dans le domaine scolaire comme dans les milieux professionnel, académique et culturel.

L’avenir sera-t-il marqué par une dictature monoculturelle et monolingue ou sera-t-il plurilingue, donc multiculturel, et ouvert sur des modèles politiques et socio-économiques divers? Cela ne dépend que de nous.

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