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1 Points de repères

1.1 Peuples et langues de Turquie

Sur le plan ethnique, on distingue essentiellement, sur le territoire de la République turque, la présence de deux peuples : les Turcs, descendants de tribus nomades de Haute-Asie (ensemble géographique situé entre l’Asie centrale, la Sibérie et l’Himalaya), et les Kurdes, population d’origine indo- européenne. D’autres groupes (Adjars, Albanais, Arabes, Arméniens, Bos- niaques, Bulgares, Grecs, Juifs, Lazes, Pomaks, Tcherkesses, Tchétchènes...) témoignent, par leur implantation, de l’ancienne extension de l’Empire otto- man et des mouvements migratoires importants qui ont marqué l’histoire du pays, puisqu’on dénombre une cinquantaine de langues et dialectes différents et neufs alphabets pour l’ensemble de la Turquie. Mais les recen- sements ne mentionnant plus l’identité linguistique des habitants depuis 1965, il est difficile d’avancer des chiffres. Nous retiendrons pour l’instant que « 30 % du territoire turc se situe dans des zones kurdes, et qu’un citoyen sur cinq est kurde » (Burdy et al., 2006 : 79) et que, dans leur grande majorité, les autres citoyens appartiennent au peuple turc d’origine asiatique (marqué toutefois par d’innombrables métissages et apports extérieurs).

Notons tout de suite que la turcité se définit donc de trois manières diffé- rentes, ce qui donne lieu non seulement à des confusions mais aussi à des tensions. Est Turc :

— tout individu qui se caractérise par son appartenance à la nation poli- tique que constitue la Turquie moderne, tout citoyen de ce pays (c’est dans ce sens que nous l’utilisons la plupart du temps);

— tout individu qui se rattache sur le plan ethnique au peuple anatolien originaire de Haute-Asie (c’est l’emploi que nous venons d’actualiser); — tout individu qui appartient à l’espace turcophone au-delà des fron- tières de la Turquie, de l’Azerbaïdjan jusqu’à la Chine, en passant par l’Iran, l’Irak, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kir- ghizstan et le Kazakhstan (pour éviter les confusions, nous utilisons de

préférence les adjectifs turcophones ou turciques empruntés au domaine de la linguistique pour faire référence aux populations issues de cet espace).

Cette polysémie du terme turc est d’ailleurs parfois débattue en Turquie. Ainsi, fin 2004, le Conseil consultatif des droits de l’homme, instance consti- tuée de personnalités issues d’institutions publiques et d’organismes non- gouvernementaux, propose une réflexion susceptible de faire évoluer le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Le Rapport du groupe

d’étude sur les droits minoritaires et culturels soulève entre autres, dans son

approche du fait minoritaire, la question de la dénomination du gentilé. Comme le signale Billion, « le rapport propose [...] de remplacer le concept de “Turc” par celui de “citoyen de la Turquie” car, selon lui, le terme “Turc” utilisé en tant que concept de citoyen d’une nation, couvre en même temps celui d’un groupe ethnique, voire religieux » (2006 : 192). Autrefois, le terme

ottoman recouvrait les différentes identités ethniques et religieuses dont l’Em-

pire était composé, appellation abandonnée à la création de la République turque en 1923 au profit de celle du groupe majoritaire. Billion ajoute :

C’est parce que cette supra-identité ne recouvre pas toutes les composantes du pays que la Turquie se heurte à des contradictions insolubles dans la gestion du fait minoritaire. En unifiant les Arméniens, les Grecs, les Circassiens, les Tcherkesses, les Kurdes, les Turcs, les Lazes, les Albanais, les Syriaques, les Chaldéens, les Assyriens, les Tsiganes, etc., sous la notion de « citoyens de la Turquie », le rapport vise à apaiser les minorités et à mieux les intégrer à la

communauté nationale. (Ibid.)

À ce jour et à notre connaissance, la recommandation préconisée par ce rapport n’a pas été suivie et le terme « turc » continue, en Turquie comme à l’étranger, de recouvrir les deux premiers sens mentionnés ci-dessus.

Par ailleurs, il semble important de définir ici le terme de minorité en contexte turc. Billion rappelle tout d’abord qu’il s’agit encore d’un sujet extrêmement sensible en Turquie :

Sa perception est fondamentalement liée au nationalisme turc, lequel s’est toujours exprimé, au cours de l’histoire, par une politique intensive de turqui- sation qui associe exclusivement la notion de citoyenneté à celle de l’ethnie turque et de la religion musulmane. (2006 : 187) Pourtant, dès la naissance de la République turque, le concept de « mino- rité » est pris en compte, mais avec le traité de Lausanne en 1923 (dernier traité résultant de la première guerre mondiale, qui précise les frontières de la Turquie moderne issue de l’Empire ottoman démantelé et qui organise

des déplacements de populations pour assurer l’homogénéité religieuse à l’intérieur de ces nouvelles frontières), l’État turc lui accorde une dimension confessionnelle. Sont donc reconnues comme minorités les communautés non-musulmanes : la communauté juive et deux communautés chrétiennes, à savoir la communauté grecque-orthodoxe et la communauté arménienne qui se rattache au christianisme apostolique, catholique ou protestant.

Les Kurdes, qui demeurent en Turquie (mais également en Irak, Iran, Syrie...) sont certes musulmans dans leur immense majorité (avec une hété- rogénéité manifeste : sunnites de rite chaféite ou de rite hanafite, chiites duodécimains ou alévis), mais ils ont en tout cas une identité culturelle tout à fait spécifique. Sur le plan territorial et démographique, Baillon récapitule quelques données chiffrées qui nous paraissent significatives :

Environ 30 millions de Kurdes vivent au Kurdistan, sur un territoire qui s’étend sur l’Iran (8 millions), l’Irak (4 millions), la Syrie (1 million) et la Tur- quie (14 à 15 millions) et des territoires de l’ex-U.R.S.S. (0,5 million). En outre, il faut ajouter une diaspora d’environ 1 million de personnes, principalement

implantées en Europe. (2006 : 149)

Les quatre principaux pays abritant une minorité kurde se partagent donc la zone géographique correspondant au Kurdistan : Kurdistan du Nord en Turquie (plus de 40 % du Kurdistan; environ 27 % du territoire turc); Kurdistan oriental en Iran; Kurdistan du Sud en Irak et Kurdistan occidental en Syrie. Sur ces quatre États, seuls l’Irak avec sa région autonome du Kurdistan et l’Iran avec sa province du Kurdistan reconnaissent officiellement une de leurs régions comme majoritairement peuplée de Kurdes et leur accordent un statut d’autonomie partielle, plus ou moins large. Des chiffres plus récents parlent d’une population kurde de plus de 40 millions de personnes, avec une partie syrienne peuplée de 2 millions de Kurdes et une partie irakienne peuplée par 4 à 7 millions. En Iran, les Kurdes représenteraient aujourd’hui environ 10 millions d’habitants. La partie turque, la plus importante, serait peuplée par 13 à 20 millions de Kurdes, selon les sources. Mais pour les raisons indiquées plus haut, le recensement est difficile, d’autant plus que de nombreux Kurdes de Turquie vivent en dehors des zones kurdes, notamment à Istanbul (où la population kurde est estimée à 3 millions de personnes), et sont assimilés aux Turcs. On peut enfin noter, en ce qui concerne les anciennes républiques soviétiques, qu’une population kurde est présente en Azerbaïdjan (150 000 personnes), en Géorgie (50 000 personnes) et en Arménie (45 000 personnes). Par ailleurs, sur le site de l’Institut kurde de Paris, on trouve les indications suivantes : « il n’existe aucun recensement

rigoureux et fiable sur la diaspora kurde en Europe. Les estimations les plus courantes font état de la présence d’environ 1.5 à 1.7 million de Kurdes en Europe occidentale » (dont la majorité réside en Allemagne puis en France) et « on compte également environ 50 000 Kurdes aux États-Unis et plus de 25 000 au Canada. La diaspora kurde d’Occident est à près de 80 % formée de Kurdes de Turquie1».

Sur le plan linguistique, le kurde, qui présente divers dialectes, est une langue indo-européenne appartenant à la branche iranienne au même titre que le farsi ou le pachto, alors que le turc, qui regroupe plusieurs langues, dont « le turc de Turquie, qui est le produit de l’évolution de l’osmanli, parlé à la cour des Ottomans », est à rattacher « à la famille dite “ouralo-altaïque”, et plus particulièrement altaïque, qui comprend aussi le groupe mongol et le groupe mandchou-toungouze » (Walter, 1997 : 134). Parmi les dialectes du kurde, on distingue le kurmandji (kurde septentrional) parlé par la majorité des Kurdes de Turquie, de Syrie et des anciennes républiques soviétiques et, dans une moindre mesure, par une partie des Kurdes d’Irak ou d’Iran. C’est le principal dialecte kurde en termes de locuteurs : il est en effet parlé par environ deux tiers de la population kurde. Le sorani (kurde central), langue maternelle de 30 % des Kurdes, est parlé par la majorité des Kurdes d’Irak et d’Iran. Alors que le gorani (kurde oriental) est également parlé en Irak et en Iran dans le sud des régions kurdes de ces deux pays, en Turquie se parle aussi le zazaki ou kirmancki ou dimli (kurde occidental) dans les régions de Dersim, Elazig et Diyarbakir : c’est la langue des Zazas, groupe ethnique se rattachant linguistiquement à la branche iranienne et se considérant comme kurde. À l’intérieur de la population kurde, la diversité sociolinguistique est donc importante et cette communauté est d’autant plus confrontée à la problématique de la normativisation linguistique que les enjeux géo- politiques sont grands. Sans entrer dans des explications détaillées qui nous éloigneraient de notre sujet principal, notons simplement que la pré- sence des différentes formes dialectales peut s’expliquer par la géographie physique du Kurdistan, pays de montagnes et de vallées, où les contacts d’une zone à l’autre étaient autrefois rendus difficiles par le relief hostile. Ajoutons également que « pour des raisons historiques et politiques, le kurde s’écrit actuellement au moyen de trois alphabets différents : l’alphabet latin (pour les Kurdes de Turquie), l’alphabet cyrillique (pour les Kurdes des ex-républiques soviétiques) et finalement l’alphabet arabe (pour les Kurdes dans les pays arabes et en Iran2) ». Notons enfin que l’Institut Kurde de Paris

1. Institut Kurde de Paris, www.institutkurde.org/kurdorama/, consulté le 8 avril 2015. 2. Langue kurde, http://fr.wikipedia.org/wiki/Kurde, consulté le 8 avril 2015.

se préoccupe de ces questionnements linguistiques. Son site indique notam- ment ceci : « Kurmancî est le magazine linguistique publié depuis 1987 deux fois par an pour diffuser les travaux des séminaires linguistiques semestriels de l’Institut kurde sur les problèmes de terminologie et standardisation de la langue kurde1» et « il faut porter au crédit de l’Institut d’avoir été le

premier à encourager le développement du dialecte zaza/dimili, parlé par près de trois millions de Kurdes en Turquie2».

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