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3 Le système néolibéral américain — mondialisé

Bien que les racines de la domination linguistique de l’anglais se trouvent dans l’impérialisme britannique1, et que la Grande Bretagne y joue tou-

jours un rôle non-négligeable à travers le British Council et grâce à son influence politico-économique certes affaiblie, mais toujours pertinente, c’est l’« empire » américain qui est le premier acteur responsable de « l’impératif » actuel du « speak English2».

1. Sans compter les pays où l’anglais est devenu la première langue étrangère apprise, la plupart des nations du monde dont une des langues officielles est l’anglais sont d’anciennes colonies ou d’anciens protectorats britanniques. Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines de ces nations sont liées aux États-Unis. Les Philippines sont une ancienne colonie des États-Unis (et une ancienne colonie de l’Espagne également) et le Libéria a été fondé par d’anciens esclaves nés aux États-Unis, ainsi que les pays faisant autrefois partie du territoire sous tutelle des îles du Pacifique (les Palaos, les îles Marshall, et la Micronésie). Les Samoa américaines, Guam et les îles Vierges américaines sont aussi des territoires des États-Unis (source : Wikipédia).

2. « Parler anglais ». Par ailleurs, dans l’ouvrage Linguistic Imperialism (Impérialisme linguis-

tique), Robert Phillipson dresse une étude détaillée de la diffusion volontariste de la langue

anglaise. Il cite notamment Rudolphe C. Troike, linguiste et anthropologue, qui constate que le processus de diffusion de l’anglais a été « largement encouragé par d’importants finance- ments gouvernementaux et l’arrivée de fonds émanant d’organismes privés, durant la période 1950-1970, probablement la plus grande somme d’argent jamais dépensée dans l’histoire en faveur de la propagation d’une langue » (Troike, 1977 : 2, cité dans Phillipson, 1992 : 7; traduc-

Instauré depuis la seconde moitié du xxesiècle1, cet empire se sert d’une

politique d’expansion linguistico-culturelle et politico-économique (« soft

power » ou « puissance douce », selon la terminologie de Joseph Nye),

militaire (« hard power », ou « puissance dure »), et même des deux sortes d’influence corrélativement (« smart power » ou la « puissance intelligente »), afin d’assurer sa domination et ses privilèges. Le document parlementaire français de l’Assemblée Nationale, la « Proposition de Loi no665 du 4 février

20132», résume de manière percutante l’hégémonie du système néolibéral,

d’abord anglo-américain, désormais sans frontières : « Mobilisant d’énormes

tion personnelle). Ces fonds, versés pendant une période de diplomatie internationale décisive, n’ont pas été octroyés sans l’attente d’un rendement plus ou moins direct de l’investissement. Ainsi, la langue anglaise devient marchandise à travers une politique linguistique acharnée de la part de l’Angleterre et du British Council, et elle se répand grâce à des organisations américaines de diplomatie culturelle. Plusieurs agences gouvernementales américaines (dont certaines sont toujours actives) ont été impliquées dans des activités d’enseignement de l’anglais, dont : 1) Le département d’État des États-Unis à travers le programme Fulbright; 2) L’Agence pour le développement international (USAID); 3) Le bureau américain d’éducation (U.S. office of Education) à travers le programme international d’échange de professeurs; 4) Le département de la Défense; 5) Le Corps de la Paix; 6) Le département de l’Intérieur, qui a pris en charge l’instruction de la langue anglaise auprès des écoles amérindiennes dans le pays et auprès des territoires sous tutelle à l’étranger (Marchwardt, 1967 : 2, cité dans Phillipson, 1992 : 158; traduction personnelle). Le Summer Institute of Linguistics (« L’Institut linguistique d’été » ou « Société internationale de Linguistique »), une organisation américaine non-gouvernementale

et évangélique, a aussi joué un rôle dans la propagation de la langue anglaise durant le xxesiècle,

notamment dans les pays en voie de développement. Des fondations philanthropiques privées, telle la Fondation Carnegie pour la paix internationale, ont financé des échanges académiques entre les États-Unis et des pays étrangers et soutenu l’enseignement de l’anglais (Ninkovitch, 1981 : 12). Aujourd’hui, la demande fabriquée, l’ELT (English Language Teaching, l’enseignement

de langue anglaise) est une véritable industrie qui se chiffre annuellement en milliards de dollars

(Kachru, 2009 : 454). Outre le British Council, il existe de milliers d’instituts et de centres de langue anglaise dans le monde, plus de 12 millions de professeurs de cette langue à travers la planète (Knagg, 2013 : 3), et on estime qu’environ 1,5 milliards de personnes apprennent l’anglais aujourd’hui. (Par comparaison, on estime que 85 millions de personnes apprennent le

français [selon le rapport d’information de l’Assemblée Nationale, no3693, de 2007] et qu’il y

a 18 à 20 millions d’étudiants d’espagnol dans le monde [selon les données de l’Institut Cer- vantes et d’une étude menée par l’institution gouvernementale « Junta de Castilla y León »].) Quand on sait que l’ELT, en tant qu’industrie, a moins d’un siècle, on réalise à quel point la diffusion de l’anglais a été fulgurante.

1. Les États-Unis sortent de la seconde guerre mondiale en tant que grande puissance militaire, mais aussi en tant que premier innovateur technologique. Ses décideurs politiques jouent un rôle crucial dans les nombreux traités et conférences interalliées d’après-guerre qui aspirent officiellement à la cohésion supranationale des grandes puissances afin d’éviter un autre conflit dévastateur, mais créent aussi un terrain favorable à la poursuite des intérêts nationaux américains : l’expansion de son influence dans les domaines financier et politique et l’ouverture des marchés européens aux produits américains. Finalement, la doctrine de Truman du 12 mars 1947 établit les États-Unis dans leur rôle de « défenseurs du monde libre ». De 1947 à 1989, la guerre froide empêche l’expansion du communisme vers l’Europe de l’ouest (ainsi que vers d’autres parties du monde), au bénéfice de l’idéologie et de la politique capitalistes américaines, aujourd’hui le « néolibéralisme ».

2. Cf. ASSEMBLÉE NATIONALE, 4 février 2013, « Proposition de résolution no665 tendant

à la création d’une commission d’enquête sur les dérives linguistiques actuelles en France, chargée de proposer des mesures de défense et de promotion de la langue française », www. assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion0665.asp.

ressources financières, médiatiques, institutionnelles, voire militaires », l’impérialisme anglo-américain a réussi à instaurer un nouvel ordre socio- économique mondial dont la domination persiste grâce aux « institutions de la mondialisation néolibérale (FMI, Banque mondiale, OCDE, OMC...) », et, en Europe, grâce à « l’Union européenne et leurs gouvernements “natio- naux” inféodés, le patronat, la finance et les [firmes] transnationales ».

En effet, cet ordre socio-économique mondial est la récompense de victoires militaires, ainsi que le fruit de décennies de stratégies commerciales insidieuses qui sont menées sous l’égide de l’idéologie néolibérale. Que ce soit au nom de la liberté des marchés, du progrès ou de la modernisation, au nom de la « démocratie » que promeut le gouvernement des États-Unis ou du prétendu « exceptionnalisme » du mode de vie américain et occidental, ou bien sous couvert de philanthropie (hégémonique?) — bref malgré l’idéo- logie avancée comme justification — les actions néolibérales appliquées aux autres pays, ou même au sein de sa propre nation, permettent de saper les structures collectives (tel l’État-nation lui-même, censé être soucieux des réalités sociales de son peuple), parce que ces structures sont capables de faire obstacle à l’accumulation de capital et à la maximisation des profits des individus dont le programme néolibéral exprime les intérêts, à savoir les « actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conser- vateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire [et] hauts fonctionnaires des finances » (Bourdieu, mars 1998). Les exemples suivants ne sont que quelques illustrations de ces actions :

a) Les traités de libre-échange bilatéraux, et de plus en plus multilatéraux, dont :

— l’ALÉNA de 1994 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, — l’ALÉAC de 2005 entre les États-Unis et 6 pays d’Amérique Latine; — la ZLÉA ou zone de libre-échange des Amériques, fortement pous- sée par les États-Unis mais vivement contestée par les pays d’Amé- rique du Sud;

— le TPP entre, notamment, l’Amérique du Nord et certains pays d’Asie et du Pacifique, en cours de négociation, mais largement contesté;

— et le TTIP, entre les États-Unis et l’Europe, également en cours de négociation, malgré un important mouvement de contestation citoyenne.

b) L’aide économique et éducative aux pays en voie de développement; c) Une politique étrangère belliqueuse;

d) Des plans de « sauvetage » accordés à des économies détruites par des crises souveraines, provoquées par divers facteurs économiques endogènes et exogènes, parmi lesquels figurent des crises financières mondiales, telle que celle de 2008, elle-même provoquée par la crise des subprimes de 2007 et la crise bancaire et financière de 2008 des États-Unis.

Ces politiques, cachées derrière des voiles d’idéologies justificatrices, leur permettent de prendre le contrôle des marchés des nations affaiblies, y compris ce que l’on peut désormais appeler — dans cette ère néolibérale où tout se marchandise — le marché linguistique. À en croire le comité de députés ayant rédigé la proposition de loi française citée ci-dessus, ces forces néolibérales « mettent tout en œuvre pour marginaliser et éradiquer les langues et les cultures nationales et locales ».

Dans ce contexte, les langues autres que l’anglais sont stigmatisées, consi- dérées de plus en plus comme des langues « inférieures ». Les individus qui ne pratiquent pas l’anglais sont marginalisés, devenant des citoyens de « second rang » parmi les élites mondiales, et sont exclus de plus en plus d’opportunités de travail sur le marché mondial ainsi que dans leurs propres pays.

Même si aujourd’hui nous voyons la montée de nouvelles puissances comme la Chine, la Russie et l’Inde, et un intérêt pour les nouvelles technolo- gies de traduction instantanée, la langue anglaise — grâce à cette hégémonie politico-socio-économique fortement enracinée, — semble s’être ancrée dura- blement comme la langue de communication, et de plus en plus comme la langue de scolarisation, de l’ère mondiale.

4 La néolibéralisation de la Grèce et l’hégémonie de la langue

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