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L’idéologie « Deux langues, un peuple »

2 Le discours sur la langue des partis politiques

2.2 L’idéologie « Deux langues, un peuple »

Les partis pro-russophonie ont un point de vue radicalement différent. Depuis l’indépendance du pays, l’Ukraine fait face à une situation particu- lière où la grande langue est devenue la petite langue, ou du moins, dans les statuts formels et officiels. Ce qui est suffisant pour que les partis russo- phones dénoncent la discrimination de la minorité russe en Ukraine1(Le

parti s’oppose à toute discrimination pour des raisons linguistiques [PC]) et voient

dans l’indépendance ukrainienne, la menace d’une unification linguistique qu’ils présentent comme une ukrainisation forcée. Ce problème reste jusqu’à nos jours un prétexte idéologique fort pour les partis russophones qui se disent eux aussi, à l’instar des partis ukrainophones, victimes de l’unification linguistique :

Le parti des régions est catégoriquement opposé à l’utilisation des institutions étatiques pour l’ukrainisation forcée et contre l’exclusion des autres langues, en particulier du russe, des domaines de la communication, des médias, de la science, de l’éducation et de la culture. (PR, II) Le parti s’oppose à l’imposition d’une formule de développement civil et étatique mono-ethnique, à l’unification linguistique et culturelle.

(PR, II) 2.2.1 Pour la reconnaissance du russe comme langue d’État

Il faudrait donc, de leur point de vue, légaliser et figer institutionnellement la russophonie en Ukraine, donnée déterminée par l’histoire, en reconnais- sant les Russes comme un autre peuple « titulaire » en Ukraine et leur langue comme une seconde langue d’État. L’enjeu politique du débat sur la langue dans leur programme porte moins sur le statut de l’ukrainien, qui a déjà été adopté et qu’ils reconnaissent (Nous sommes pour le plein épanouissement de la

langue et de la culture ukrainienne [PC]; Le Parti des Régions reconnaît le rôle de la langue ukrainienne comme l’un des symboles de l’État ukrainien [PR, II]) que 1. Le programme du Parti communiste ukrainien constitue un texte sans chapitre ni partie; raison pour laquelle nous n’avons pas indiqué de référence détaillée.

sur celui du russe, en tant que seconde langue d’État, ce qui en fait un enjeu de pouvoir politique. L’objectif principal déclaré dans ces programmes est la reconnaissance du russe comme seconde langue nationale et ils militent ainsi pour l’égalité de statut des deux langues :

Nous sommes pour l’octroi au russe du statut de deuxième langue d’État. (PR, II) En soutenant la tradition européenne d’intercompréhension entre les citoyens et sur la base des réalités culturelles, nous allons solliciter pour le russe le statut de deuxième langue d’État (langue officielle), en fixant par la loi le droit des régions d’introduire sur leur territoire une langue officielle supplémen- taire, langue qui disposera de droits égaux à ceux de la langue d’État. Nous sommes les partisans du slogan : « Deux langues-un peuple ». (PR, II) Le parti est pour la poursuite du développement du bilinguisme russo- ukrainien, historique dans notre pays. (PC)

En se positionnant pour une Ukraine multilingue (ou tout du moins, bilingue), ils associent ainsi l’idéologie unilinguiste ukrainophone à un fac- teur de division du pays et ils se positionnent pour le maintien et la défense de la diversité linguistique, culturelle, régionale de l’Ukraine, synonyme de richesse :

Nous sommes pour la diversité linguistique et le développement des cultures de tous les citoyens de l’Ukraine. Le parti des régions pense même que le caractère multilingue de la population de certaines régions ne constitue pas un problème, mais un atout de notre peuple. Par conséquent, nous soutenons que l’une des fonctions de l’État est de soutenir et d’encourager le développement de la richesse linguistique de notre pays. (PR, II) La défense du statut du russe est perçue comme la défense des droits individuels et collectifs et une élévation légale du statut de cette langue (au rang de langue nationale) est présentée comme la reconnaissance de l’égalité des langues et des groupes minoritaires en Ukraine :

Les communistes sont pour assurer à tous les groupes nationaux et linguis- tiques prévus par la Constitution et selon les obligations internationales de l’Ukraine, le droit d’utiliser librement leur langue maternelle et aux parents, le droit de choisir la langue d’enseignement des enfants. (PC) Il ne saurait donc y avoir une langue unique d’enseignement en Ukraine. Décréter le russe langue d’État permettrait à leurs yeux de mettre en confor- mité le statut de cette langue avec son usage dans la société. Dans ce modèle, la défense de la langue russe et l’acceptation de fait du bilinguisme en

Ukraine sont justifiées par une quantité supérieure de russophones sur les ukrainophones. Ils soulignent en effet que plus de la moitié des habitants de l’Ukraine considère le russe comme sa langue maternelle :

Le parti est pour donner un statut officiel à la langue russe, qui, pour la plus grande partie des citoyens du pays est la langue maternelle ou la langue d’usage, et la lingua franca de la communication internationale. (PC) Par cette mention de « langue de communication internationale », le parti laisse supposer une supériorité du russe, qui s’exporte, s’internationalise et constitue ainsi une langue dont l’apprentissage et l’usage seraient plus intéressants. Il peut sembler étonnant, étant donnée la quasi hégémonie du russe qui est compris et utilisé partout en Ukraine, que les partis russophones réclament avec tant d’entrain un statut officiel. Il est probable que l’obtention de ce statut leur donnerait la confirmation, symbolique, qu’ils comptent toujours autant que les ukrainophones dans la politique ukrainienne. 2.2.2 Le « Petit russisme »

Les communistes en particulier considèrent qu’un préjudice est causé à la langue et à la culture russes en Ukraine. Selon eux, la contribution considérable de la culture russe à la culture ukrainienne est dévalorisée et l’héritage orientalo-slave commun est en outre trahi. Si les ukrainophones tendent à considérer les Ukrainiens russophones comme le produit de la russification forcée, eux-mêmes semblent se reconnaître dans une identité ukraino-russe, que la plupart des chercheurs slavistes nomment « le petit russisme » ou « le syndrome petit russe1». Pour cette raison, ils n’adhèrent

pas à l’idée d’une identité ethno-culturelle « unique » de l’identité ukrai- nienne mais se reconnaissent dans une identité plurielle : ukraino-russe, ukraino-slave, ukraino-soviétique. Une « unité spirituelle commune », un lien intrinsèque fonde cette identité (PC) où les passés et les histoires russes et ukrainiennes ne font qu’une, et où les héros et intellectuels russes sont les héros de l’Ukraine :

Il faut nourrir et protéger la mémoire du passé héroïque soviétique; (Nous souhaitons) la mise en œuvre de politiques publiques efficaces pour la pro- tection et la préservation des monuments historiques et culturels, prévenir les cas de vandalisme contre les monuments à Vladimir Lénine et aux autres

1. Originellement utilisé pour désigner les habitants de la Petite Russie (Malo Rossia, ancien hetmanat cosaque), le terme signifiait l’appartenance à l’Empire Russe (De Juriew, 2003 : 153). Il est aujourd’hui employé pour désigner le phénomène de dépendance (intellectuelle, culturelle, psychologique...) vis-à-vis de la Russie (Riabtchouk, 2003 : 141).

événements historiques importants dans la vie de notre nation; Les commu- nistes sont pour [...] la protection de l’unité slave orientale. (PC) Dans cette optique, défendre le statut et la présence de la langue russe en Ukraine, c’est aussi reconnaître, souhaiter et militer pour le maintien d’un lien étroit avec la Russie, le partenaire privilégié, le « Grand frère1».

Le statut du russe est aussi un élément des relations avec Moscou et de fait, la Russie s’intéresse de très près à la question linguistique, y voyant un vecteur d’influence sur les affaires intérieures de sa voisine (le concept d’un « monde russe et russophone à défendre » a par conséquent justifié, selon le Kremlin, une intervention de la Russie en Ukraine en 2014) :

La proximité historique et culturelle de l’Ukraine et de la Russie définit le rôle de la Russie comme partenaire privilégié de notre État. Le développement de la coopération économique et culturelle avec la Russie est prédéterminé par les intérêts stratégiques et les traditions éternelles de nos peuples. (PC) Nous sommes en faveur de l’adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union euro- péenne, sous réserve de la construction d’un modèle efficace de coopération avec nos voisins : les pays de la CEI, et en premier lieu — avec la Russie.

(PR, VII) Dans le combat idéologique entre deux politiques linguistiques, un cliché tenace confère à la langue ukrainienne un statut de dialecte « petit russe ». Mais contrairement à l’une de nos hypothèses de départ, nous n’avons pas relevé dans les programmes politiques pro-russophonie, la mention d’une supériorité, innée ou acquise, de la langue russe sur l’ukrainien. S’il est effec- tivement très peu fait mention de la langue ukrainienne et de sa promotion dans ces programmes, elle n’est pas pour autant ouvertement minorée, infé- riorisée ou considérée, selon l’idée répandue, comme un dialecte perverti du russe. Ceci étant dit, il n’est pas non plus fait mention de l’oppression ou des interdictions qu’ont subies la langue et la culture ukrainiennes au cours des derniers siècles et le chemin vers la pleine reconnaissance de celles-ci, demandée par les partis nationalistes, semble encore loin. Les partis rus- sophones semblent peu réceptifs au fait que l’ukrainien, à bien des égards, reste une langue socialement moins installée dans la vie de tous les jours. Évidemment, il faut tenir compte du type de texte que nous avons choisi d’analyser, il s’agit de programmes politiques et les objectifs de ces discours sont bien les élections : il faut donc aussi veiller à obtenir l’adhésion du

1. « L’impérialisme soviétique était justifié par une métaphore de la parenté : les liens entre les peuples des Républiques étaient des liens de fraternité hiérarchisés qui distinguaient les petits du grand frère (la Russie) » (De Juriew, 2003 : 168).

plus grand nombre, satisfaire et ne pas froisser l’électorat ukrainophone. Les positions sur la langue sont donc relativement consensuelles même si l’intégralité du programme rend sensiblement perceptible une attitude très favorable à la langue et à la culture russes.

Pour conclure et résumer le programme linguistique des partis russo- phones, nous pourrons donc constater que le camp russophone n’est pas contre l’ukrainien, mais affiche une position pour le russe et pour la co- existence de plusieurs langues. Les partis Communiste et des Régions, déclarent reconnaître, accepter et vouloir le développement de la langue ukrainienne. Leur combat linguistique se situe davantage du côté d’une reconnaissance étatique et de l’instauration officielle d’un bilinguisme d’État, arguant du fait que la présence du russe est historique et significative. Mais, clairement, la question linguistique ne semble pas, de leur côté, revêtir l’importance qu’elle revêt du côté ukrainophone. Il suffit pour le constater, d’examiner le peu de place qu’occupe cette question dans leurs programmes. Ceci peut sans doute être expliqué par le fait que la langue russe jouit encore en Ukraine d’une image positive, fonctionnelle et d’une présence suffisam- ment importante et significative pour que son élévation officielle ne se situe au cœur des programmes.

3 Pour conclure : de l’idéologie linguistique à la définition

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