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1 Points de repères

1.2 Quelques jalons historiques

Turcs et Kurdes ont cohabité dans l’Empire ottoman sans antagonismes particuliers, les deux peuples affirmant au fil du temps leur loyauté aux sul- tans, loyauté renforcée à partir de 1856 où le rescrit Hatt-i Hümayun attribue l’égalité à tous les citoyens de l’Empire. Après la première guerre mondiale, au moment du démantèlement de « l’homme malade de l’Europe » (selon une expression attribuée au tsar russe Nicolas Ier), le traité de Sèvres de

1920 laisse entrevoir la possibilité d’un Kurdistan uni et autonome, mais cet accord n’étant pas ratifié par la majorité des signataires, il entraîne, au contraire, une réaction nationaliste au cœur de l’Anatolie, sursaut identitaire incarné par Mustafa Kemal. Durant la guerre d’Indépendance, les chefs kurdes se sont ralliés à la cause défendue par celui qui deviendra le fonda- teur de la nouvelle République turque. Cette population, qui n’a jamais été considérée comme une minorité (terme à signification religieuse en contexte turc), obtient dès 1923 tous les droits de la citoyenneté républicaine, mais ses différences culturelles sont niées. La Turquie, nation jacobine qui se veut une et indivisible, promeut en particulier l’unilinguisme et la conception d’une identité unique :

La politique de modernisation entreprise par Mustafa Kemal, loin d’être hostile à la population kurde du pays, et ne possédant pas la moindre conno- tation de type ethnique ou raciste, n’empêcha pas les Turcs et les Kurdes de la Turquie de se retrouver face-à-face à cause du caractère nationaliste du projet kémaliste, fondé sur les idées françaises de 1789 : un pays, une langue, une nation. Cette politique, supposant la population kurde comme une partie intégrante de la nation turque, implique de l’ignorer en tant que

minorité. (Billion, 2006 : 200)

1. Institut Kurde de Paris, www.institutkurde.org/publications/kurmanci/, consulté le 8 avril 2015.

Les Kurdes, qui seront appelés Turcs des montagnes, sont des citoyens à part entière pourvu qu’ils acceptent de se fondre dans la turcité telle qu’elle est définie par le kémalisme (sens 1 de l’adjectif « turc »). Mais nombre d’entre eux rejettent ce modèle dès les premières années de la République; les révoltes qu’ils organisent entre 1925 et 1938 sont sévèrement réprimées si bien qu’à l’orée de la seconde guerre mondiale, la résistance au pouvoir central est considérablement affaiblie. Hamit Bozarslan résume ainsi la situation des Kurdes de Turquie après la mort d’Atatürk :

Les deux décennies suivantes furent celles de l’essoufflement du mouvement kurde et d’une relative intégration de certains de ses dignitaires à la faveur du passage au pluralisme politique en 1946 et de l’alternance de 1950 qui intronisa un parti libéral. Certains nationalistes purent disposer d’un champ de manœuvre, fût-il étroit, en contrepartie du respect formel des rituels de l’unanimisme kémaliste. Le système politique turc géra ce compromis de fait tant qu’il n’aboutit pas à la formulation de revendications collectives et

explicites. (Bozarslan, 2004b : 86)

Vers la fin des années soixante, des rassemblements de masse commencent à se tenir dans les villes kurdes. Les revendications sont d’ordre cultu- rel et économique. Les premières associations kurdes officiellement recon- nues voient le jour. Mais, souligne Jean-François Pérouse, « le mouvement d’ouverture demeure très limité et sous contrôle » (Pérouse, 2005 : 362). Peu à peu, alors que la Turquie connaît une grande instabilité politique, la contestation s’amplifie et la répression se radicalise. D’un côté, certains nationalistes kurdes revendiquent la création d’un État indépendant; de l’autre, les autorités turques intensifient leur politique de dénégation, voire d’effacement de l’identité kurde. Ce qu’elles nomment « la question de l’Est » entre dans une nouvelle phase en 1977 : c’est à cette date-là qu’« un étudiant kurde d’Ankara, Abdullah Öcalan, met sur pied une organisation tournée vers l’action armée, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) » (Zarcone, 2005 : 117). La violence s’installe. Entre 1984 et 1999, elle prend la forme d’une guérilla intensive qui coûte la vie à plus de 30 000 personnes. L’état d’exception est déclaré en 1987 : les zones kurdes passent sous contrôle mili- taire, des millions de villageois sont déplacés, d’innombrables exécutions extrajudiciaires ont lieu. En 1999, Abdullah Öcalan est arrêté. La lutte armée cesse, l’état de siège est levé, mais les revendications culturelles demeurent. Des partis pro-kurdes, qui ont vu le jour pendant les années quatre-vingt-dix, font de la reconnaissance de l’identité du peuple kurde un combat politique. En 2002, la diffusion d’émissions en dialectes kurdes et l’enseignement privé

de ceux-ci sont autorisés. Mais la mise en pratique de cette nouvelle régle- mentation reste limitée. Par ailleurs, le contexte international, en particulier la situation instable en Irak, semble pousser le pouvoir turc à envisager les attentes kurdes comme un danger permanent qui menace la Turquie aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Du coup, de nombreux observateurs considèrent les négociations avec l’UE comme une chance de régler enfin ce conflit politique dans le respect de l’intégrité territoriale turque et de la spé- cificité identitaire kurde. Bozarslan et Pérouse notent respectivement que : Ce nouveau cadre pourrait permettre aux Kurdes de Turquie d’entrer dans un processus de démocratisation, d’en terminer avec le culte du chef, guère distinct de celui que la République turque voue à son fondateur, et, sortant de leur vision tragique de l’histoire, de donner un sens non conflictuel à leur double appartenance : citoyens d’une Turquie faisant partie de l’Union européenne et membres d’une communauté transfrontalière pour laquelle ils pourraient servir de modèle ou de relais. (Bozarslan, 2004b : 91) Il est donc urgent, en Europe occidentale comme en Turquie de reposer la « question kurde », en évitant de se perdre dans les impasses d’un ethnicisme réducteur comme dans celles d’une vision trop militaire, pour interroger les conditions politiques d’un être-ensemble qui suppose la reformulation d’un contrat social turc et un dépassement d’une vision trop exclusive et défensive

de l’État-nation. (Pérouse, 2005 : 387)

Nous allons donc à présent revenir sur le tournant que les années 2000 ont constitué pour la Turquie dans son ensemble et pour la minorité kurde en particulier, avec notamment deux dates importantes à retenir.

2 Les réformes des années 2000

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