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1 Cadre juridique de la politique linguistique en Ukraine

L’Ukraine a accédé à son indépendance le 24 août 1991 et a hérité de l’U.R.S.S., entre autres, une situation linguistique déformée due à la poli- tique de l’assimilation des Ukrainiens à l’époque soviétique menée sous les slogans de la lutte contre « le séparatisme de la Petite Russie » et « le nationa- lisme bourgeois ukrainien1». Un certain nombre de projets de loi votés par

les gouvernements de l’Ukraine indépendante ont visé à régulariser sur son territoire le statut de l’ukrainien et d’autres langues minoritaires, dont le russe. L’examen du cadre juridique de la situation linguistique en Ukraine dans une approche diachronique nous semble être un point de départ impor- tant pour l’analyse que nous proposons dans ce qui suit. Quatre textes, dont la Constitution ukrainienne (1996), la loi sur la Ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (2003), la Conception de la politique linguistique de l’État ukrainien (2010) et la loi sur les fondements de la politique linguistique de l’État (2012), sont d’une portée considérable. 1.1 La Constitution ukrainienne (1996)

L’article 10 de la Constitution ukrainienne, votée en 1996, postule que la seule et unique langue d’État est la langue ukrainienne. À cet égard, l’État doit assurer son développement harmonieux ainsi que son fonctionnement dans toutes les sphères de la vie publique sur tout le territoire ukrainien. En même temps, l’État garantit le développement sans contrainte, l’utilisation et la protection de la langue russe et d’autres langues des minorités nationales2.

1.2 La loi sur la Ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (2003)

La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée en 1992, vise à protéger et promouvoir les langues régionales ou minoritaires historiques de l’Europe3. L’Ukraine a signé la Charte en 1996, mais ne l’a

1. http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show/161/2010. 2. http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show/254/96-.

ratifiée qu’en 2003 en adoptant la loi sur la Ratification de la Charte euro- péenne des langues régionales ou minoritaires1. Les langues concernées

sont au nombre de 13, dont le biélorusse, le hongrois, le roumain, le russe et le tatar de Crimée.

La Charte ratifiée et la Loi sur la ratification sont vite devenues l’objet de spéculations politiques. Les collectivités locales des régions de Donetsk, Kharkiv, Lougansk, Mykolaïv et Zaporijjia, de même que les municipalités de Dnipropetrovsk, Donetsk, Lougansk, Kharkiv et Sébastopol ont pris la décision, aussi illégitime soit-elle, de rendre à la langue russe le statut de la langue régionale. De fait, le russe devait remplacer l’ukrainien dans la communication officielle, écrite et orale. Suite à ces événements, le ministère de la Justice rend public son avis juridique sur la décision de certaines collec- tivités locales (en l’occurrence la municipalité de Kharkiv et de Sébastopol et la collectivité locale de Lougansk) concernant le statut et l’utilisation de la langue russe qu’il juge illégitime puisqu’appartenant au domaine de la législation nationale, les collectivités locales n’étant pas en droit de prendre des décisions à ce sujet2.

Il est à noter que dans la traduction officielle du texte original de la Charte en ukrainien figure le terme « langue des minorités », qui ne correspond pas exactement aux « langues minoritaires » du texte d’origine :

La charte vise à protéger et à promouvoir les langues régionales ou mino- ritaires, non les minorités linguistiques. Pour cette raison, l’accent est mis sur la dimension culturelle et l’emploi d’une langue régionale ou minoritaire dans tous les aspects de la vie de ses locuteurs. La charte ne crée pas de droits individuels ou collectifs pour les locuteurs de langues régionales ou minoritaires. Néanmoins, les obligations des Parties en ce qui concerne le statut de ces langues et la législation interne qui devra être mise en place conformément à la charte devront avoir un effet évident sur la situation des communautés intéressées et de leurs membres pris individuellement3,

ce qui laisse la porte ouverte à de nombreuses interprétations et/ou spécu- lations politiques.

1.3 La Conception de la politique linguistique de l’État ukrainien (2010) Selon la Conception de la politique linguistique de l’État ukrainien, signée le 15 février 2010 par le président V. Iouchtchenko, et toujours en vigueur, celle-ci vise à :

1. http://zakon4.rada.gov.ua/laws/show/802-15. 2. http://maidan.org.ua/arch/arch2006/1147304017.html. 3. http://conventions.coe.int/Treaty/FR/Reports/Html/148.htm.

[...] assurer le respect rigoureux des garanties constitutionnelles concernant le développement harmonieux et le fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue d’État dans toutes les sphères de la vie publique sur tout le territoire ukrainien, le développement sans contrainte, l’utilisation et la protection des langues des minorités nationales et la satisfaction des besoins linguistiques des citoyens ukrainiens1.

1.4 La loi sur les fondements de la politique linguistique de l’État (2012) La loi controversée sur les fondements de la politique linguistique de l’État ukrainien, aussi appelée la « loi Kolesnitchenko-Kivalov2», fut votée par la

Verkhovna Rada3de l’Ukraine le 3 juillet 2012 avec de nombreuses violations

de la procédure du vote et signée par le président V. Ianoukovytch le 8 août 2012. Cette loi est entrée en vigueur le 10 août 2012, mais a été abrogée par la Verkhovna Rada le 23 janvier 2014 dans la nouvelle loi « Sur l’abrogation de la “Loi sur les fondements de la politique linguistique de l’État” ». Le 3 mars 2014, le président de l’Ukraine par intérim O. Tourtchynov rend publique sa décision de ne pas signer la nouvelle loi « malgré le fait que la loi [de 2012] n’est ni équilibrée, ni préparée d’une manière professionnelle4».

Il l’explique par la nécessité de préparer un nouveau projet de loi sur la politique linguistique en Ukraine qui garantirait le développement de toutes les langues en Ukraine. Le lendemain, la Commission spéciale est créée auprès de la Verkhovna Rada.

Ainsi, l’article 3 de la loi en question portant sur le droit de l’auto- identification linguistique proclame que « toute personne a le droit de définir librement la langue qu’elle considère comme maternelle et choisir la langue de communication, de même qu’elle a le droit de se définir comme bilingue ou plurilingue et de modifier ses préférences linguistiques5».

Les principes et les objectifs de la politique linguistique de l’État ukrainien sont définis comme suit (article 5) :

— la reconnaissance de toutes les langues traditionnellement utilisées sur le territoire du pays ou une de ses parties en tant que patrimoine national, l’inadmissibilité des privilèges ou des restrictions en fonction des choix linguistiques;

1. http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show/161/2010.

2. D’après les noms de famille de Vadym Kolesnitchenko et Serhii Kivalov, auteurs du projet de cette loi, représentants du Parti des Régions pro-Yanoukovytch.

3. Organe suprême de pouvoir législatif en Ukraine.

4. http://ua.korrespondent.net/ukraine/politics/3314338-turchynov-vidmovyvsia-pidpysaty- rishennia-rady-pro-skasuvannia-zakonu-pro-movy.

— la garantie du développement sans contrainte et du fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue d’État dans toutes les sphères de la vie publique sur tout le territoire du pays avec la mise à disposition d’une option d’usage parallèle des langues régionales ou des langues des minorités sur certains territoires et dans les cas justifiés;

— l’encouragement de l’usage des langues régionales ou des langues des minorités dans les formes orale et écrite dans l’éducation, les médias et la mise à disposition de l’option de leur utilisation dans les organes d’État et des municipalités, au sein du système juridique, lors de l’activité économique et sociale, lors des manifestations culturelles et dans d’autres sphères de la vie publique sur les territoires où de telles langues sont utilisées, et avec la prise en compte de l’état de chaque langue; la mise en œuvre du principe de plurilinguisme selon lequel tout un chacun parle librement plusieurs langues, à la différence de la situation où des groupes linguistiques séparés ne maîtrisent que leurs langues à eux (ibid.).

L’une des dispositions les plus controversées de cette loi concerne le statut des langues régionales. Ainsi, toute langue est proclamée régionale si le nombre de personnes la parlant et vivant sur un territoire défini dépasse (et parfois même s’il n’atteint pas) 10 % de la population locale. Dix-huit langues minoritaires sont ainsi concernées en Ukraine dont le russe, le biélorusse, le hongrois, le roumain et le tatar de Crimée. Qui plus est, l’article 7 de la loi linguistique en vigueur oblige toute personne vivant sur le territoire où une langue régionale fonctionne de la développer et de l’utiliser.

Il est également à noter que le projet même de cette loi a été critiqué par de nombreux experts et personnalités publiques, y compris la Commission de Venise. Sa Conclusion du 17 décembre 2011 met en lumière le déséquilibre dans l’interprétation par la loi des notions de langue régionale et minori- taire/de minorité et le statut privilégié accordé à la langue russe ainsi que les ressources financières considérables nécessaires pour l’application de la loi. Qui plus est, les experts ont remarqué que « la mise sur un pied d’égalité de la langue russe avec l’ukrainien affaiblirait les forces intégratives de cette dernière et mettrait en danger le rôle que toute langue unique d’État doit jouer1».

D’autres études ont démontré que le principe d’égalité entre la langue d’État et les langues régionales ou minoritaires dans l’administration,

l’enseignement, la recherche, la justice, la culture, etc. entre en contradic- tion avec l’acception de la notion de « langue d’État » et les lois en vigueur en Ukraine, la Constitution ukrainienne en particulier, et pourrait avoir des répercussions néfastes sur l’intégralité politique et socioculturelle de la nation ukrainienne1.

Suite à la signature de la loi par le président V. Ianoukovytch et son entrée en vigueur, le russe a été proclamé langue régionale dans les régions d’Odessa, Kherson, Mykolaïv, Kharkiv, Sébastopol, Zaporijjia, Dniprope- trovsk, Donetsk et Lougansk (au total dans 9 sur 24 régions ukrainiennes), le hongrois — dans la ville de Beregové (Subcarpatie), le roumain — dans les villages Tarassivka (région de Tchernivtsi) et Bila Tserkva (Subcarpatie). D’autre part, de nombreuses manifestations d’Ukrainiens s’y opposant ont eu lieu, surtout à l’Ouest de l’Ukraine (Lviv, Ternopil, Ivano-Frankivsk, etc.) et à Kiev. Plusieurs campagnes de mobilisation publique ont été (re)lan- cées dont « l’Ukraine contre Ianoukovytch » (juillet 2012-2014), « Faites des choses, ne touchez pas à la langue » (septembre 2010-aujourd’hui), « Ven- geance pour le schisme du pays » (mai-octobre 2012) sont parmi les plus connues. Elles visaient toutes la mobilisation de la société civile contre les spéculations politiques autour de la question linguistique en Ukraine et contre certains projets de lois linguistiques et des lois en vigueur dont la Loi Kolesnitchenko-Kivalov et la Loi sur l’abrogation de cette dernière. À l’époque, les médias ont beaucoup insisté sur le fait que l’abrogation de la Loi sur les fondements de la politique linguistique par la Verkhovna Rada de l’Ukraine avait ranimé un état d’esprit séparatiste dans les régions méri- dionales et orientales du pays qui a atteint son sommet en Crimée où, selon l’ancienne ministre de l’Éducation de la République autonome, membre du Parti des Régions V. Dzioz, « les gens avaient peur qu’on leur interdise de parler leur langue maternelle2». Les médias russes en couvrant cette

question ont baptisé la Loi sur l’abrogation « la Loi sur l’interdiction de la langue russe3».

Le logo de la campagne « Vengeance pour le schisme du pays » (cf. figure 1 page ci-contre) met également en lumière l’aspect politique du jeu par « la carte de la langue » et représente une hache no9073 (numéro de la Loi

Kolesnitchenko-Kivalov) qui coupe le pays en deux.

La réaction officielle ne se fait pas attendre. Le 18 mars 2014, dans son Appel (fait en russe) aux habitants des régions méridionales et orientales,

1. www.niss.gov.ua/articles/1227.

2. http://partyofregions.ua/ua/news/53170c24f620d2d20d00002a.

3. E.g. http://ria.ru/society/20150319/1053381791.html/#14408288829073&message=resize&relto= register&action=addClass&value=registration.

Figure 1 – Logo de la campagne « Contre le schisme du pays »

le premier ministre ukrainien A. Yatseniuk confirme son soutien à la décision de ne pas abroger la loi Kolesnitchenko-Kivalov et indique que « selon cette loi, la langue russe a de jure le statut d’une langue régionale dans toutes les régions où elle est dominante, mais de facto elle y est officielle avec les mêmes possibilités et droits que l’ukrainien1».

P. Porochenko, dernier président ukrainien officiellement élu, admet dans sa première interview au Figaro publiée le 27 juin 2014 que « l’abrogation du statut de seconde langue officielle du russe a été “une erreur : jamais je ne pourrai promulguer une loi pareille2” ». À ce jour, le président Porochenko

n’a pas mis son véto à la loi 2012 qui reste donc la loi en vigueur3.

2 Gestion politique de la situation linguistique en Ukraine en

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