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2 Exemples historiques de domination linguistique

Voici quelques exemples de situations de domination linguistique et leurs répercussions sur l’environnement linguistique des territoires concernés :

A. L’invasion de l’Europe néolithique, majoritairement « agricole, égali- taire, matriarcale », par des populations indo-européennes « fortement hiérarchisée[s], patriarcale[s] et guerrière[s] » (Walter, 1994 : 25) venues des steppes orientales entre le IIIeet le IIemillénaire av. J.-C. Elles

« impos[ent] à la “vieille Europe” [...] leurs langues indo-européennes : helléniques (le grec), italiques (les langues romanes, issues du latin), celtiques, germaniques, slaves... » (idem : 27). L’arrivée de ces langues a conduit à la disparition des langues « des populations déjà sur place, comme les Ibères, les Aquitains, les Ligures, les Étrusques ou les Sicules, qui parlaient des langues non indo-européennes » (idem); B. L’exportation de la koinè hellénique, issue du grec ionien-attique, vers

l’Égypte, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, l’Asie-Mineure et d’autres régions plus lointaines pendant la période des conquêtes mili- taires d’Alexandre III de Macédoine et la colonisation subséquente des- dites régions. Le phénomène d’hellénisation du territoire du Proche- Orient est marqué par l’usage de la koinè (ou « langue commune ») en tant que langue véhiculaire et administrative, d’abord parmi les soldats des armées d’Alexandre, venant de régions de la Grèce parlant des dialectes divers, et ensuite parmi les élites des territoires conquis, à partir du ivesiècle av. J.-C. et jusqu’à l’ère de l’Empire byzantin (ou

l’Empire romain d’Orient) vers le ivesiècle après J.-C, quand l’influence

du latin entre en concurrence avec la koinè grecque;

C. L’expansion de la République romaine et, par la suite, de l’Empire romain autour du bassin méditerranéen du viesiècle av. J.-C. à l’an

1. On utilise souvent des métaphores biologiques ou anthropomorphiques en parlant des langues (la vitalité, la mort...). N’oublions pas qu’il s’agit de la mort des dernières personnes parlant ces langues.

476 après J.-C. (date de la chute de l’Empire romain d’Occident). L’impérialisme romain fait disparaître, « en moins d’un siècle et demi, sous la poussée du latin, un grand nombre de langues [...] : lépontique, lusitanien, ibère, thraco-dace, illyrien, gaulois... » (Hagège, 2011 : 94). À leur place, la famille des langues romanes est née, dans laquelle on trouve aujourd’hui l’italien, l’espagnol, le portugais, le français, le roumain, le catalan, le provençal, le languedocien, le romanche, le corse...;

D. La propagation fulgurante de la langue arabe dite « littéraire » (la langue du Coran mais aussi de la poésie antéislamique) du viieau

viiiesiècle après J.-C., liée à l’expansion de la religion musulmane, à tra-

vers la péninsule Arabique jusqu’en Afrique du nord et en Espagne. La conquête territoriale de cette langue sémitique, influençant et influen- cée par les langues des peuples soumis ou convertis, donne lieu à de nombreux dialectes vernaculaires arabes. Du reste, « elle supplante un grand nombre de langues de la grande famille chamito-sémitique (en Afrique du nord : égyptien, berbère, etc.) et d’autres langues (au moyen orient : perse, latin, grec, etc.) » (Moussaoui, 2014 : 109); E. La colonisation européenne des Amériques, de l’Afrique, de l’Asie et de

l’Océanie, et la soumission des peuples et langues autochtones, dès la fin du xvesiècle jusqu’au milieu du xxesiècle. Parmi les conséquences

de la colonisation, soulignons dans le domaine linguistique :

— Des centaines de langues amérindiennes ont été lentement étouffées en Amérique du Nord par les colons britanniques, en raison de guerres et épidémies exogènes mais aussi et surtout, à partir du xixesiècle, par les « nouveaux » Américains et leur poli-

tique de refoulements, dits « déplacements », systématiques et for- cés, vers des « réserves » dans les terres peu fertiles de l’ouest. Par décret gouvernemental, la scolarisation sur ces réserves s’effectue exclusivement en langue anglaise (Prucha, 2000 : 173).

— La « conquista » génocidaire et fulgurante des Espagnols du terri- toire qui allait devenir l’Amérique latine, anéantit les peuples et langues autochtones des Empires inca, aztèque, et autres. À titre d’exemple, il existait plusieurs centaines de langues au Mexique en 1515, réduits à une centaine en 1570 (Hagège, 2011 : 28-29). — La colonisation portugaise en Amérique du Sud (en raison de

nombreux facteurs dont le génocide, l’esclavage, l’introduction de maladies exogènes) aurait réduit les 1 175 langues autochtones

qu’on pouvait compter au Brésil à la fin du xvesiècle à environ

180 aujourd’hui, « localisées pour la très grande majorité dans le bassin amazonien » (Renault-Lescure, 2009 : 41).

— En ce qui concerne l’Afrique coloniale, les langues vernaculaires parlées par les populations deviennent des langues de deuxième ordre au bénéfice des langues « officielles » des colonisateurs (l’anglais, le français, le portugais...). Cette situation perdure à l’époque actuelle, dite « post-coloniale », donnant ainsi l’avan- tage politique, économique et social à un nombre restreint de personnes maîtrisant ces langues. À titre d’exemple, seulement 15 % de la population de l’Afrique de l’Ouest parle les anciennes langues coloniales (Amedegnato, cité dans Barnett, 23 mai 2014). — Suite à la colonisation britannique de l’Inde, la langue coloniale est devenue une des deux langues officielles du gouvernement fédéral du pays, avec le hindi (ce dernier étant parlé par environ 50 % de la population). Néanmoins la langue anglaise n’est parlée qu’en tant que « langue seconde par une minorité de la population instruite qu’on évalue entre 8 et 11 % » (Montaut, 2004 : 1). Cette minorité constitue la classe dirigeante1, la grande majorité de la

population parlant une des 22 langues constitutionnelles, ou bien une des nombreuses langues minoritaires2.

— À l’arrivée définitive des Britanniques en 1788, l’Australie comptait de 250 à 270 langues indigènes, parlées par 1 million d’habitants. Aujourd’hui, après guère plus de deux siècles, 160 de ces langues se sont éteintes, 70 sont en danger de disparition et seulement 20 d’entre elles sont considérées comme ayant une chance de survivre (et cela à court terme3) (Walsh, 1993 : 1).

1. Le célèbre rapport de Macaulay de 1835 est le « texte à l’origine d’une volonté d’instruire la future élite indienne dans la langue anglaise de façon à “former une classe de personnes indiennes de sang et de couleur mais anglaise d’éducation, d’opinion, d’éthique et d’intellect” » (Montaut, 2004 : 1).

2. Les langues parlées en Inde s’élèveraient à 1 600 dont 398 sont officiellement réperto- riées. Par ailleurs, il faut également noter que l’anglais, outre son rôle d’ancienne « langue de l’oppresseur », servirait aussi, aujourd’hui, à neutraliser des tensions régionales, notamment entre les locuteurs de l’hindi dans le nord et les locuteurs de langues dravidiennes dans le sud. Pourtant, la prétendue neutralité de la langue anglaise (dans le contexte indien mais aussi ailleurs, comme il s’agit d’un argument généralement avancé pour promouvoir l’anglais comme langue véhiculaire mondiale) peut être mise en question. En effet, il est difficile de concevoir comment la langue qui reflète l’hégémonie politico-socio-économique mondiale pourrait être neutre.

3. Cette chute étonnante de langues est liée à la chute démographique du nombre d’Aus- traliens aborigènes et indigènes originaires du détroit de Torrès, à la suite des massacres et des politiques d’assimilation. Ils ne constituent plus que quelque 353 000 personnes selon

F. La création de l’État-nation qui implique une politique linguistique favorisant une langue particulière, souvent dite majoritaire, aux dépens des autres langues, souvent dites minoritaires ou régionales. Cette politique unilinguiste permet d’unifier le peuple, de susciter l’identi- fication et l’attachement à la langue privilégiée et, conséquemment, de favoriser la loyauté à l’égard de l’État. Elle s’oppose à la politique d’« écologie linguistique », découlant d’un principe d’égalité sociale : cette politique tend à préserver et valoriser la diversité linguistique d’un espace géographique donné.

Il existe de nombreux exemples d’États-nations dont l’histoire témoigne de la promotion d’une langue au détriment des autres. Pour une illus- tration exemplaire de cette idée, il ne faut pas chercher plus loin qu’en France même : l’élévation de la langue française au statut de seule langue officielle de la France et de la scolarité française1, au préju-

dice des langues régionales, aujourd’hui menacées de disparition et souvent appelées péjorativement « patois », à savoir l’occitan, le pro- vençal, le languedocien, le limousin, le gascon, le corse, le basque, l’alsacien, le breton... Des conflits entres langues officielles/langues régionales-minoritaires existent dans la plupart des États-nations d’Eu- rope, chacun avec ses particularités culturelles et historiques. Selon Henri Boyer, « l’espace géopolitique européen est souvent celui où s’est le plus développé l’idéal de l’État-nation ». Ce fait peut expli- quer, en partie, pourquoi l’Europe ne compte que 286 langues, soit 4 % des 7 102 langues estimées dans le monde selon les données de « Ethnologue ». L’Afrique, l’Amérique, l’Asie et l’Océanie compteraient respectivement 2 138, 1 064, 2 301 et 1 313 langues, soit 30,1 %, 15 %, 32,4 % et 18,5 % des langues totales;

le recensement de 1996 (environ 1,5 % de la population du pays), dont « seulement 40 000 ou 50 000 garderaient une connaissance de leur langue ancestrale » (Leclerc, « Les langues australiennes », 2015). Ainsi disparaît une culture et un mode de vie qui « privilégie[nt] la spiritualité à l’accumulation de biens matériels » et sont marqués par « une vision totémique du monde » respectant le patrimoine naturel. Cette culture et ce mode de vie sont supplantés par une culture européenne issue des Lumières qui cherche à donner un ordre à la nature et qui n’hésite pas à l’exploiter au nom de la progression « naturelle » de l’humanité (Bénigno, 2012).

1. Événements à retenir : — la « naissance » de la langue française dans les serments de Strasbourg (842), sa première documentation écrite; — l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) qui établit le français comme langue juridique (et non pas le latin); — la création de l’Académie Française (1634), faisant de la langue une affaire politique; — la politique unilingue de la première République avec, notamment, le rapport de l’abbé Grégoire sur les dangers des

patois (1794); — l’instruction publique et la scolarisation obligatoire en langue française (xixe

G. La domination actuelle de la langue anglaise, liée à la mondialisa- tion du système néolibéral américain. Selon l’opinion dominante, apprendre l’anglais serait la solution la plus pratique et la plus ren- table pour subvenir à nos besoins en communication de plus en plus interculturels. Pourtant, cette promotion se fait au détriment d’un plurilinguisme égalitaire soutenu par les pratiques de traduction, d’interprétation et d’enseignement-apprentissage d’une pluralité de langues, et donc promoteur d’une multiplicité de cultures, de valeurs et d’idées. L’anglais à vocation mondiale qui menace le principe de plu- rilinguisme n’est pas forcément la langue des poètes et auteurs anglo- phones, mais plutôt une langue « de service » et de communication simplifiée, souvent dite « la langue des affaires et de l’entreprise », ou encore « Global English » (« l’anglais mondial »). Elle est aussi vecteur de certains enjeux idéologiques des xxeet xxiesiècles, tels « l’occidenta-

lisation, la modernisation, la propagation de la culture internationale de la jeunesse et des technologies en vogue, et l’idéologie de consom- mation » (Fishman, 1987 : 8, cité dans Phillipson, 1992 : 10; traduction personnelle). De telles idéologies servent de stratégies commerciales et généralisent le système néolibéral américain, désormais mondialisé, ainsi que la domination de la langue anglaise.

Nous ne citerons que quelques exemples récents de la domination de l’anglais1:

— De nombreux anglicismes (emprunts linguistiques faits à l’anglais par une autre langue) envahissent les langues du monde, utilisés au départ dans des contextes commerciaux, informatiques, et dans la culture populaire, avant de s’installer dans l’usage quotidien, provoquant l’attrition de la langue d’origine et affaiblissant sa capacité d’innova- tion lexicale. À titre d’exemple, en français : « High tech’ », « light », un « after-work », du « marketing », un « best-of », un « remake », un « brainstorming », un « coach », un « brunch », un « lobby » et un « manager » plutôt que « haute technologie », « allégé », un « pot entre amis après le travail », du « mercatique », une « anthologie », une « nou- velle adaptation », un « remue-méninges », un « mentor », un « buffet matinal », un « groupe de pression » et un « directeur » ou « gérant »; — La place écrasante du cinéma américain dans le monde. À titre d’exemple, en 2014, sur 50 films qui ont atteint plus d’un million

1. Une grande partie de ces exemples sont tirés d’un contexte francophone, mais la domi- nation de l’anglais ne se limite aucunement à ce contexte.

de spectateurs en France, 31 venaient des États-Unis (contre 15 de la France) (source : CBO-Box-Office);

— Des entreprises de divers pays non-anglophones se servent de slogans en anglais, par exemple, le programme de fidélité « S’miles » de la SNCF, et la substitution du programme « Fréquence Plus » par « Flying Blue » d’Air France;

— L’usage de l’anglais en tant que langue de travail dans le secteur privé, à titre d’exemple : la société européenne Airbus, dont le siège est en France et qui a été créée pour concurrencer les sociétés américaines d’aviation, se sert de l’anglais en tant que « langue de communica- tion »; Rakuten, entreprise japonaise de commerce électronique, a décidé en mars 2010, en tant que stratégie organisationnelle, l’adop- tion de la langue anglaise dans la communication interne de leurs quelque 7 100 employés japonais;

— Bien que la prestigieuse « China Europe International Business School », à Shanghai, ait été créée en 1994 par la Commission européenne et le ministère chinois du Commerce extérieur, tous leurs cours se déroulent en langue anglaise;

— Lors d’une réunion à Bruxelles au Conseil de l’Europe, le 23 mars 2006, Ernest-Antoine Seillière, ancien président du Medef (Mouvement des entreprises de France), puis de l’UNICE (Union des industries de la communauté européenne, rebaptisée « Business Europe » en 2007), s’est exprimé en anglais, provoquant le départ brusque de Jacques Chirac, en marque de désapprobation. M. Seillière s’est défendu en disant : « Je m’exprimerai en anglais parce que c’est la langue des affaires »;

— Malgré une politique linguistique officielle de plurilinguisme, les ins- titutions européennes, représentant 28 pays et 24 langues officielles, utilisent de plus en plus exclusivement l’anglais comme langue de travail;

— Par le biais du Protocole de Londres, l’Office européen des brevets tend à imposer l’anglais comme langue scientifique et technique (cf. Assemblée Nationale, 4 février 2013);

— La recherche scientifique, y compris dans les sciences humaines et l’histoire, bascule presque entièrement vers l’anglais, avantageant les chercheurs, les idées et les intérêts anglophones (idem). Par ailleurs, le C.N.R.S. (Centre national de la recherche scientifique, organisme public de recherche en France) permet à ses candidats de postuler en anglais en raison de « la vocation internationale » de cet établissement;

— Au Québec, province canadienne francophone connue pour sa résis- tance linguistique, l’anglais gagne du terrain, et des associations de défense de la langue française dénoncent la « bilinguisation » progres- sive des institutions publiques;

— En France, l’article 2 de la « loi no2013-660 du 22 juillet 2013 relative à

l’enseignement supérieur et à la recherche », dite loi Fioraso, autorise les universités à dispenser des cours en langue étrangère (ce qui, dans les faits, signifie en langue anglaise), et rend ainsi caduques certaines dispositions de la « loi no94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi

de la langue française », dite loi Toubon, qui posaient comme principe que toutes les écoles et universités de France devaient dispenser leurs cours en langue française;

— Au Rwanda, dont la langue principale est le kinyarwanda, le gouver- nement a supprimé en 2009 le français comme langue d’enseignement au profit de l’anglais. Aujourd’hui, d’autres nations africaines franco- phones, anciennes colonies ou protectorats, sont poussées à suivre la même voie de substitution linguistique. À titre d’exemple, l’ambassa- deur américain au Maroc, Theodore Kattouf, milite pour que le Maroc se convertisse à l’anglais « afin d’assurer la durabilité et la viabilité de son développement économique » (Amine, 6 mai 2015).

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