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1 Contextualisation historique du débat sur la langue en Ukraine 1.1 L’Ukraine et la russification

Durant les plus longues périodes de son histoire, l’Ukraine fut incorporée à des États étrangers. Dès le xivesiècle et jusqu’en 1991, son territoire fut

ainsi éclaté et partagé entre différentes aires culturelles : l’Ouest fut annexé à la grande principauté de Lituanie, au royaume de Pologne, à l’Empire Habsbourgeois, à la Pologne puis à l’Union soviétique; les régions de l’Est furent, elles, intégrées à l’Empire russe puis à l’U.R.S.S. Sans entrer dans les détails d’une histoire qui se veut complexe, il importe ici de prendre conscience de la longue période d’occupation qu’a subie l’Ukraine et qui a constitué un frein au libre développement de la culture ukrainienne; soit parce que la culture dominante a été imposée ou qu’elle a été jugée plus attirante, mais le plus souvent parce que toute manifestation de spécificités nationales, y compris et surtout de la langue, a été réprimée. La langue ukrainienne a, par conséquent, très longtemps été perçue comme un dialecte russe et l’histoire de l’Ukraine, comme une part des histoires russe, polonaise ou soviétique (De Juriew, 2003 : 174).

Sous l’Empire russe (1721-1917), et dans le but d’unir le peuple russe, une politique de russification linguistique à l’encontre des Ukrainiens a été mise en pratique, avec plus ou moins de rigueur, selon les empereurs. La russification se fondait sur le supposé caractère prestigieux et civilisé de la langue russe. L’utilisation de l’ukrainien et le développement d’une culture nationale pouvant porter atteinte à cette unification, la russification s’accom- pagnait donc de mesures répressives destinées à stopper le développement de la culture nationale ukrainienne : interdiction d’imprimer des textes et des journaux en ukrainien; interdiction de représentations de pièces et de publi- cations de chansons en ukrainien; imposition du russe dans l’enseignement et dans l’administration; arrestation et emprisonnement, voire exécution d’intellectuels et de représentants de mouvements nationalistes ukrainiens. Les empereurs installèrent ainsi une politique d’uniformisation où le russe s’imposa dans la société. Au xixesiècle, un mouvement national ukrainien

naquit (Taras Chevchenko en fut le plus célèbre représentant) et tenta de résister à la domination linguistique, il survit comme il put mais, privé d’école dans la langue, de journaux, de théâtre, d’organisations nationales, victime de sévères répressions, il se trouva la plupart du temps condamné à la marginalisation et à la stagnation.

Au début du xxesiècle et à la fin de l’Empire russe, l’Ukraine passa sous la

l’Ukraine soviétique commença par une période d’ukrainisation. Lénine prônait en effet, au début des années 1920, une politique des nationalités qui s’exprimait par la promotion des langues et des cultures nationales et par l’implantation aux postes à responsabilités de personnalités ukrainiennes. L’ukrainisation fut donc mise en route car c’est à l’aide de la langue nationale que les nouvelles valeurs soviétiques devaient être ancrées dans les popula- tions non russes. L’ukrainien fut ainsi pour la première fois reconnu comme langue administrative et la politique d’ukrainisation amena une sensible consolidation de la nation ukrainienne. Mais cette construction nationale accélérée et cette consolidation linguistico-culturelle réveillèrent également des revendications politiques et suscitèrent ainsi la méfiance de Moscou. C’est ainsi que, dans les années 1930, le régime stalinien se montra particu- lièrement répressif face aux velléités d’affirmation nationale des Ukrainiens. De nouveau, la russification linguistique toucha l’Ukraine et en priorité la population urbaine du Sud, de l’Est et du Centre, milieu fortement russifié où les Ukrainiens se trouvaient exposés à une forte pression assimilatrice. La plupart des opposants nationaux ukrainiens s’insurgeaient ouvertement contre la russification et se déclaraient en faveur d’un libre développement de la culture ukrainienne. Même si la fin de l’Union soviétique fut marquée par une plus grande liberté accordée aux différentes nationalités, on peut toutefois conclure que la langue ukrainienne sous l’U.R.S.S. fut donc margi- nalisée avec succès grâce à une propagande perfectionnée et par des procédés administratifs qui limitaient au maximum les possibilités de manifester une identité nationale. La notion de nationalité était en effet subordonnée à une identité supérieure, « supranationale » — soviétique (Riabtchouk, 2003 : 113). Les citoyens qui tentaient d’une manière ou d’une autre de protéger leur langue, leur culture, leur identité de la russification et de la soviétisation étaient qualifiés de nationalistes et étaient ainsi condamnés.

1.2 Le contexte linguistique post-soviétique

La langue et la culture ukrainiennes ont donc dû subir l’impact d’une idéologie linguistique unificatrice et ont ainsi connu de dures pressions dans les Empires russe et soviétique. L’obtention formelle de l’indépendance en 1991 n’a pas pour autant réglé la question linguistique en Ukraine. La loi du 28 octobre 19891proclamait l’ukrainien seule langue d’État, mais

prévoyait l’usage du russe par ses locuteurs dans les régions où ils étaient majoritaires. La Constitution adoptée en 1996 confirmait l’ukrainien comme

1. « Loi sur les langues dans la République socialiste soviétique d’Ukraine », abrogée, consultée en ligne le 28 avril 2015 : http://zakon4.rada.gov.ua/laws/show/8312-11.

unique langue d’État mais la formulation des dispositions relatives aux autres langues favorisait le statut du russe. L’article 10 précise en effet que « le libre développement, l’emploi et la protection du russe et d’autres langues de minorités nationales sont garantis1». Il semble ainsi qu’un statut spécial

ait été reconnu à la langue russe, ni langue d’État, ni simple langue d’une minorité. En 2012, suite au projet de loi proposé par le Parti des Régions, le russe a obtenu le statut de « langue régionale » dans les régions où il était parlé par plus de 10 % de la population (soit 13 des 27 régions administratives de l’Ukraine2).

Si la langue ukrainienne a, depuis 1990, enfin obtenu une reconnaissance, une présence et un statut officiels, il semble néanmoins évident qu’aujour- d’hui encore, dans un État ukrainien indépendant, le russe occupe une place de choix. Quiconque arpente les rues des cinq plus grandes villes d’Ukraine, Kiev, Kharkiv, Donetsk, Odessa ou Dnipropetrovsk, pourra rapidement et facilement constater, dans les conversations ou dans la publicité, dans les menus des restaurants ou dans les journaux, l’omniprésence du russe et la discrète place accordée à la langue nationale. Une description très sommaire des rapports entre le russe et l’ukrainien dans l’Ukraine contemporaine les présenterait donc ainsi3: l’ukrainien est majoritaire dans les échanges

formels du domaine officiel (école, administration, politique, justice, secteur public) et le russe prévaut dans les échanges quotidiens et/ou informels (maison, rue, lieux de proximité, lieux de loisirs, journaux) et dans le secteur privé et économique (Besters-Dilger, 2005 : 49). Étant donné la dissymétrie, presque 25 ans après sa déclaration d’indépendance, la question de l’ukrai- nisation et du statut des langues continue donc d’être à l’ordre du jour en Ukraine. La question de savoir si les ukrainophones de ce fait constituent un groupe dominant en Ukraine et si la langue ukrainienne, langue officielle, d’État, est dominante en Ukraine, reste ouverte.

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