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Norme linguistique et stratégie économique : regard sur la politique linguistique panhispanique de l’Espagne

Carmen Alén Garabato

Université Paul-Valéry Montpellier 3 — EA-739 Dipralang

On sait que l’histoire coloniale de l’Espagne a démontré la pertinence de ce qu’écrivait Antonio de Nebrija en 1492 dans la préface de sa Gramática

castellana, adressée à la Reine Isabel de Castilla : « La langue a toujours été la

compagne de l’Empire1. » Mais si le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire

du pays colonisateur sur les territoires colonisés prit fin en 1898 avec la perte du Cuba et des Philippines, l’influence de l’Espagne sur ses ex-colonies a continué jusqu’à nos jours et s’est même renforcée au fil du temps. La langue a été et continue à être une pièce maitresse dans le maintien de cette influence. Car si l’hispanophonie (tout comme la francophonie) est bien un espace linguistique et culturel, elle n’en est pas moins un espace économique et de pouvoir stratégique2(cf. Alén Garabato et Boyer (éds.), 2014).

Certes, des mouvements revendiquant l’émancipation des normes lin- guistiques ibériques ont bien existé3et existent toujours comme le montre

un récent manifeste Por una soberanía idiomática (« Pour une souveraineté lin- guistique ») lancé en 2013 par un groupe de linguistes argentins et prenant pour cible ce qui est dénoncé comme un pan-nationalisme espagnol, dont les signataires considèrent que l’Institut Cervantes est à présent l’un des

1. « Siempre fue la lengua compañera del imperio », Antonio de Nebrija, « Prólogo a la gramática de la lengua castellana », Gramática de la lengua castellana, Salamanca, 1492.

2. Ce qui explique que lorsque ces x-phonies deviennent des X-phonies (x-phonies ins- titutionnalisées, Calvet, 2008 : 79) elles dépassent le cadre post-colonial. Rentrer dans telle ou telle X-phonie ouvre les portes à de nouveaux marchés et à de nouvelles aires d’influence économique ainsi qu’idéologique.

3. Cette tendance « anti-hispaniste » ou « criollista », qui a comme objectif l’émancipation du

castillan argentin de la norme péninsulaire, s’était déjà développée à la fin du xixesiècle au sein

de ce que l’on a appelé la Génération de 1937 (des jeunes intellectuels universitaires fortement inspirés du Romantisme européen) « para quienes la independencia política implicaba la emancipación

cultural y lingüística » (« pour qui l’indépendance politique impliquait l’émancipation culturelle

instruments privilégiés1. Mais face à ces résistances centrifuges, les forces

centripètes ont toujours été très audibles : la création au Mexique en 1951 de l’ASALE (Asociación de Academias de la Lengua Española2) montre bien

une volonté de maintenir l’unité de la langue espagnole en Amérique ainsi que ses liens avec la norme européenne. Volonté, certes, promue par des « initiatives privées et, moins souvent, par l’initiative des gouvernements d’Espagne3», qui aspiraient « au renforcement de cette unité et au dévelop-

pement d’une conscience panhispanique, opérationnelle d’un point de vue culturel, économique et politique4».

En effet, au-delà de l’intérêt linguistique ou culturel, la conscience pan- hispanique a très vite intéressé les mondes du commerce et des finances, qui ont joué un rôle très important dans le renforcement de ce sentiment d’unité. Au xixesiècle, s’appuyant sur des initiatives plus ou moins privées,

des associations comme l’Unión Iberoamericana (créée en 1885) travaillèrent afin de fortifier le sentiment d’appartenance à un même « peuple ». Comme le rappellent Martín Montalvo et Martín de Vega :

D’après ses statuts, l’Unión Iberoamericana voulait être « une Association internationale ayant comme objectif le renforcement des rapports d’amitiés sociaux, économiques, artistiques et politiques de l’Espagne, du Portugal et des Nations américaines, promouvant la compréhension la plus cordiale entre ces peuples frères5».

Les enjeux économiques de l’unité de la langue espagnole n’ont cessé de s’accroitre : un marché de près de 470 millions de locuteurs natifs6(cf. le

rapport El español, una lengua viva de 2014, publié par l’Instituto Cervantes7)

dans un espace géographique fortement convoité par l’empire économique (et politique) nord-américain.

1. « Por una soberanía idiomática », El País, 17-09-2013, 12.

2. L’ASALE rassemble actuellement 21 pays où la langue espagnole est parlée (y compris les Philippines où l’espagnol n’est plus langue officielle et les EEUU où seul l’anglais est langue officielle, mais qui accueillent une forte population hispanophone).

3. « Iniciativas privadas y, en menos ocasiones, por el impulso de los gobiernos de España », Del Valle, 2011 : 468.

4. « al fortalecimiento de esa unidad y al desarrollo de una conciencia panhispánica que resultara

cultural, económica y políticamente operativa », Del Valle, 2011 : 468.

5. « Según sus Estatutos, la Unión Iberoamericana pretendía ser “una Asociación internacional que

tiene por objeto estrechar las relaciones de afecto sociales, económicas, artísticas y políticas de España, Portugal y las Naciones americanas, procurando que exista la más cordial inteligencia entre estos pueblos hermano” », Martín Montalvo et Martín de Vega, 1985 : 163.

6. 540 millions comme langue native, seconde ou étrangère.

7. http://eldiae.es/wp-content/uploads/2014/07/El-espa\%C3\%B1ol-lengua-viva-2014.pdf, document consulté en mai 2015.

La valeur économique de la langue a été bien comprise par les autorités linguistiques, économiques et politiques de l’Espagne démocratique, qui ont mis en place en quelques décennies un dispositif de politique linguistique panhispanique complexe à la hauteur des enjeux du maintien et du renfor- cement de cet espace économique et de pouvoir stratégique, représenté par l’Hispanidad.

La mise en place de ce dispositif coïncide avec le développement remar- quable des entreprises espagnoles en Amérique latine :

Après avoir eu une présence presque inexistante au début de la dernière décennie, l’Espagne est devenue le deuxième pays investisseur de la région (devancé seulement par les États-Unis), et le premier pays d’origine euro- péenne. Ceci représente plus du 60 % du total de notre investissement étranger1.

Il sera question dans cet article de ce dispositif de politique linguistique dont la pièce maîtresse est la Real Academia Española (Académie royale de la langue espagnole), institution officielle directement liée à la couronne d’Espagne, dont le rôle de gardienne de la norme (et de l’unité de la langue) a été renforcé. Ce dispositif implique outre les spécialistes et autorités en matière de langue, les entreprises et les banques espagnoles (et/ou œuvrant sur le territoire hispano-américain) ainsi que les médias (presse écrite, médias audiovisuels, Internet).

J’ai essayé de représenter ce dispositif à l’aide du schéma page suivante (figure 1), dans lequel on peut voir les institutions et les secteurs (financiers, culturels, médiatiques) impliqués dans cette politique linguistique panhis- panique. Je n’ai pas développé le rôle de l’Institut Cervantes, qui s’occupe de la diffusion de l’espagnol à l’étranger2(et donc dans des pays non his-

panophones), car dans cet article il est question de la politique linguistique postcoloniale de l’Espagne, concernant uniquement ses ex-colonies.

1. « De una presencia casi inexistente a principios de la pasada década, España se ha convertido en

el segundo inversionista en la región (solo superado por Estados Unidos) y el primero de origen europeo, constituyendo más del 60 % del total de nuestra inversión extranjera », Casilda Béjar, 2001 : s/p.

2. Bien qu’il contribue aussi à la politique économique de l’État espagnol, comme le procla- mait Serrano Monteavaro (2012 : 4) : « De son côté, l’Institut Cervantes, notre fer de lance dans la diffusion de l’espagnol à l’étranger, compte 77 centres répartis dans le monde entier. Le travail de l’Institut Cervantes [...] est sans commune mesure, car ses antennes en plus de donner des cours d’espagnol sont devenues de vrais centres de représentation de la “Marque Espagne” » [politique d’État initiée en 2012 et qui a pour objectif d’améliorer l’image de l’Espagne dans le monde] (« Por su lado, el Instituto Cervantes, nuestra avanzada en la difusión del español en el

exterior, cuenta con 77 centros repartidos por todo el mundo. La labor del Instituto Cervantes, [...] no tiene parangón, pues sus sucursales no sólo imparten clases de español sino que se han convertido en auténticos centros de representación de la “Marca España” »).

Figure 1 – Politique linguistique postcoloniale de l’Espagne.

1 La Real Academia Española (RAE, Académie royale de la

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