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2 Jeu d’enchâssements verticaux et régimes de fractures horizontales

Dans le pendule de Ribeiro, la minorité infime accaparante (1 %) domine des majorités, constituées conjoncturellement de minorités actives ou sou- mises — dont les minorités « ethniques », majoritaires ou non à échelle locale. Le pouvoir totalitaire s’ingénie à fragmenter et défragmenter, composer et recomposer ces parties majoritaires et leurs constituants minoritaires, dans le temps et dans l’espace sociopolitique. Dans ce schéma, Ribeiro a gros- sièrement configuré des secteurs d’un conglomérat (la ruche, en bas de la figure de droite), en insistant sur les secteurs productifs et marginalisés.

1. À la fin du siècle passé, comme le rappelait Eduardo Galeano (1998 : 28) en citant un rapport des Nations Unies, les dix personnes les plus riches de la planète détenaient une richesse équivalente à la valeur du PIB de 50 pays, et 447 milliardaires cumulaient l’équivalent des revenus de la moitié de l’humanité.

Brésil colonial Brésil actuel

Marginaux (laissés pour compte)

Paysans Ouvriers Indépendants Classes dominantes Classes dominantes Hommes libres Esclaves Fonctionnaires

Figure 1 – Modèle du pendule de Darcy Ribeiro (1978 : 88)

Mais on pourrait reconfigurer un schéma analogue en tenant compte des minorités ethniques ou de secteurs contestataires dans n’importe quelle société donnée. On obtiendrait toujours, en termes de verticalité du pouvoir politique et socio-économique, une structure pendulaire de ce type. Seules les composantes de la ruche changeraient.

Dans les systèmes totalitaires des deux pôles (extrême gauche et extrême droite), qui relèvent de ce que nous appellerons désormais la totalité bipo- laire (ou Tot. Bipol.), les sociétés civiles vivaient sous la coupe d’un parti unique intensément idéologisé, participant d’un modèle économique oligar-

chique, sous fort contrôle vertical et clientéliste sur la mobilité sociale. Les deux

situations correspondaient également à des hégémonies géostratégiques glo-

bales, relevant de formes d’impérialisme — comme le fait remarquer Eduardo

Galeano, la mondialisation ou la globalisation n’est autre que l’élégant et pédant euphémisme valant pour, dans les faits, ce que le jargon de la partie gauche de la Tot. Bipol. appelait jadis impérialisme (cf. Galeano, 1998 : 41). Le

clientélisme n’était jamais qu’une perversion du contrat social, renégocié avec

des secteurs transnationaux forts de l’usage que ceux-ci pouvaient exercer de la violence, criminelle ou militaire, comme les cartels criminels ou les intérêts de partenaires étrangers « alignés ».

Dans son essai qui tient lieu de véritable brûlot philosophique Critique de la

raison cynique, Peter Sloterdijk (1983) propose un modèle de fragmentation et

d’atomisation/concentration, qui s’applique aux mécanismes de contrôle et d’emprise sur les sociétés civiles par les États totalitaires ou post-totalitaires :

— Brisement du temps (accélérer et rendre inerte à la fois) [BT];

— Brisure des partis (prolifération de factions sous autorité sourcilleuse) [BP];

— Brisure des secteurs (attrition des secteurs solidaires et atomisation interne) [BS];

— Brisure des intelligences, course à la fausse conscience (Aufklärung), notamment par un travail de sape du potentiel de résistance des majorités

distribuées [BI].

Ce travail continu de sape et de casse revient à une extension du domaine du cynisme, par rapport aux phases précédentes (pourtant réputées offi- ciellement « totalitaires » ou « autoritaires », et constitue un programme commun des modèles (auto)proclamés post-totalitaires.

— Brisement de l’espace et des territoires [BE];

— Brisure des projections et des structures, brisure des projets de société [BPS];

— Brisure des liens sociaux et des interactions entre groupes et individus [BLS];

— Brisure des causalités et occultation des conséquences [BC].

L’auteur de ces lignes a pu observer de 2000 à 2006 ces modalités dans un pays d’Amérique centrale lors de sa phase de transition démocratique après le caudillisme des militaires « conservateurs » — le Guatemala (cf. Léonard, 2005, 2009, 2012). Le brisement du temps (BT) opérait par la technique du « double agenda », consistant à neutraliser toute disposition en faveur des droits linguistiques et culturels, mais aussi en faveur des droits civiques et socio-économiques, par un contre-agenda prioritaire de lois et de réformes néolibérales et juridiques qui rendaient systématiquement caduques ou impraticables toutes les concessions accordées aux secteurs les plus défa- vorisés ou culturellement différents de la société guatémaltèque (Léonard, 2009). La brisure des partis [BP] et la brisure des secteurs [BS] opérait par la multiplication des factions politiques d’une part, cultivée sous cloche par la pratique du clientélisme politique, et par la poursuite de la répression contre les dirigeants syndicaux, notamment des organisations agraires en faveur d’une redistribution des terres et d’une réorganisation plus équitable des circuits de distribution et de commercialisation. La brisure des intelligences

[BI] consistait à encourager de faux débats (sur la « cosmovision maya », par exemple) et à reproduire des contenus et des formes d’éducation conserva- trices et assimilationnistes dans l’éducation « bilingue et interculturelle », en négligeant la réarticulation des savoirs et des droits autochtones avec des revendications concernant l’ensemble de la société civile et des secteurs dépossédés de la société (paysans sans terres, communautés multilingues des « fronts pionniers » en situation de déréliction agraire, de paupérisa- tion et d’isolement, populations déplacées durant la guerre civile, etc.). Le brisement de l’espace et des territoires [BE] était patent dans le découpage des « communautés linguistiques », fondé sur une approche positiviste et simpliste de la cartographie ethnolinguistique maya (21 communautés, en retenant des subdivisions discutables au sein des continuums dialectaux quichéan et qanjobalan1— cf. Léonard et dell’Aquila, 2009). La brisure

des projections et des structures [BPS] dominait l’ensemble de l’économie politique du pays, qui affichait de toutes parts des « projets » locaux de développement : à la notion d’État-providence se substituait une myriade de micro-projets, dont une part considérable gérée par des institutions carita- tives liées aux secteurs évangéliques2(églises fondamentalistes protestantes).

Les « temples » des sectes évangélistes poussaient comme des champignons

1. C’est du moins ce que commentent nombre de sociolinguistes et activistes mayas au Guatemala, certains disant même que « les linguistes nord-américains sont venus nous diviser ». Or, c’est techniquement faux : les linguistes en question, comme Terrence Kaufman, ont toujours posé clairement le problème de la division langue-dialecte : soit on divise le quichéan en autant de langues comme le sakapultek ou le sipakapek face au k’iche’, en retenant trois langues, soit on n’en garde qu’une. Il faut choisir (cf. Kaufman, 1976). Mais en aucun cas ces linguistes ont intentionnellement imposé ces divisions. Ils les ont proposées sur la base de critères linguistiques. Ce sont ensuite les politiques et les législateurs qui ont fait et entériné des choix. Nous avons montré par ailleurs que, à tout prendre, même les options les plus « divisionistes », comme le choix de diviser en quatre langues le continuum dialectal q’anjob’al, s’est avéré, dans la praxis de l’aménagement linguistique, une opportunité très avantageuse, dans une perspective écologique : lorsque le réseau des bureaux de l’académie des langues mayas du Guatemala voyait certaines de ses officines locales s’affaiblir, d’autres prenaient le relai. (Léonard et Petrović, 2015 : 270-275).

2. Sur les biais de la culture managériale de projets, ou « économie projecturale », cf. les observations sans concession d’Aet Annist au sud de l’Estonie (Annist, 2005, 2009). Nous avons évoqué également cette question dans Léonard, 2014. L’économie projecturale est l’une des cratotechniques utilisées par le néolibéralisme pour transférer de l’État à des instances paragouvernementale ou privées les responsabilités sociales. Sur le papier, c’est le règne de la concurrence libre et non faussée. Dans la réalité des pratiques, c’est le règne de l’arbitraire, de la normativité tatillonne, quand ce n’est pas la voie libre pour le clientélisme et toutes les formes tangentielles d’économie (prévarication, favoritisme, népotisme, etc.). Aet Annist (2005) décrit plus précisément le caractère sectaire et vériconditionnel des comités d’attribution de projets culturels dans une microrégion du sud de l’Estonie en situation de crise agraire et socio-économique en raison de la politique monétariste et néolibérale des gouvernements postcommunistes. Sa modélisation s’applique également à nombre de comités d’attribution de crédits de recherche universitaires, aussi bien qu’à des comités décidant d’affectation de crédits pour les ONG des pays en voie de développement.

après la pluie dans tous les villages et hameaux du pays, tandis que les services sociaux nationaux, dans les questions sanitaires, de santé ou d’édu- cation, finissaient par ne plus faire fonction que de strate antérieure à cette explosion superficielle de structures volatiles, paternalistes et prosélytistes. La brisure des liens sociaux et des interactions entre groupes et individus [BLS] transparaissait dans les revendications sectorielles des organisations des vétérans des milices d’autodéfense montées par le régime dictatorial durant la guerre civile (que le gouvernement de transition tardait à rétribuer ou à dédommager, pour autant qu’il ait même pensé le moins du monde s’acquitter de cet engagement) ou dans l’attitude des sectes évangélistes vis- à-vis des organisations mayas traditionalistes ou « revitalistes ». Les victimes de la répression ne parvenaient pas à se faire entendre, pas plus que les ins- tances internationales ou nationales ne parvenaient à résorber l’impunité et à neutraliser les multiples branches des services répressifs, qui continuaient leurs exactions en sourdine. La brisure des causalités et occultation des conséquences [BC] était l’un des phénomènes les plus choquants : alors que de patientes et prudentes enquêtes réalisées tout au long d’une décennie (1992-2002) avaient démontré que la guerrilla n’était responsable que de 5 % des crimes et des exactions commis durant la Violencia — contre 95 % relevant du terrorisme d’État et de ses multiples bras armés paramilitaires —, la causalité était inversée au sein d’une opinion publique désinformée.

Certes, la société civile n’était pas non plus angélique, et nombre d’orga- nisations et d’experts s’adonnaient à de multiples formes plus ou moins patentes et conscientes de corruption, malgré les dispositifs mis en place afin de juguler cette maladie politique. Par exemple, les présidences tour- nantes au sein d’ONG guatémaltèques, n’accordant que des mandats d’un an renouvelable. Quoi de plus ingénieux, a priori, pour prévenir toute vel- léité d’abus de pouvoir? Dans la réalité, nous avons pu constater que ce système aboutissait précisément au résultat contraire : les « présidents tour- nants » au sein d’organisations territorialement ramifiées formaient vite un réseau solidaire, dont le conseil se gardait bien de désavouer aucun de ses membres, dans une logique de renvoi d’ascenseur — selon le mécanisme tacite : « cette année nous te protégeons, comme tu nous protègeras l’an prochain si nécessaire. » Nous précisons ce point afin de rappeler que nous n’envisageons pas la verticalité comme seule modalité d’oppression — loin de là — : l’oppression est davantage un champ de force complexe qu’une relation simplement hiérarchique et verticale, et une vision unilatérale des procédés et mécanismes de sujétion ou de domination serait naïve. À ce titre, les essais du présent volume ne font guère de concession non plus aux

agents impliqués à divers étages ou niveaux des systèmes d’oppression et de propagande : même les ergons reproduisent des schémas totalitaires et coercitifs en leur sein. Nous avons pu observer ce phénomène par exemple au cœur même du réseau de la communalité dans la Sierra Juarez, dans l’État de Oaxaca (cf. contribution de Vivien Caubel), en y mettant en pratique des ateliers d’écriture en langues autochtones et de réflexion sociale critique, en août 2012, avec des lycéens d’établissements secondaires alternatifs : non seulement ces ateliers révélèrent une quasi-impossibilité de débattre dialectiquement (thèse, antithèse, synthèse) du système politique de la com- munalité, en raison d’une forte auto-censure, mais il apparut alors que des familles avaient été expulsées lors de la mise en place du système commu- naliste dans la municipalité, en raison de leur dissidence — ce qu’un tel système ne saurait, en principe, tolérer.

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