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3 Pour conclure : de l’idéologie linguistique à la définition d’une identité nationale

Le rapport entre langue ukrainienne et langue russe constitue donc un clivage idéologique entre les différentes forces politiques du pays et tra- verse l’ensemble des discours politiques depuis 1991. Étudier les contacts entre langues, surtout quand ce contact a été conflictuel et imposé, revient nécessairement à « porter attention aux représentations qu’ont les uns des autres les groupes en interaction, aux attentes, aux motifs, aux conflits, aux procédures et stratégies d’adaptation ou, au contraire, aux mécanismes de rejet, de résistance et de défense » (Windisch, 1989 : 197). Il semblerait qu’une stratégie d’adaptation ait été adoptée par les russophones, prônant ainsi une forme de tolérance citoyenne : reconnaître et conserver l’ukrai- nien et instaurer le bilinguisme officiel. Pour les ukrainophones militants, parler l’ukrainien c’est être loyal et fidèle à la patrie. Par conséquent, leurs programmes se basent surtout sur une stratégie de défense et de résistance à la langue russe.

Nous avons sciemment choisi, pour cette contribution, d’analyser les discours des partis situés aux deux extrémités de l’échiquier politique afin de

montrer la palette des sensibilités linguistiques qui existent dans l’Ukraine post-soviétique. La situation est en réalité plus complexe : aucune de ces deux tendances idéologiques opposées n’est parvenue à s’imposer et aucune ne peut être considérée comme dominante — ni la défense du russe ni l’ukrainisation. On peut constater que le soutien à l’ukrainien est, en général, plutôt faible dans la population et qu’il s’agit davantage du combat des intellectuels et des politiciens que d’un réel mouvement civil et populaire. Dans certaines régions du Sud et de l’Est ukrainiens, le programme de promotion de la langue ukrainienne rencontre peu de succès parce que d’une part, il n’est pas ou peu accompagné d’actions politiques concrètes et d’autre part, il ne résiste pas à la factualité du quotidien : les Ukrainiens usent des deux langues, n’en utilisent qu’une, passent de l’une à l’autre, selon les circonstances, sans vraiment s’interroger sur les raisons et les causes de ce choix, sans se sentir investis d’une mission nationale ou se sentir coupables de trahison.

Depuis 2013 et le déclenchement du conflit en Ukraine, ces idéologies sont toutefois fortement médiatisées. D’Ouest en Est, le clivage linguistique est à l’image du clivage politique du pays et du choix idéologique qu’il doit effectuer. Le débat linguistique ne cesse d’occuper depuis 25 ans le cœur de l’actualité politique car, nous semble-t-il, la langue est mythifiée et symbolise un combat plus grand. Les prises de position sur le statut du russe ont leurs racines dans un autre débat : celui de la direction et de la définition de la nation ukrainienne, qui font se confronter deux conceptions distinctes. À la vision d’une identité nationale fondée sur l’ethnicité ukrainienne1, qui

reprend l’argumentaire nationaliste, s’oppose une identité nationale fondée sur la slavité orientale, sur la bi-culturalité de la nation ukrainienne et sur l’héritage commun entre les Russes et les Ukrainiens. Pour les militants de cette dernière conception, il ne s’agit pas de contester l’existence de l’Ukraine en tant que Nation et qu’État souverain, mais rappelant l’ancrage historique des Russes dans le pays et affirmant par ce biais une certaine appartenance à l’État ukrainien, ils plaident en faveur d’une Ukraine bi-culturelle et bilingue. Ces deux conceptions de la langue recoupent finalement deux concep- tions de l’identité nationale ukrainienne et c’est la raison pour laquelle, le débat linguistique s’est nécessairement invité dans les questions que sou- lève aujourd’hui le conflit ukrainien. Et l’Ukraine doit encore, sur la route de sa quête identitaire et selon les directions géopolitiques qu’elle choi- sira de prendre dans les prochaines décennies, affronter bon nombre de

questions quant à la mise en place d’une politique linguistique efficace : si on peut être bilingue, peut-on cependant avoir deux identités? Dans quelle mesure, la russophonie en Ukraine est-elle réellement un choix? Jusqu’où peut-on nier ou interdire la présence d’une autre langue sur son territoire? L’unilinguisme est-il réellement un facteur d’unification de la population? Peut-on se sentir appartenir à une Nation quand on ne maîtrise ni n’utilise la langue nationale? L’égalité des langues et leur égale répartition sur un territoire ne relèvent-elles pas du mythe? Que faut-il retenir de l’histoire dans la planification linguistique?

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La gestion politique de la situation linguistique

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