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2 Question minoritaire après la chute du communisme

L’éclatement des deux fédérations, la Yougoslavie et l’U.R.S.S., a ébranlé toute la structure administrative qui soutenait et maintenait un relatif équi- libre dans la répartition entre les majorités et les minorités. Cet éclatement a été suivi au mieux par une montée des tensions, au pire par des guerres ou des conflits1, qui ont engendré des déplacements contraints et forcés d’une

1. En ce qui concerne la Yougoslavie, quatre conflits ont marqué l’éclatement du pays : Slovénie (1991), Croatie (1990-1995), Bosnie (1992-1995) et Kosovo (1999). La Russie, principale héritière de l’U.R.S.S., a eu, quant à elle, à gérer les deux guerres en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000), et a pris le parti d’intervenir dans un ensemble de conflits impliquant les territoires séparatistes des anciennes républiques soviétiques (la crise ukrainienne étant le dernier en date). Les pays du Caucase, devenus indépendants après l’éclatement de l’U.R.S.S., ont également connu des tensions et des crises, dont certaines de très grande ampleur, comme le conflit opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan autour du Haut-Karabagh (1988-1994). Mais c’est surtout

partie de la population, et ont abouti à la modification de la configuration sociolinguistique et territoriale. Sur les territoires devenus indépendants, les populations anciennement majoritaires se sont parfois trouvées en position de minorités, tandis que les minorités ont été propulsées en position de majorités. Quoi qu’il en soit, à partir du moment où l’État commun a cessé d’exister, il incombait à chaque pays devenu indépendant1de réorganiser

son espace en fonction de nouvelles frontières et de nouvelles répartitions démographiques.

Dans ce qui suit, après avoir mentionné les flottements terminologiques qui ont accompagné la dislocation de deux États fédéraux et analysé les chan- gements démographiques induits par les conflits, nous prendrons quelques exemples, à notre sens significatifs, pour illustrer le repositionnement à géométrie variable des majorités et des minorités sur l’échiquier glottopoli- tique ex-yougoslave et ex-soviétique. Ne pouvant, par souci de concision, aborder de façon détaillée l’ensemble des pays des Balkans et du Caucase, et afin de rendre l’analyse plus accessible, nous ferons porter notre regard sur deux pays où les questions minoritaires ont parfois été ouvertes de façon virulente : la Serbie et la Géorgie.

2.1 Yougoslavie vs Serbie

En ce qui concerne la Yougoslavie, si les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Macédoniens, les Monténégrins et les Musulmans2étaient considérés

jusqu’alors comme des peuples constitutifs de la fédération, la disparition de celle-ci les a privés de certains privilèges dus à ce statut, notamment en dehors du territoire de leurs nouveaux pays respectifs. En effet, ils ont pu continuer à bénéficier de ce statut dans les États nouvellement créés3— avec

quelques réajustements pour certains4—, mais pas toujours en dehors de

en Géorgie que l’indépendance a été accompagnée par l’ouverture de plusieurs fronts : Abkhazie (1992-1993), Ossétie du Sud (1991-1992 et 2008), sans oublier les tensions en Adjarie (2004).

1. Les indépendances des ex-républiques ou provinces yougoslaves n’ont pas été procla- mées en même temps. La Slovénie a été la première à se déclarer indépendante (le 25 juin 1991), le Kosovo — province jusqu’alors serbe — a proclamé son indépendance le 17 février 2008. L’U.R.S.S. a été officiellement dissoute en décembre 1991. Les trois républiques du Caucase accédèrent à l’indépendance à cette occasion. D’autres déclarations d’indépendance suivront, notamment en Géorgie : Abkhazie et Ossétie du Sud, en 1992.

2. Les Musulmans, avec un M majuscule, étaient considérés comme un peuple constitutif de la fédération yougoslave, sans que cette dénomination implique forcément une appartenance religieuse.

3. Ainsi, chaque peuple mentionné supra est devenu automatiquement la « nation » dominante dans son État indépendant.

4. Nous pensons ici notamment au fait que la dénomination « Musliman » a été partiel- lement remplacée par la dénomination « Bošnjak » aujourd’hui (autrement dit, les Musulmans d’autrefois sont de nos jours désignés par le terme de Bosniaques).

leurs frontières. Or, durant les décennies de la vie commune, les frontières internes ont été maintes fois franchies — ce dont il y a tout lieu de se réjouir, à moins de cautionner l’ethno-nationalisme — et nombreux sont ceux qui se sont trouvés « du mauvais côté » de la frontière. Après l’éclatement du pays commun, ils sont devenus de facto des minorités, en attente de reconnaissance de ce statut par les « nouvelles » instances officielles, alors que sur le même territoire d’autres minorités pouvaient être reconnues et donc légitimées, souvent de longue date1. Pour certains, ce « déclassement » a été mal vécu,

comme, par exemple, pour les Serbes, compte tenu de leur domination démographique et politique dans l’ex-Yougoslavie, ce qui a été d’ailleurs largement exploité par la politique nationaliste.

La problématique des réfugiés serbes — même si ce n’est pas la question centrale de notre article — a également tout à voir avec la modification de la configuration sociolinguistique qui touche les minorités2. La Serbie a

été traversée à plusieurs reprises, à la fin du siècle passé, par des flux de réfugiés, dont la relocalisation a servi en partie les objectifs politiques du régime, et pouvait avoir des conséquences d’autant plus préoccupantes pour des régions à forte diversité ethnique comme la Voïvodine. Par exemple, dans la commune de Temerin, où résidaient 9 661 Hongrois, on a « accepté », avant le milieu des années quatre-vingt-dix, 5 526 réfugiés, ce qui a modifié considérablement sa situation démographique et sa composition ethnique (Manjine u Srbiji, 2000 : 19). La reconfiguration sociolinguistique qui s’est opérée dans cette province autonome était importante, tandis que la situa- tion économique et l’afflux massif de réfugiés des zones de guerre croate ou bosniaque d’abord, kosovare ensuite, ont renforcé les animosités entre groupes nationaux.

Pour revenir à notre problématique centrale, la création de nouveaux États indépendants, à partir des anciennes républiques yougoslaves, a démultiplié les catégories de minorités. En effet, chaque pays doit gérer aujourd’hui un ensemble de paradoxes dus à la problématique minoritaire, et se trouve confronté à plusieurs types de minorités, avec un éventail de droits différents, qui mènent parfois à des impasses juridiques. Ainsi, en Serbie, les nouvelles

minorités coexistent-elles avec les anciennes minorités — celles qu’on nommait 1. Ce décalage existant entre les minorités autochtones et les minorités nouvelles a été parti- culièrement médiatisé en Slovénie. Tandis que les minorités historiques, italienne et hongroise, démographiquement faibles, ont bénéficié d’un grand éventail de droits, la reconnaissance du statut minoritaire pour les « nouvelles minorités » (Serbes, Croates, Bosniaques, etc.), même si démographiquement beaucoup plus fortes, a davantage mobilisé l’opinion publique, parfois hostile à cette reconnaissance.

2. Les deux populations ont déjà fait objet d’analyses contrastives. Cf., par exemple, Ilić, 2001.

des nationalités ou communautés nationales. Celles-ci ont, pour la plupart, conservé leurs droits. Il s’agit, par exemple, de Slovaques, de Roumains, de Ruthènes, etc. Certains ont tout de même été mieux lotis que d’autres, car la redéfinition de la répartition majorité/minorité a permis des « promotions » : les Roms ont obtenu ainsi le statut de minorité en 2002. D’autres encore ont pu enfin sortir de l’ombre : il s’agit de ceux que l’on pourrait appeler des

minorités cachées1.

2.2 U.R.S.S. vs Géorgie

En ce qui concerne la Russie, son expansion vers le Caucase, que se par- tageaient déjà l’Empire ottoman et l’Empire perse, a commencé au xviiieet

s’est achevée au xixesiècle. L’annexion de ce territoire a été présentée comme

une « mission civilisatrice » et comme un « acte de défense et de soutien des peuples accablés par l’Iran et l’empire ottoman » (Bendianachvili, in Assatiani & Bendianachvili, 1997 : 253). Le pouvoir russe, puis soviétique, a réussi à maintenir presque sans interruption son contrôle sur la région2

jusqu’à la fin du xxesiècle et les déclarations d’indépendance. En effet, l’uni-

fication de la région par les Russes n’est « jamais parvenue à annihiler les velléités d’autonomie et d’indépendance, qui se sont manifestées à chaque affaiblissement de la puissance russe » (Radvanyi, 2013 : 39). Si les indé- pendances des trois républiques caucasiennes constitutives de la fédération soviétique — Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie — ont été acceptées par le pouvoir central, celle de la Tchétchénie, république russe3, proclamée de

façon unilatérale, a eu pour conséquence une guerre terrible, en 1994, lors de laquelle la Russie a essayé, sans succès, de faire rentrer la république rebelle dans son giron. La deuxième guerre en Tchétchénie, officiellement terminée en 20004, a réussi à mettre sous contrôle les aspirations séparatistes des

Tchétchènes. Les guerres en Tchétchénie, ainsi que l’ensemble des conflits qui ont lieu dans le Caucase, ont provoqué d’importantes migrations de

1. Tel est le titre de l’ouvrage publié en 2004 par l’Institut d’études balkaniques de Belgrade :

Skrivene manjine na Balkanu (Sikimić (dir.), 2004).

2. Notamment au prix de déportations massives, au milieu des années 1940, des « peuples punis » (Nekritch, 1982), jugés comme potentiellement dangereux pour la stabilité de l’État. Dans le Caucase, ce fut le cas avec les Tchétchènes et les Ingouches, mais aussi les Kalmouks, les Balkars ou encore les Meshkètes.

3. En effet, dans la structure administrative soviétique, on faisait une différence entre les républiques socialistes soviétiques (ex. Géorgie, Estonie, Tadjikistan...) et les républiques socialistes soviétiques autonomes, faisant partie des premières (ex. Tchétchénie-Ingouchie en Russie, Abkhazie en Géorgie, Karakalpakie en Ouzbékistan, etc.).

4. En réalité, la guerre s’est transformée pour les indépendantistes les plus farouches en guérilla, tandis que pour les Russes elle a évolué en lutte contre le terrorisme, qui s’étend désormais aux territoires voisins : Daghestan, Kabardino-Balkarie, etc. (cf. Матвеевa et al., 2012; Казенин, 2009).

populations, d’une part vers les grands centres urbains situés au nord-ouest, comme Moscou, d’autre part au niveau régional, notamment vers les villes de Krasnodar et de Stavropol, vers lesquelles se sont dirigés en priorité les réfugiés de Transcaucasie1et de Tchétchénie, sans pour autant y trouver

toujours un très bon accueil (Eckert et Kolossov, 1999 : 59-61).

Ces migrations forcées ont eu pour résultat de grands changements dans la structure ethnique : tantôt c’étaient les populations titulaires d’une unité administrative qui expulsaient les populations minoritaires, créant ainsi des espaces ethniquement davantage « purs », tantôt c’est un mouvement inverse qui se produisait : dans des régions plutôt homogènes, comme à Stavropol et à Krasnodar, l’arrivée massive de réfugiés et de migrants économiques créait des espaces ethniquement diversifiés (Radvanyi & Beroutchachvili, 2009 : 22). En effet, aux migrations politiques et celles causées par les guerres, s’ajoutaient aussi des migrations économiques, et celles provoquées par un climat général d’instabilité :

Les soubresauts politiques et les conflits armés ont jeté sur les routes des milliers de réfugiés et, dans le même temps, la déstabilisation générale ainsi créée a incité au départ d’autres habitants, non directement concernés par ces guerres, décidés souvent à regret par la pression des campagnes nationalistes et xénophobes qui se développaient ici ou là.

(Radvanyi & Beroutchachvili, 2009 : 32) De l’ensemble des pays et des régions du Caucase qui se sont embrasés après l’éclatement de l’U.R.S.S., excepté la Tchétchénie, c’est la Géorgie qui a été le plus touchée, aussi bien par les conflits que par les crises politiques à répétition ou, tout simplement, par l’effondrement du système économique. La Géorgie a ainsi connu une guerre civile en 1991-19922, notamment en Min-

grélie, associée à une monté des nationalismes, y compris celui de la majorité après avoir retrouvé l’indépendance3, de même qu’elle a connu les aspira-

tions séparatistes de ses provinces, qui ont abouti aux pertes territoriales4

et économiques5. Les conséquences ont été dramatiques durant la dernière

décennie du siècle passé : appauvrissement de la population, corruption,

1. C’est le nom donné au Caucase du Sud, tandis que le Caucase du Nord, sur le territoire russe, est nommé la Ciscaucasie.

2. Provoquée par la politique du président Z. Gamsakhourdia, elle se finira par l’élection de son principal adversaire politique, E. Chevardnadze.

3. En effet, la proclamation de l’indépendance s’est accompagnée d’« une montée en puis- sance d’un discours et de comportements chauvins, comme si le tabou de l’internationalisme et de l’amitié entre les peuples était soudain levé » (Serrano, 2007 : 50).

4. Le territoire de l’Abkhazie représente 8 600 km2, celui de l’Ossétie du Sud 3 900 km2

(Thual, 2001 : 15).

5. En particulier suite à la séparation de l’Abkhazie, région riche en plantations d’agrumes, de vignes, de thé et de tabac.

chômage provoqué par le passage à l’économie de marché, dégradation des conditions de vie. Le xxiene va pas apporter l’apaisement attendu. À peine

la révolution des roses terminée, en 20031, les tensions reprendront, en 2004,

dans une autre région bénéficiant d’une autonomie — l’Adjarie —, tandis que l’année 2008 sera marquée par la réouverture du front ossète. Tous ces événements ont poussé des milliers de personnes, aussi bien membres de la majorité que ceux des différentes minorités, vers l’exode ou l’exil, et ont redistribué les cartes ethniques, opération dont pratiquement personne n’est sorti gagnant.

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