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3 Perspectives : force et faiblesse des ergons

Les contributions réunies dans le présent volume constituent une polypho- nie à échelle globale décrivant des études de cas qui illustrent à des degrés divers et dans un jeu de combinatoires sans cesse renouvelé les systèmes

d’emprise décrits dans ce qui précède — emprise post-totalitaire, postcolo-

niale et de plus en plus, post-démocratique, dans le monde contemporain globalisé. Une fois les ressources des périphéries coloniales épuisées ou compromises dans des guerres non plus interétatiques, mais entre bandes armées criminelles (que ce soit pour le pétrole, les diamants, ou les stupé- fiants), et au fur et à mesure que progressent les formations paraétatiques de type milices et bandes paramilitaires, les centres hégémoniques replient leur avidité financière sur les centres eux-mêmes. On voit ainsi les sociétés civiles des pays dit « développés » devenir la nouvelle frontière à l’expansion d’un capitalisme dérégulé élégamment affublé de l’euphémisme de « marché » — par ailleurs sacralisé, puisque dans cette logique, les « marchés » ont toujours raison. Il est désormais clair que les décideurs politiques et les responsables militaires n’apprennent pas de leurs erreurs, et sont peu enclins à retenir des acquis des sciences sociales des recommandations frappées à l’aune du bon sens et de l’observation attentive de la réalité des situations — y compris en matière de droits linguistiques et de stratégie glottopolitique, comme le montre l’article d’Alexia Kis-Marck au sujet de l’Ukraine. Polariser, attiser le feu, semer le vent, récolter la tempête : aucun de ces actes insensés ne répugne aux gouvernements populistes ou (néo)conservateurs et même, désormais, social-démocrates. La forfaiture récente du gouvernement grec

après le « non » à hauteur de 60 % au référendum sur les mesures d’austérités imposées par la Troïka financière — forfaiture obtenue avec un pistolet à finances sur la tempe, certes — fait désormais partie de la routine de nos sociétés contemporaines. On pourra de moins en moins attendre de la rai- son, de l’empathie et du courage politique de la part des gouvernances, qui seront de plus en plus standardisées en fonction des exigences du « marché » et des cycles de cataclysmes provoqués par l’obstination des gouvernants et des oligarchies à ne pas renoncer à un modèle de « croissance » économique, d’hégémonie géofinancière et d’épuisement des ressources naturelles et de dégradation planétaire (dont le réchauffement climatique n’est qu’un des multiples aspects). Tous les secteurs institutionnels sont contaminés par cette expansion ne tolérant aucune objection du modèle néolibéral — y compris l’Université et le monde de l’éducation et de la recherche publique, qui est d’autant plus vulnérable qu’il s’avère bien moins résistant et contestataire qu’on n’aurait pensé — il s’est même révélé complice et émule enthousiaste sur bien des plans, cf. Dupont, 2014.

La seule alternative, pour le moment, semble se développer dans les

ergons : ces microstructures contre-hégémoniques, résilientes, comme les

autonomies communales que décrit Vivien Caubel dans le présent ouvrage, dans les réseaux associatifs et de mobilisation politique. Mais les systèmes répressifs ou les milices paramilitaires ont tôt fait de venir à la rescousse des États lorsque ces expérimentations et ces vagues de contestation vont trop loin (et la limite est, de leur point de vue, très vite atteinte). Mais entre l’autonomie autarcique des Lilliputiens et le délitement des réseaux sur la « Toile », l’horizon reste sombre : le H.C.R. de l’ONU a récemment annoncé que le nombre des réfugiés, suite à des désastres écologiques et à des violences criminelles ou actes de guerre s’est élevé à soixante millions de personnes en 20141— un chiffre proche de la population totale d’un pays

comme la France (66,03 millions d’habitants en 2013).

Un fait est cependant frappant — et alarmant — : les sociétés civiles ne sont pas aussi préparées à affronter la raison cynique de leurs dirigeants post-totalitaires et post-démocratiques. Les mécanismes que nous avons décrits ici et que dénoncent et démontent les contributions de ce volume, à partir d’études de cas glottopolitiques, ne sont pas suffisamment connus des électorats et des populations. Les tendances à l’amalgame, au ressentiment irréfléchi, à l’incohérence, voire à la xénophobie et au racisme restent mal- heureusement très prégnantes aussi bien dans les sociétés aux économies

1. Cf. www.lemonde.fr/international/article/2015/06/18/60-millions-de-refugies-en-2014-selon-le- hcr_4656597_3210.html.

« avancées » que dans les pays pauvres. Sur le plan tactique et militaire, ainsi que sur le plan politique, les ergons « ne font pas le poids » face aux machines de propagande et aux systèmes répressifs des États néolibéraux — autrement dit des hégémons. Un caracol zapatiste peut être rasé du jour au lendemain par une bande paramilitaire — on prétendra alors cyniquement dans la presse officielle que c’est là le résultat d’une rixe avec les « narcos » (alors que les Zapatistes s’en tiennent soigneusement à l’écart), ou entre paysans pour des conflits agraires. Un réseau d’internautes peut voir ses sites fermés sous des prétextes divers. Souvent, les réseaux de dissidents ou de contestataires face à des abus des hégémons (comme les « peuples des ZAD » en France), sont affaiblis soit de l’intérieur par des débats spécieux ou des rivalités de pouvoir ou d’influence, soit de l’extérieur par des inter- ventions musclées de corporations en collusion avec des lobbys relevant des hégémons. Il n’est guère aisé d’être un ergon au royaume des hégémons, tout comme il n’est guère aisé d’être une minorité face à une immense majorité — ou d’être une majorité distribuée, et donc minorisée, dans un secteur donné, qu’il soit syndical, politique, économique ou socioculturel. Pour l’instant, cependant, la force des ergons réside dans leur créativité, leur caractère exem- plaire de leurs solutions techniques (illustration concrète et palpable qu’un autre monde est possible), leur pouvoir de communication et leur capacité d’utiliser à bon escient leurs acquis éducatifs. La brutalité et l’arrogance des hégémons post-totalitaires et postdémocratiques préservent encore partiel- lement les ergons, tout comme Goliath n’a que faire de centaines de David miniatures. La tendance est même, comme on le montre l’actuel dénouement des « printemps arabes » depuis le début de l’actuelle décennie, dans une montée exponentielle de formes de répression et de réaction paramilitaire contre les sociétés civiles ayant eu l’audace de s’émanciper — et en utilisant les brèches dans les hégémons « classiques ». Cette évolution est en parfait accord avec la condition hégémonique néolibérale (ou l’état néolibéral selon l’acception de ce terme chez Macip Rios, op. cit.), qui se satisfait pleinement de la criminalisation des économies (déclassement socio-professionnel et corruption, « gouvernements-parrains » ou protecteurs de secteurs crimi- nels, expansion des marchés informels et spéculation sauvage, etc.). Plus d’un quart de siècle après l’effondrement de l’Union soviétique, l’horizon est très sombre, et les espoirs suscités au lendemain de la chute du mur, dont l’ancien dissident Václav Havel se faisait l’écho, en suggérant que les peuples ayant souffert du totalitarisme à l’Est de l’Europe allaient contribuer à rendre le monde meilleur par résilience, ont fait long feu. On ne peut que citer une fois de plus le célèbre aphorisme d’Antonio Gramsci : il ne nous reste que le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

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