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Conclusion : pour une typologie des situations minoritaires Les parallèles entre les deux espaces abordés dans cette contribution, les

Balkans et le Caucase, ni entre les deux pays qui nous ont servi de prisme pour avancer vers une typologie des situations minoritaires, la Serbie et la Géorgie, ne manquent pas : position de carrefour, intérêt stratégique pour les grandes puissances, complexité ethnique, religieuse et linguistique, régimes (post)totalitaires, violence des affrontements, déplacements et migrations internes, espoirs investis en la démocratisation non réalisés, ou encore :

[...] mêmes « poussières d’États », même calendrier de la désintégration, mêmes imbrications des populations, mêmes usages de l’histoire et pesan- teurs des identités rivales. (Serrano, 2007 : 274) Le survol des minorités de Serbie après la chute du communisme nous a permis de faire apparaître des éléments de typologie des minorités, qui les rendent toutes, par leur qualification, nouvelles, même si certaines peuvent se prévaloir d’une longue histoire ou d’une longue implantation sur le territoire de l’actuelle République de Serbie. C’est leur relation à la fois au

centre et aux autres minorités qui leur donne ce cachet nouveau. S’il est indéniable que toute identité est une construction historique et psychosociale, que nulle identité n’est définitive ou pérenne en soi, cette étude de cas illustre ces considérations anti-essentialistes et constructionnistes de manière particulièrement explicite, comme le suggère le tableau ci-dessous, qui récapitule les différents types de minorités que nous venons d’examiner :

Minorité Caractérisation

Hongrois promotion par défaut Albanais résidualité

Roms reconnaissance inopérante Ruthènes stabilité déclinante

Minorités cachées invisibilité

Une des leçons de cette étude de cas est que la langue n’est pas nécessai- rement le déterminant majeur, puisque des « minorités cachées » comme les Allemands ou les Macédoniens de Serbie font profil bas en dépit d’une évidente spécificité ethnolinguistique. Elle est plutôt un motif de la trame du discours identitariste, dont on ne sait où s’arrête la finesse du grain. C’est donc là que le terme glottopolitique prend tout son sens, en tant que champ de participation, de revendication, d’activisme, de positionnement et de questionnement du politique à travers la langue et la différence de langue, non pas par essence, mais par énonciation et manière de décliner la différence. À cela s’ajoutent des facteurs externes déterminants, comme le poids démographique, le degré d’intégration, voire de prospérité socioéco- nomique, la localisation géographique par rapport aux centres urbains — facteur qui semble défavoriser les Ruthènes, par exemple. Le fait glottopo- litique relève donc à la fois de la sociologie du langage, de la psychologie sociale et de l’urbanisme. Ce système complexe que montre la Serbie 25 ans après l’éclatement de la Yougoslavie, avec tous les paradoxes de la « boîte de Pandore », qui a démultiplié les condensations minoritaires dans le champ social et le long d’un axe transfrontalier d’une grande densité, est riche en leçons pour l’Europe dans son ensemble.

L’exemple géorgien illustre la désillusion d’un peuple et d’un pays qui, d’une position privilégiée sur le plan économique (richesse du sol, ressources naturelles), climatique, culturelle, politique (plusieurs hommes politiques soviétiques de première importance étaient d’origine géorgienne), a plongé dans un chaos indescriptible, et a entrainé dans ce tourbillon l’ensemble

des populations minoritaires, dont nous venons d’examiner quelques cas emblématiques :

Minorité Caractérisation

Abkhazes réaction ethnonationaliste Adjars compromis résilient Meshkètes diasporisation

Tchétchènes poche de radicalisation intrusive Svanes régionalisme périphérique

Ce tableau rend compte des situations dans lesquelles la langue est moins un vecteur de tensions qu’un élément collatéral, puisque l’incidence des facteurs géostratégiques domine. La durée brève joue ici davantage que la longue durée historique, à la différence de la situation balkanique. En effet, le poids démesuré des enjeux stratégiques frontaliers d’un petit pays coincé entre deux puissances régionales majeures (Russie et Turquie, en relation de rivalité de fond en termes d’hégémonies régionales) et surtout, des conséquences (et aléas) à la fois de la configuration multinationale soviétique conçue par Staline, puis de la désoviétisation, change la donne.

Ces deux typologies des minorités impliquent également deux attributs des minorités de manière générale : d’une part, toute « communauté » ethno- linguistique ou culturelle est une petite puissance à elle seule, au sein d’une configuration d’acteurs socio-politiques minoritaires et majoritaires, d’autre part, elle peut se mobiliser dans une logique participative ou des formes d’activismes ou au contraire, éviter toute action de cet ordre en choisissant de ne pas donner d’extension, sur le champ social partagé avec les autres composantes d’une société, de ses intérêts ou de ses revendications. Dans le premier cas, elle participe à l’histoire à travers plusieurs cercles concen- triques du champ social (du local au national et au global, en passant par le régional ou des secteurs du champ social); dans le deuxième cas, elle devient militante ou préfère s’en tenir à l’adage « vivons heureux, vivons cachés ». On voit à quel point puissance et hégémonie sont deux concepts différents : un éclat d’empire ou une petite nation peuvent avoir une puissance, qui s’exerce dans le compromis, la concorde ou au contraire, le conflit.

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