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Le régime de Vichy et le choix du corporatisme d’Etat

1 re Partie : La pluralité des modèles économiques occultée par la réglementation

Section 2. L’institutionnalisation de la filière autour du corporatisme d’Etat

B. Le régime de Vichy et le choix du corporatisme d’Etat

335. Pour ce qui est des semences, l’organisation corporative verra le jour dès 1941.

On estime que, sans l’avènement d’un tel régime, il aurait été difficile d’imposer l’organisation unique et obligatoire voulue par les dirigeants agricoles qui tiennent en mains l’essentiel des pouvoirs économiques et réglementaires nécessaires pour « discipliner les masses paysannes »630.

En dépit d’un certain conflit d’intérêts entre l’Etat et les acteurs économiques, l’avènement d’un régime autoritaire permet l’accomplissement de nombreux projets que les défenseurs d’une politique corporatiste n’avaient pu accomplir jusqu’alors (1°). C’est ainsi que l’organisation institutionnelle de la filière semence se cristallisera sous Vichy sur le modèle du corporatisme d’Etat (2°).

1°) La collaboration des dirigeants agricoles avec le régime de Vichy

336. L’arrivée de la guerre met un terme temporaire au conflit des conceptions entre

corporatisme spontané et corporatisme imposé631. Suite à une récolte largement déficitaire en 1940, les dirigeants agricoles sont invités à rejoindre le ministère de l’Agriculture ou celui du ravitaillement. Nombre d’entre eux font partie du gouvernement632 et participent à

627R. BERTRAND, Le corporatisme agricole et l’organisation des marchés en Allemagne, Paris, LGDJ, 1937. 628Voir par exemple à propos du corporatisme en Allemagne, Italie et le Portugal, D. PESCHE, Le syndicalisme

agricole spécialisé en France, op. cit., 2000 ; ou encore, G. PIROU, Economie libérale et économie dirigée, op. cit., 1947.

629J. LACHAUD, Les institutions agricoles, Paris, MA Editions, 1987, p. 73.

630 S. BERGER écrit : "Le recours au corporatisme est justifié par la nécessité de discipliner les masses paysannes". S. BERGER, Les Paysans contre la politique, le Seuil, 1975, p. 169 Le comte Hervé BUDES de GUERIBRIANT, présidant la Commission nationale d’organisation corporative, résumera très clairement l’état d’esprit des dirigeants agricoles de l’époque. Il dira « Vichy donne enfin l’occasion à notre parti de triompher. Ce que le régime parlementaire n’a pu réaliser, la Corporation nationale paysanne l’a obtenu en quelques mois grâce à un gouvernement nouveau et à l’autorité personnelle du maréchal Pétain », in Ibid p.14.

D’autres seront déçus de cette tournure étatiste que prend l’organisation corporative du secteur agricole. Louis SALLERON écrit : « La vérité nous oblige à dire que la première année d’expérience de la Corporation paysanne marque un succès net pour l’étatisme » ; L. SALLERON, Naissance de l’Etat corporatif, Grasset, 1942, p. 14.

631M. BRAIBANT, La France paysanne et l’Europe, Sorlot, 1941, p. 54.

632 Par exemple, Jean Achard, l’un des principaux dirigeants de la Confédération Générale de la Betterave, devient ministre du ravitaillement de décembre 1940 à juillet 1941.

l’élaboration d’une organisation corporatiste de la filière agricole sous la direction de l’Etat. C’est ainsi que débute une collaboration soutenue entre les professionnels agricoles et le pouvoir politique et administratif633. A dater de ce moment, une collaboration de confiance remplace la méfiance634.

Dès septembre 1940, l’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA) propose la dissolution des organisations syndicales agricoles, ce que fait le Gouvernement de Vichy. Elles sont remplacées par la Corporation paysanne, devenue l’unique représentant du monde agricole635 et repose sur trois principes : unité, autorité et obligation. Les associations spécialisées, comme l’Association Générale des Producteurs de Blé (AGPB), sont transformées en groupes spécialisés de la Corporation paysanne. Le rôle joué par la présence des dirigeants des associations spécialisées est primordial. Certains historiens décrivent leur collaboration de la manière suivante : « le corporatisme, c’est entre autres la tentative des gros producteurs pour assurer la main mise sur les mécanismes de réglementation du marché »636.

Le pouvoir des associations spécialisées – transformées en groupes spécialisés le temps de la guerre – est décisif pour les semences. C’est surtout l’AGPB qui souhaite l’organisation de la filière semence et pousse l’adoption du premier décret « registre » de 1923637 et celui relatif au commerce des semences de blé de 1925638. L’AGPB est aussi encadrée par les gros agriculteurs du Nord du Bassin Parisien, eux aussi organisés depuis les années vingt en fédération régionale639. Les gros agriculteurs sont surtout convaincus de la nécessité de moderniser l’agriculture pour répondre aux besoins du circuit long, et plus particulièrement l’industrie agro-alimentaire naissante, et convaincus aussi que cette modernisation passe par l’organisation des filières. Celle des semences repose sur deux instances-clés.

633En ce sens, par exemple, D. PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, op. cit., 2000, p. 84. 634Par exemple, les dirigeants professionnels de l’AGPB ne se méfient plus de l’ONB, devenu l’ONIC, mais y voit un outil de politique utile. P. EVENO, AGPB : 75 ans d’histoire du blé, Albin Michel, 1999, p. 47.

635Loi du 2 décembre relative à l’organisation corporative de l’agriculture, JORF du 7 décembre 1940,p. 6005. 636Souligné par nous. G. DUBY et A. WALLON, Histoire de la France rurale, op. cit., 1976, p. 554.

637 Décret du 5 décembre 1922 créant un Registre des plantes sélectionnées, JORF du 8 décembre 1922, p. 11667.

638Décret du 26 mars 1925 relative au commerce de semences de blé, JORF 29 mars 1925, p. 3190 - 3191. 639L’AGPB se trouve rue des Pyramides alors que la FRNBP se trouve rue du Louvre ; tous deux à deux pas de la Bourse aux céréales et à deux pas du futur siège de l’interprofession des semences, qui se trouve encore aujourd’hui rue du Louvre à Paris.

L’AGPB et la FRNBP furent deux des plus puissantes et des plus riches associations de France et ont largement influencé les politiques agricoles du 20e siècle. En ce sens, G. LUNEAU, La forteresse agricole, Fayard, 2005.

2°) Le corporatisme d’Etat de la filière semence

337. L’impulsion donnée par le régime de Vichy a été sans conteste essentielle dans

l’organisation du circuit long professionnel. Elle a permis d’imposer une organisation qui n’aurait peut-être pas pu être obtenue de manière spontanée pour plusieurs raisons. D’une part, la grande masse des producteurs agricoles rend presque impossible une action concertée et spontanée entre eux640. D’autre part, les différents acteurs du circuit long professionnel ont des intérêts très divergents. D’un côté, les producteurs de semences se méfient des sélectionneurs qui cherchent à mettre en place un mécanisme d’exclusivité de la production de leurs créations variétales. De l’autre, les sélectionneurs se méfient des producteurs qui, selon eux, pillent leurs créations variétales sans rétribution ni reconnaissance. Ni les uns, ni les autres n’ont intérêt à se soumettre à une organisation commune, d’où la recherche d’une intervention de l’Etat pour la rendre obligatoire.

Puisque la mise en œuvre d’une politique de corporatisme imposée implique une politique dirigiste de l’Etat qui repose sur les professionnels, le gouvernement de Vichy crée de toutes pièces une « interprofession » pour mettre en œuvre sa politique (a), tout en saisissant l’opportunité de pérenniser et de renforcer une institution-clé pour l’élaboration des règles nécessaires à l’organisation de la filière semence (b).

a) Un corporatisme d’Etat reposant sur une organisation interprofessionnelle

338. Une organisation interprofessionnelle ou « interprofession » est une entité qui

regroupe différentes professions d’un secteur économique. Selon les uns, l’interprofession est avant tout le moyen d’organiser au mieux une filière par des professionnels qui seraient les mieux placés pour déterminer les besoins641. Pour d’autres, l’interprofession unique et obligatoire est un moyen pour les professionnels de satisfaire leurs intérêts en empruntant l’autorité de l’Etat pour y parvenir642.

640En ce sens, M. D. MOLEROVITCH, L’économie dirigée, Paris, Librairie Bourdon, 1933, p. 45.

641UNSA, Vers la corporation agricole : cinquantenaire du syndicalisme, 884/1934, 1934, p. 124-47, cité par D. PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, op. cit., L’Harmattan, 2000, p. 101.

642« Les entreprises utilisent parfois le système dirigiste pour réaliser, en empruntant l’autorité de l’Etat, leurs propres fins économiques », B. CHENOT, Organisation économique de l’Etat, Paris, Dalloz, 1965, p. 19.

339. Aujourd’hui, les interprofessions sont créées de manière spontanée par les

professionnels d’un secteur et peuvent être reconnues par l’autorité administrative643, mais il existe encore des interprofessions qui ont été créées et imposées par l’Etat. C’est le cas du Groupement National Interprofessionnel des Semences, Graines et Plants (GNIS) créé en 1941 par la loi du 11 octobre 1941 sur l’organisation du marché des semences, graines et plants644. Il regroupe « les créateurs, sélectionneurs-multiplicateurs, cultivateurs- multiplicateurs, négociants transformateurs et coopératives dont l’activité porte sur le commerce des semences, graines et plants, et les cultivateurs » (article 1er alinéa 1). Ses missions s’inscrivaient dans la logique de l’état de guerre de l’époque, mais aussi dans une logique à long terme d’organisation de la filière645. Il y a derrière cette interprofession unique, l’objectif d’organiser et de structurer la filière646. Quelles que soient ses missions, l’interprofession constitue « un cadre permettant à des intérêts privés de transformer du droit privé en droit public, sous l’œil vigilant mais bienveillant de l’Etat »647.

340. Du fait de sa conception, ses rôles et sa place dans la filière, le GNIS est un

acteur très atypique648. Nous admettons qu’on ne peut reprocher à une organisation ses origines ou les circonstances dans lesquelles elle a été créée. Mais il est indéniable que bien que l’organisation de cette interprofession ait été modifiée sous la Ve République, elle est restée ancrée dans un modèle de corporatisme d’Etat qui porte toujours l’empreinte de la logique dirigiste peu démocratique de Vichy649. C’est en partie parce le GNIS n’est pas dissout à la Libération, alors que la plupart des organisations le seront, dont la Corporation paysanne.

643En ce sens, art. L. 632-1 et suivants du Code rural.

644 Art. 1er, alinéa 1er, Loi n°4194 du 11 octobre 1941 sur l’organisation du marché des semences, graines et plants, JORF du 12 octobre 1941, p. 4406, modifiée par la loi du 2 août 1943, p. 2047.

645L’art. 2 de la loi de 1941 charge le GNIS d’établir, pour chaque type de semence, le recensement des besoins et des moyens de production, de proposer au ministère de l’Agriculture les contingents à ouvrir à l’import- export. Il doit aussi proposer les prix des produits appliqués à la production et aux différents stades de la distribution.

646En ce sens, l’art. 2 de la loi confère aussi au GNIS le rôle d’élaborer un statut des diverses professions et des contrats-types, ainsi que de contrôler et de faire exécuter les règlements adoptés. Pour garantir l’organisation effective de la filière, l’art. 3 alinéa 5 de la loi du 11 octobre 1941 rend les propositions du GNIS « obligatoires pour tous les membres des professions intéressées dès qu’elles ont reçu, selon le cas, l’acquiescement du ministre secrétaire d’Etat à l’agriculture ou du commissaire du gouvernement ».

647D. PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, op. cit., p. 104.

648Cette création, comme nous l’avons déjà évoqué, répond au souhait des associations spécialisées, notamment l’AGPB. Le siège du GNIS est installé tout près de l’AGPB – devenue une branche spécialisée de la Corporation paysanne le temps de la guerre - et de la fédération régionale du Nord Bassin Parisien, rue du Louvre, ce qui marque l’influence des céréaliers dans la création et la gestion de cet organisme.

649En ce sens, l’art. 2 de la loi confère aussi au GNIS le rôle d’élaborer un statut des diverses professions et des contrats-types, ainsi que de contrôler et de faire exécuter les règlements adoptés. Pour garantir l’organisation effective de la filière, l’art. 3 alinéa 5 de la loi du 11 octobre 1941 rend les propositions du GNIS « obligatoires pour tous les membres des professions intéressées dès qu’elles ont reçu, selon le cas, l’acquiescement du ministre secrétaire d’Etat à l’agriculture ou du commissaire du gouvernement ».

Comme l’Office National Interprofessionnel des Céréales (ONIC), le GNIS est perçu comme un organisme public technique de l’Etat et non comme un syndicat ou une organisation professionnelle. Son utilité demeure.

b) Un contrôle technique du marché des semences réalisé sous Vichy

341. L’époque de Vichy permet d’ancrer et de pérenniser le bras technique de l’Etat

en matière de semences. Le Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées (CTPS) est un organe consultatif du ministère chargé de l’Agriculture composé en partie de professionnels. Créé par un décret de 1942650, le CTPS est l’héritier du comité de contrôle des semences et des plants cultivés créé en 1922651, qui a subi une modification lors de l’adoption des règles régissant le nouveau Catalogue en 1932652. Il est l’acteur central de l’élaboration et de la mise en œuvre de la réglementation, surtout en ce qui concerne les règles relatives à l’inscription de variétés au Catalogue officiel. Mais, curieusement, le décret de 1942 ne lui confère pas ce rôle. Il indique seulement la création du CTPS et que ses membres seront désignés par arrêté ministériel (article 1er) et que le comité créé en 1932 est dissout (article 2). Aucune mission ne lui est officiellement conférée et de même aucune limite. Sans cadre précis, l’institution peut alors satisfaire toutes ses envies dirigistes653.

342. Le pouvoir réglementaire apporte certaines précisions dans l’arrêté du 10 mars

1942654. Il donne une majorité significative aux sélectionneurs parmi le groupe de représentants professionnels. L’article 1er indique en effet que le CTPS est composé de vingt- six membres, dont douze émanant d’instances officielles, douze représentants des sélectionneurs et deux représentants des agriculteurs ou horticulteurs, utilisateurs des produits concernés. Aucun producteur ou distributeur n’est présent dans la composition du CTPS à

650 Décret n°594 du 24 février 1942 instituant le comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées, JORF du 12 mars 1942, p. 999.

651Art. 9 et 10, Décret du 5 décembre 1922 créant un Registre des plantes sélectionnées, JORF du 8 décembre 1922, p. 11667.

652Décret du 16 novembre 1932 instituant un catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées et un registre des plantes sélectionnées de grande culture, JORF du 19 novembre 1932, p. 12066.

653 Comme le notent C. BONNEUIL et F. THOMAS, alors que « le décret de 1942 constituant le CTPS ne mentionnait encore aucun critère de valeur agronomique, le rêve de nettoyer la France d’une foule de variétés jugées inintéressantes prend peu à peu corp : « Une remise en ordre s’imposait » se souvient Jean BUSTARRET (Bustarret, 1961, 204) ». Débute alors ce que ces auteurs appellent un « pilotage étatico-corporatiste du flux variétal privilégiant les meilleures « lignées pures » : un nouvel ordre à la fois scientifique, juridique, économique et professionnel s’ébauche à la faveur du contexte dirigiste, mais aussi nataliste, sanitaire, eugéniste et raciste de Vichy ». C. BONNEUIL et F. THOMAS, Du maïs hybride aux OGM : une histoire de la génétique

végétale à l’INRA, INRA, à paraître.

654Arrêté du 10 mars 1942 portant création du Comité technique permanent de sélection 1942, JORF du 12 mars 1942.

cette époque. La surreprésentation des sélectionneurs qui est accentuée par les représentants institutionnels de l’INRA (sélectionneur public) et l’absence de représentation des producteurs de semences et distributeurs de semences, témoignent de la méfiance des sélectionneurs à l’égard des autres professions de la filière qui reproduisent leurs innovations655. Ils cherchent avant tout à protéger leurs créations, et à éviter que les producteurs ne se les approprient pour pouvoir les multiplier librement.

La présence des sélectionneurs au sein du CTPS aura surtout un impact sur le choix de direction de la politique adoptée : l’instrumentalisation de la réglementation pour favoriser l’emploi de nouvelles variétés. L’article 3 de l’arrêté du 3 mars 1942 le leur permet puisqu’il charge le CTPS, entre autres, de proposer au Ministre de l’Agriculture l’homologation de variétés nouvelles, de proposer des mesures destinées à l’amélioration de la pureté variétale des semences, ainsi que les mesures nécessaires pour encourager la création de nouvelles variétés. Cette institutionnalisation imposée sous Vichy dans des conditions floues se maintiendra après la guerre et permettra de satisfaire les politiques dirigistes.

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