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1 re Partie : La pluralité des modèles économiques occultée par la réglementation

Section 2. Une spécialisation du droit

C. Le domaine public des variétés végétales

183. Depuis plusieurs années déjà, se pose la question de l’efficacité du droit de

propriété intellectuelle comme outil de promotion de l’innovation331. Stimule-t-il toujours autant la création ou contribue-t-il à créer des situations de rentes et de blocages ? Pour atténuer les blocages et stimuler l’innovation, la nécessité de conserver un domaine public libre de tout monopole a été mise en avant332. Un certain nombre d’études ont démontré que les brevets peuvent bloquer ou ralentir la recherche, puisque pour pouvoir effectuer une recherche utilisant des éléments brevetés, il est nécessaire d’obtenir au préalable des licences333, qui, dans la sphère des éléments et produits issus du vivant, deviennent de véritables « péages »334. Grâce aux exceptions spécifiques à la recherche prévues par le DOV et le droit des brevets, la question ne se pose pas avec autant d’acuité que dans d’autres pays comme les Etats-Unis. Elle n’en constitue pas moins une des réflexions désormais centrales en matière de propriété intellectuelle.

184. La question de l’exploitation commerciale du domaine public des variétés

végétales est bien plus problématique que celle des blocages en matière de sélection végétale : 331Ainsi, selon l’hebdomadaire conservateur anglais « The Economist », il y a aujourd’hui « un risque croissant [qu’il] soit aujourd’hui si contraignant qu’il inhibe l’innovation, plutôt qu’il ne la protège». "Free ideas : An initiative to reverse the proliferation of patents and copyrights", The Economist, http://www.economist.com/business/displayStory.cfm?story_id=5032375, 13 octobre 2005.

M. VIVANT rappelle que « la vérité oblige à dire, cependant,qu’aucune étude macroéconomique n’a vraiment démontré l’efficacité du brevet ». M. VIVANT, Le droit des brevets, Dalloz, 2005, p. 2.

332Voir en ce sens, D. LANGE, "Recognizing the public domain", Law and Contemporary problems, automn 1981, n° 147, www.law.duke.edu/pd/papers/Lange_background.pdf.

333Voir en ce sens, M.-A. HERMITTE, "La protection de l’innovation en matière de biotechnologies appliquées à l’agriculture", in rapport précité, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, A.N. n°1827, Sénat n°148, 1990-1991. Cet argument a ensuite été développé notamment in : M. A. HELLER et R. S. EISENBERG, "Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research", Science, 1 mai 1998, n° 280.

334F. BELLIVIER et C. NOIVILLE, Contrats et vivant, LGDJ, 2006, p. 67 et s. Les deux auteurs expliquent clairement le problème posé : « la recherche en biotechnologie exigeant généralement l’accès à de nombreux « outils de recherche » - gènes, sondes, vecteurs, etc. -, ce sont autant de contrats de licence qui devront être conclus par ceux qui veulent travailler sur ces outils protégés. Les brevets jouent alors comme de véritables « péages » compliquant les activités de recherche, les bloquant parfois, poussant certains à préconiser de revenir purement et simplement sur le principe de brevetabilité des gènes. Aussi bien l’octroi de monopoles, loin de stimuler la recherche, aboutirait à la décourager et, du même coup, à affaiblir la compétitivité dans ce domaine stratégique des biotechnologies ».

l’effet cumulé des restrictions imposées par le droit de propriété intellectuelle et la réglementation des semences (AMM, règles de production et de commercialisation) a des conséquences importantes sur la libre exploitation du domaine public des variétés végétales.

185. En général, le domaine public est mal perçu. R.A. BARON, spécialiste

américain du domaine public en droit d’auteur, commente la terminologie employée estimant qu’elle contribue à la dévalorisation du domaine public335. Il revient notamment sur le terme « tomber dans le domaine public » qui, selon lui, insinue un état de destitution, comme tomber en disgrâce, comme si l’œuvre ou l’invention était déchue de sa valeur. Tandis qu’« être sous copyright » insinuerait une protection bénéfique. La fin de cette protection serait une perte, un abandon336. Le même constat peut être fait pour le domaine public des variétés végétales, comme l’illustrent les rapports parlementaires337 à propos de l’adoption de deux lois sur les obtentions végétales en 2006338 qui s’inquiètent de la perte de revenus des obtenteurs lorsque l’une de ces variétés rejoint le domaine public339. Or, l’expiration d’un COV ne signifie pas la sortie du marché d’une variété végétale ni la perte de toute sa valeur commerciale. Elle signifie au contraire que plusieurs personnes peuvent mettre la variété sur le marché et que les agriculteurs peuvent librement réutiliser la variété. C’est en soi un intérêt économique non négligeable, vues les charges financières qui pèsent sur eux actuellement. D’où la nécessité de définir le domaine public (1°) et de souligner le rôle essentiel qu’il joue du point de vue du maintien de modèles économiques parallèles (2°).

1°) La définition du domaine public des variétés végétales

335R. A. BARON, "Reconstructing the Public Domain", The Changing Research and Collections Environment :

The information Commons today, 23 mars 2002, St Louis, p. 4.

336Ibid p. 5. Cette impression de perte se retrouve aussi dans la doctrine française. Pour ne citer qu’un exemple, prenons la thèse de Marie-Alice CHARDEAUX qui tend à défendre les choses communes mais qui décrit la « chute » des œuvres dans le domaine public comme « rejetées dans les entrailles de la communauté ». M.-A. CHARDEAUX, Les choses communes, Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), Paris, 6 septembre 2004, p. 265.

337Pour le Sénat : J. PUECH, Rapport supplémentaire fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat sur le projet de loi autorisant la ratification de la révision de la convention internationale pour la protection des obtentions végétales, www.senat.fr, 7 décembre 2005.

Pour l’Assemblée Nationale : J. GLAVANY, Rapport fait au nom de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée nationale sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la révision de la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales (n° 2803), n°2849, 13 février 2006, 8 p. 338Loi n° 2006-236 du 1er mars 2006 relative aux obtentions végétales, JORF n° 52 du 2 mars 2006, Loi n° 2006-245 du 2 mars 2006 autorisant la ratification de la révision de la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales, JORF n° 53 du 3 mars 2006.

339En ce sens, par exemple, l’intervention du rapporteur Jean BIZET devant le Sénat lors des débats du 2 février 2006 : « [...] la non-prolongation des durées de validité des certificats d’obtention végétale coûterait plus de 1 million d’euros à l’entreprise familiale qui a obtenu cette variété après, soulignons-le, plus de dix ans de recherches et au prix de plusieurs dizaines de millions d’euros d’investissements ». Soulignons, qu’en l’espèce, la petite entreprise familiale à laquelle il se réfère n’est pas une entreprise française. Les parlementaires ne devraient-ils pas songer à protéger avant tout l’intérêt des agriculteurs français ?

186. En France, lorsque la loi de 1970 sur les obtentions végétales340 a introduit un droit exclusif et temporaire sur une variété végétale341, elle a créé le COV. C’est depuis cette date qu’indirectement le domaine public des variétés végétales se définit a contrario par rapport à lui. Le domaine public est composé de toutes les variétés qui ne peuvent pas, ou ne peuvent plus, faire l’objet d’un COV. Il englobe, d’une part, toutes les variétés végétales qui ne sont pas réputées nouvelles au sens de l’article L. 625-5 du CPI 342 ; ensuite, toutes celles qui sont « tombées » dans le domaine public au terme du COV ; et enfin, toutes les variétés des obtenteurs qui ont été déchus de leur COV343.

187. Selon une partie de la doctrine, le déséquilibre entre le domaine public et les

droits de propriété intellectuelle (DPI) résulterait partiellement de la notion même de domaine public des variétés végétales. Cette notion est difficilement saisissable car elle est floue et très mal définie344. Qu’il s’agisse du droit international, du droit communautaire, du droit français, le concept ne reçoit aucune définition légale explicite345, alors que le droit des obtentions végétales est, lui, bien défini et valorisé.

340Loi du 11 juin 1970 relative à la protection des obtentions végétales, JORF 12 juin 1970, p. 5435.

341 Les premières demandes de certificats d’obtention végétale français sont présentées dès 1971, mais les premiers certificats ne sont accordés qu’en 1973. Voir les statistiques compilées par l’OMPI, WIPO, Plant

variety statistics 1942-1982 et Plant variety statistics 1975-2002

http://www.wipo.int/ipstats/en/statistics/plants/index.html.

342Le projet de loi adopté par le Sénat et déposé devant l’Assemblée nationale modifie cet article, et de ce fait, le champ du domaine public des variétés végétales. En l’état de sa rédaction actuelle, il réduit le champ du domaine public. Assemblée nationale, Projet de loi adopté par le Sénat, 2 février 2006, projet précité.

343Ce sont les COV qui ne sont pas maintenus par les obtenteurs et qui, de ce fait, perdent la protection conférée et « tombent » ainsi dans le domaine public. Dans ce dernier cas, certains obtenteurs décident de ne plus payer la redevance annuelle obligatoire imposée par l’art. L. 623-16 du CPI, car la variété n’a pas le succès commercial escompté et le coût de maintien devient superflu. Ils décident alors d’être déchus de leurs droits.

L’art. L. 623-23 du CPI prévoit 3 cas de déchéance :

« Est déchu de son droit tout titulaire d’un certificat d’obtention végétale :

1º Qui n’est pas en mesure de présenter à tout moment à l’administration les éléments de reproduction ou de multiplication végétative, tels que graines, boutures, greffons, rhizomes, tubercules, permettant de reproduire la variété protégée avec les caractères morphologiques et physiologiques tels qu’ils ont été définis dans le certificat d’obtention ;

2º Qui refuse de se soumettre aux inspections faites en vue de vérifier les mesures qu’il a prises pour la conservation de la variété ;

3º Qui n’a pas acquitté dans le délai prescrit la redevance annuelle visée au deuxième alinéa de l’art. L. 623-16. » 344A propos de la difficulté de cerner cette notion dans d’autres domaines du droit de propriété intellectuelle, voir par exemple, D. LANGE, "Recognizing the public domain", Law and Contemporary problems, automn 1981, n° 147, www.law.duke.edu/pd/papers/Lange_background.pdf, p. 48.: « The public domain tends to appear amorphous and vague » ; voir aussi, P. SAMUELSON, "Mapping the Digital Public Domai : Threats and Opportunities", Law and Contemporary Problems, Winter/Spring 2003, 66, p. 148. « The public domain has been, for the most part, an uncharted terrain. Sometimes it seems an undifferentiated blob of unnamed size and dimensions ».

345S. ANVAR, "Pourquoi a-t-on peur du domaine public des variétés végétales?" Propriété Industrielle, mars 2008.

On voit ainsi que le domaine public se définit par opposition au DOV : c’est une définition a contrario346. Schématiquement, nous pourrions ainsi dire que le domaine public, d’essence pourtant en quelque sorte naturelle, ne se définit que comme bornage par rapport aux monopoles et exclusivités définis par la loi.

Qu’ainsi le domaine public ne puisse être défini que négativement, comme le contraire ou la limite des DPI, est de nature à induire en erreur. Cette définition a contrario amène à une conception négative du domaine public et laisse penser que le domaine public n’a pas de rôle utile à jouer ; qu’il ne serait qu’une « poubelle »347 destinée à servir de réceptacle aux choses oubliées. On aurait en effet tôt fait de penser que les DPI sont « la mère du domaine public ». C’est pourtant l’inverse qui est vrai : ce sont les DPI qui sont « l’exception au domaine public »348.

188. Cette vérité, qui peut sembler évidente, et a été réaffirmée par la doctrine349, devrait surtout être intégrée dans le Code de propriété intellectuelle afin de ne pas perdre de vue l’équilibre originel du contrat social qui lie la Société à ses inventeurs. Le domaine public a un rôle économique important à jouer pour des acteurs tels que les agriculteurs en autoproduction.

2°) Un rôle de vivier de variétés commercialisables occulté

189. Une variété végétale « tombée » dans le domaine public crée, certes, un manque

à gagner pour son obtenteur, mais en même temps cette variété végétale rejoint le vivier de variétés commercialisables et librement utilisables par un agriculteur. Il n’y a plus de monopole sur la production et la commercialisation du bien. C’est le monopole qui « tombe ». 346Il en est de même pour les droits d’auteur, par exemple. En ce sens, S. CHOISY, Le domaine public en droit

d’auteur, Litec, 2002, p. 39.

347 P. SAMUELSON, "Mapping the Digital Public Domain : Threats and Opportunities", Law and

Contemporary Problems, Winter/Spring 2003, 66, p. 147. « Whether the public domain is a virtual wasteland of

undeserving detritus or the font of all new creation is the subject of some debate ».

348 J. BOYLE, "The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain", février 2002, http://www.law.duke.edu/journals/66LCPBoyle, p. 34. : « We are led to believe, wrongly, that copyright is the mother of the public domain, when in fact, in the long run, it is the promise of the public domain that makes the institution of copyright a worthwhile endeavour » ; en ce sens aussi, Ibid p. 38. « That baseline —intellectual property rights are the exception rather than the norm ; ideas and facts must always remain in the public domain—is still supposed to be our starting point ».

349M.-A. HERMITTE rappelle que « les propriétés intellectuelles qui étaient au 19esiècle un régime exorbitant du droit commun, sont perçues aujourd’hui comme le régime général, les exclusions devenant des exceptions qu’il faut donc interpréter de manière restrictive et réduire au minimum ». M.-A. HERMITTE, "La protection de l’innovation en matière de biotechnologies appliquées à l’agriculture", rapport précité, A.N. n°1827, Sénat n°148, 1990-1991, p. 135. En ce sens aussi, C. GEIGER qui dit : « Il ne faut pas oublier que les droits de propriété intellectuelle constituent des exceptions à un grand principe de liberté ». C. GEIGER, "L’avenir des exceptions au droit d’auteur : observations en vue d’une nécessaire adaptation et harmonisation du système", La

Par exemple, la variété de blé tendre Courtot est dans le domaine public et est librement utilisée par les agriculteurs qui la reproduisent tous les ans. Toutefois, les semences de variétés du domaine public ne peuvent être échangées que si les variétés sont inscrites au Catalogue comme c’est le cas du Courtot350. Le blocage principal se situe au niveau des AMM.

190. En effet, en l’état actuel du droit, ce vivier est délaissé car les variétés ne sont

exploitables qu’à la condition d’avoir été inscrites au Catalogue. Cette inscription onéreuse et exigeante351 incite peu d’acteurs économiques à inscrire des variétés du domaine public, d’autant que l’obtention de l’AMM ne leur confère aucune exclusivité sur la commercialisation de la variété. De plus, ces variétés libres de droits font concurrence aux variétés nouvelles qui sont protégées par un DOV. Les acteurs du circuit long professionnel ont donc tout intérêt à ne pas se préoccuper des variétés du domaine public, et à se concentrer sur les variétés qui leur offrent une exclusivité352.

191. Pourtant, les droits de propriété intellectuelle et le domaine public sont deux

composants d’un même système. Chaque composant joue un rôle économique et social d’importance et le système actuel n’est cohérent que si les deux composants sont valorisés. L’absence de droits de propriété intellectuelle nuit, tout comme l’absence d’un domaine public nuit. En effet, quand seule la logique des droits de propriété intellectuelle prime, des situations de rente s’instaurent et nuisent à l’objectif initial : celui d’encourager l’innovation et de permettre une meilleure divulgation des avancées technologiques et scientifiques, notamment auprès des utilisateurs. La place du domaine public des variétés végétales doit être reconsidérée, mise en valeur et mieux exploitée. De nos jours, les acteurs du circuit long professionnel ne voient pas d’un bon œil l’exploitation du domaine public qui permet aux agriculteurs de librement reproduire des semences

192. Si l’exploitation du domaine public n’intéresse pas les acteurs du circuit long

professionnel, elle intéresse ceux des modèles économiques parallèles. Pourtant l’existence même de ces modèles économiques qui visent à satisfaire des besoins différents, ou de manière différente, est remise en cause par la réglementation de la filière semence conçue pour le seul circuit long professionnel. On ne peut comprendre cette réalité qu’en analysant 350Dernière vérification de cette inscription effectuée le 3 mai 2008.

351Cf. infra n°497.

352Il faut souligner que certains groupements décident de poursuivre cette inscription des variétés du domaine public qui sont commercialement rentables.

les modèles économiques parallèles. Marqués par leur hétérogénéité, que ce soit en termes de producteurs, d’utilisateurs, de besoins, de marchés, de niches, ou encore de concepts de la variété ou de la semence, ces modèles économiques sont fondamentaux. Leur pluralité offre une diversité qui tranche avec le concept dominant du circuit long professionnel et à re-situer le contexte de la filière semence. Cette hétérogénéité et pluralité incitent à la réflexion de la mise en place de modèles juridiques alternatifs pour répondre à des besoins auxquels le circuit long professionnel ne répond pas : il peut s’agir aussi bien d’exploiter le domaine public, de faire vivre des variétés locales, d’offrir un choix de variétés libres de droits aux agriculteurs, de proposer des variétés sélectionnées selon des critères différents de ceux utilisés par l’agriculture productiviste et nécessaires pour les productions destinées à l’industrie agro- alimentaire. Cette hétérogénéité est à la fois une richesse, et une très grande faiblesse.

Chapitre 2. L’hétérogénéité des modèles économiques parallèles

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